Les nouvelles heures marseillaises : épisode 23

Chronique
le 9 Jan 2021
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En 1876, le journaliste Horace Bertin publiait un délicieux ouvrage intitulé Les Heures marseillaises. Il offrait aux lecteurs, heure après heure, vingt-quatre croquis de sa ville, du Nord au Sud. Cent quarante-deux ans plus tard, Michéa Jacobi reprend le principe et en fait un véritable feuilleton.

Les nouvelles heures marseillaises : épisode 23
Les nouvelles heures marseillaises : épisode 23

Les nouvelles heures marseillaises : épisode 23

Trois heures

Les deux supporters de Toul dérivaient dans la ville après avoir assisté au match, Arnold le clochard dormait sous un wagon, Angélina Mejdoub et son mari dansaient au Vamping. Jacques Santiago, le petit qu’ils avaient recueilli, était resté chez eux.

Le jour est prêt à se lever, tout le monde va se retrouver.

Y a-t-il une heure où les rues ne donnent aucun spectacle ? Une heure où la ville fait enfin relâche ?

On craignait l’anéantissement et voici que se multiplient les signes de réveil.

Les box du Marché des Arnavaux se sont tous allumés. Les poids lourds arrivent, les cageots passent de palettes en entrepôt. Vingt sanguines, cent muscats, cent aubergines.
Les dépôts de la régie et ceux des services de nettoiement reprennent vie. On prépare les bus et les balayeuses à brosses rotatives qui tout à l’heure courront au bord des trottoirs, comme de gros rasoirs électriques.

Autour de l’Amadolu, en partance pour Trieste, les dockers s’affairent. Deux goélands se sont invités à l’appareillage. On ne sait jamais ce qu’il peut tomber des sandwiches des marins.

Les fenêtres de ceux qui se lèvent tôt s’allument, s’ajoutant une à une à celle des insomniaques. C’est un peu moins de détresse, pour ceux qui n’ont pas dormi, d’entendre partir leur voisin.

Celui-ci s’en va rejoindre un chantier d’autoroute ou de tunnel ; une lointaine université attend l’arrivée de celui-là. Et, elle, l’affable demoiselle qui descend l’escalier le visage et le chignon défaits, elle a tout simplement écopé d’un mauvais horaire, cette semaine, à l’hôpital.

Une chauve-souris finit sa nuit entre deux éclairages. La fille s’en va vers son auto. Un homme aux cheveux blancs marche devant elle, en faisant tinter au bout de ses doigts les clés de la sienne. Une quinte le prend, il tousse longuement, puis enchaîne à voix haute : Mon vier ! Alors, soudain conscient de ne pas être seul, il jette un regard confus derrière lui, et monte en maugréant dans une fourgonnette.

L’exclamation a suffi à réveiller le petit Jacques qui s’était endormi à la fenêtre, la joue posée sur ses bras repliés. Il se retourne, il va stopper la tempête de neige sur l’écran du téléviseur, rejoint le canapé et se rendort.

Au même moment, les bonnes gens qui l’avaient accueilli sortent du Vamping en se donnant des baisers, en se touchant, en mobilisant toutes les fonctions qui préparent à l’amour. Ils se retrouvent nez à nez avec deux hurluberlus, tout froissés et tout décoiffés qui leur demandent d’une voix lamentable :

— Pardon, m’sieur dame, c’est par où la gare ?

Ils éclatent de rire et ils les prennent par la main. Ils vont les accompagner.

Mejdoub les félicite pour leurs écharpes et la longueur de leur voyage. Il leur demande le score du match d’hier soir. Comment était l’ambiance ? Qui a bien joué ? Angelina les regarde d’un air attendri. Elle les plaint, les pauvres choux, d’avoir passé une nuit si mauvaise et d’être si loin de leur maison. À un moment elle les regarde même avec un peu d’envie, mais non, se dit-elle, il faut que je me calme, et elle embrasse son Iliès à pleine bouche.

L’escalier Saint-Charles ne semble plus conduire à la gare, mais au ciel qui s’éclaire de trois nuages.

Les supporters boivent du café et mangent des mauvais croissants. Un clochard arrive du fin fond des voies. Ils l’accueillent comme un prince.

L’aube se pointe, mais la nuit réclame sa part. L’humanité recommence. Si elle veut que le jour arrive, elle a intérêt à se serrer les coudes.


Les épisodes précédents

Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

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  1. barbapapa barbapapa

    Sur la page d’accueil, la chronique de Michéa Jacobi est annoncée signée de Benoit Gilles ! (mon vier, èh)

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    • Benoît Gilles Benoît Gilles

      Merci de votre signalement, l’éditeur de la chronique s’est pris pour son auteur le temps d’une méprise informatique. C’est réparé…

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