Les nouvelles heures marseillaises : épisode 17

Chronique
le 13 Juin 2020
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En 1876, le journaliste Horace Bertin publiait un délicieux ouvrage intitulé Les Heures marseillaises. Il offrait aux lecteurs, heure après heure, vingt-quatre croquis de sa ville, du Nord au Sud. Cent quarante-deux ans plus tard, Michéa Jacobi reprend le principe et en fait un véritable feuilleton : Les nouvelles Heures marseillaises.

Illustration : Michéa Jacobi
Illustration : Michéa Jacobi

Illustration : Michéa Jacobi

Résumé des épisodes précédents : La nuit continue de tomber sur Marseille. Une Marseille d’autrefois, quand il y avait des cabines téléphoniques et que le boulevard Longchamp était éclairé a giorno. La rue appartient déjà aux clochards, aux travestis et aux âmes errantes.

Vingt et une heures

Une sorte de brume s’est alliée au soir pour faire une lumière orange.

Les trottoirs sont vides.

Marseille appartient au vrombissement des scooters qui livrent leurs pizzas.

Comme le match n’est pas bon, le stade semble accentuer encore l’impression de désert et d’ennui. C’est comme si cette immense cuvette absorbait le silence de toute la cité, le rendait plus intense encore et le renvoyait vers chaque rue, vers chaque place.

Les cafés, qui, pour la plupart, ont cédé à la passion du football, sont anormalement calmes. Aucune exclamation, aucun bon mot, aucun râle de désespérance. Les olympiens n’ont même pas d’occasion de marquer.

Chez Norberto, la fête est finie et Kliffa, ayant claqué toute son oseille, a été, selon l’usage, expulsé sur le trottoir.

Il a tangué un moment devant les raisins et les poires. Puis il s’est assis et il a regardé les enfants de l’épicier replier l’étalage. À la lumière de leur boutique, ils empilaient les cageots, les couvraient d’une bâche et faisaient rouler les présentoirs à l’intérieur. Lui, il essayait de leur parler mélangeant dans une langue plus que pâteuse les t’y as pas un soleil ? et les tu veux un coup de main, fils ? C’était pour la forme : il était saoul, il s’en foutait. Rhéda est venu vérifier l’achèvement des opérations de rangement et il a tiré lui-même le rideau de fer. Le fracas de la tôle a fait sursauter Arnold. Alors il est parti, vaille que vaille, vers le plus proche de ses domiciles infixes.

Illustration : Michéa Jacobi

Maintenant il zigzague sur le pavé inégal et largement rapetassé du boulevard Longchamp. La progression est difficile, mais Dieu que l’éclairage est puissant. Deux longues lignes de néons courent en effet au-dessus de sa tête, qui transforment la promenade en une sorte de couloir d’hôpital en plein air et semblent imposer au clochard de marcher droit. Peine perdue. Les pastis ont totalement endommagé ses fonctions d’équilibre et de rectitude. Au moins l’éclairage lui permet-il d’identifier les quelques âmes qu’ils rencontrent.

La première est muette et diserte à la fois, immobile et agitée en même temps. Lumineuse dans la lumière, elle se tient toute droite au milieu d’une sorte d’aura hexaédrique, une conque placée entre l’oreille et la bouche. Tantôt elle est véhémente, tantôt elle baisse l’échine, comme assommée, mais jamais elle ne semble sensible à ce qui se passe autour d’elle. Oui, elle paraît comme coupée du reste du monde et c’est pour cela que Kliffa lui tourne autour, inquiet de la voir si abstraite, et faisant des grands gestes et des grimaces pour essayer de la soustraire à cette espèce d’irréalité dans quoi elle semble se complaire. Le manège dure comme ça quelques minutes, mais, à la fin, le type sort en fureur de la cabine téléphonique, et, retrouvant tout à coup une voix humaine, et même grasse, et même grossière, et même imprégnée d’un fort accent de Marseille, il hurle dans les oreilles d’Arnold que ça suffit comme ça et qu’on va pas l’emmerder plus longtemps. Alors le clochard, convaincu d’avoir déréglé quelque chose s’enfuit la queue entre les jambes.

Illustration : Michéa Jacobi

Déjà une autre âme l’attend. C’est un cabot qu’un maître peu scrupuleux a envoyé faire son pipi tout seul. Il profite que Kliffa se déplace avec une extrême lenteur pour engager aussitôt un travail d’inventaire exhaustif des odeurs qu’il exhale. Encoignure de porte, couverture poussiéreuse, laine humide, poil de congénère, macadam de bord de mer, galet parfumé d’écume, sauciflard, picolo, sa truffe n’en finit pas de humer les loques de l’ancien légionnaire, affolée de découvrir un assemblage si complexe, si complet, si bien accordé à la ville où il a été élaboré.

C’est un petit chien qu’Arnold rencontre en second, et nous disions que c’était une âme. Une âme inaccomplie, puisque après l’avoir bien flairé, la bête ne trouve rien de mieux à faire que d’arroser Arnold d’un mince et amical jet d’urine.

La troisième âme est à la fois moins fruste et plus agressive. C’est une haute créature perruquée, en jupe courte et bas ajourée. De longues cuisses, un cou très fort, beaucoup de fond de teint. D’emblée, elle séduit le clochard. Enfin quelqu’un de puissant, quelqu’un d’élevé dans cette nuit foireuse et déliquescente ! Et quel port, quel regard, quelle fixité ! Kliffa s’approche de la statue dans l’intention de chanter ses louanges, mais, comme les mots ne viennent pas, il ose approcher la main. Qu’a-t-il fait le pauvre néophyte ! Un flot d’injure coule à présent de la gueule de l’allégorie, devenue en un éclair une personne ordinaire et mauvaise. Le clochard s’enfuit.

La dernière âme, celle vers laquelle il court à présent, est sans doute celle qui lui est la plus proche, la plus familière. Sa silhouette, là-bas tout au bout de l’avenue, ressemble à certains moments à celle d’une danseuse et à d’autres à celle d’un ours. C’est un type qui fait des pointes pour arriver à extraire quelques précieux chiffons du ventre d’un wagonnet à ordures.

Et là, c’est bien une âme sœur, c’est bien son âme même, que Kliffa reconnaît.


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