Les nouvelles heures marseillaises : épisode 15

Chronique
le 28 Mar 2020
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En 1876, le journaliste Horace Bertin publiait un délicieux ouvrage intitulé Les Heures marseillaises. Il offrait aux lecteurs, heure après heure, vingt-quatre croquis de sa ville, du Nord au Sud. Cent quarante-deux ans plus tard, Michéa Jacobi reprend le principe et en fait un véritable feuilleton : Les nouvelles Heures marseillaises.

Les nouvelles heures marseillaises : épisode 15
Les nouvelles heures marseillaises : épisode 15

Les nouvelles heures marseillaises : épisode 15

Dix-neuf heures

Résumé des épisodes précédents : Les Mejdoub ont recueilli le petit Jacques, les supporters venus de Toul sont au stade, les autres personnages de cette histoire rentrent chez eux. Ou sont déjà rentrés. Le soir enveloppe Marseille dans une sorte de sérénité.

— Il est marrant.

C’est ainsi que Mejdoub vient de répondre à sa femme qui lui demandait comment elle le trouvait, le petit.

On est dans le salon et Jacques est installé comme un fakir sur le canapé. Il raconte en détail sa journée, et ses deux hôtes l’écoutent comme si c’était Tom Sawyer ou Huck Finn qui parlait. Ils n’osent pas se l’avouer, Iliès et Angelina, mais ça les rend tout chose d’avoir un enfant chez eux. Ça les attendrit, ça les rapproche, eux qui, depuis pas mal de temps, se sont perdus de vue.

Alors, pour mieux cacher son émotion, lui, le pêcheur, il dit :

— C’est pas tout ça, mais on a le match.

Elle approuve. Elle dit qu’elle va préparer un plateau au petit. Il dit qu’il va lui mettre une cassette, qu’il va la lui laisser choisir.

Ils font ce qu’ils ont dit. Ils prennent leurs écharpes, ils sortent, mais lorsqu’ils sont sur le trottoir, ils n’ont plus envie d’y aller. Ils disent : on va faire autre chose. Et ils partent main dans la main.

Crépuscule précoce. Les rues sont presque vides. Les tabacs et les bazars tirent à grand bruit leurs rideaux de fer. Un coiffeur montre à sa cliente un nuancier. Il est sorti sur le trottoir pour qu’elle puisse choisir sa teinture à la lumière déclinante.

Ils arrivent sur le quai des Belges

Le soir a transformé en silhouettes les admirateurs des eaux plates du port. Les derniers éclats du jour font un point brûlant au-dessus du Pharo puis s’étendent comme un hématome au long de l’horizon.

Le bleu du ciel tourne au bleu de la nuit. Les feux rouges semblent se mettre à battre, tandis que s’allument les lampadaires des pontons et les projecteurs au pied des forts.

Ils regardent la rade.

Leurs mains se serrent, leurs doigts se croisent pour former un lien plus solide.

Au stade, c’est plutôt par les épaules que l’on s’accroche les uns aux autres.
Et l’on saute sur place, on vocifère, on fait tourner comme des moulinets les cache-nez blancs et bleus.

On s’épuise assez vite. On se calme, on se rassoit.

Entre deux envolées, entre deux appels à honnir l’adversaire, à l’écraser, à le sodomiser, vient s’insérer un moment de sérénité. On a l’impression que c’est le soir qui a déposé cette pelouse verte, lumineuse et bien peignée en offrande à nos pieds, et que c’est là l’essentiel.

Ah ! Si le match pouvait ne jamais avoir lieu ! Si le gazon pouvait ne recevoir, à la place des coups de crampons, que les songes unanimes de cette foule unie ! Tout irait mieux. Luc et Marc, les deux gars de Toul, ne sentiraient pas ce courant froid circulant sous leur peau brûlée, cette peur panique de perdre et, plus encore, d’être déçus.

Mais il n’y a rien à faire. L’usage du temps est encore plus convenu que son déroulement. Les heures tournent, mais l’ennui vient surtout qu’on leur donne toujours les mêmes choses à compter.

M. Reboul est rentré chez lui. Il a mis la mobylette au garage, il a échangé les caoutchoucs du jardin contre des pantoufles, et les rigoles de son arrosage contre la ruelle qui sépare son lit du mur de la chambre. Il a avalé une soupe et il s’est couché, fourbu. C’était certes une bonne fatigue, une fatigue de laboureur, il n’empêche que c’était tout de même la défaite de son corps, l’abandon de tous ses désirs de faire encore quelque chose de sa journée : pêcher, promener, aller par-ci par-là voir un autre chemin.

Mme Cingratti s’est à nouveau réglée sur son poste de télévision. Potage sur le feu et jeu télévisé sur l’écran, actualités régionales et repas sur un coin de table, Star Academy et fruit frais. Pas de fromage le soir.

Derrière la vitre de son autobus, Bernadette regarde, de chaque côté de l’autoroute la ville mettre ses colliers de réverbères. Entre ces chemins lumineux, il y a encore des lieux de culte qu’elle ne connaît pas : la mission évangélique arménienne, le temple antoiniste, l’église néo apostolique. Elle demande silencieusement à celui en qui elle croit, à celui qui la nourrit, à celui qu’elle cherche avec son balai, sa serpillière et ses lingettes imprégnées de cire, de lui permettre d’accéder un jour à ces degrés inconnus. Et elle rêve d’atteindre ainsi, avec ses mots, avec la forme propre de ses espérances, une hygiène encore plus proche de Dieu.

Qui sait si un jour, elle ne pourra pas lui essuyer le front, ou lui nettoyer le bidon, au Père de tous les Pères ?

Lire les épisodes précédents :


Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

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