Les Nouvelles Heures marseillaises : épisode 4

Chronique
le 2 Mar 2019
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En 1876, le journaliste Horace Bertin publiait un délicieux ouvrage intitulé Les Heures marseillaises. Il offrait aux lecteurs, heure après heure, vingt-quatre croquis de sa ville. Cent quarante-deux ans plus tard, Michéa Jacobi reprend le principe et en fait un véritable feuilleton : Les nouvelles Heures marseillaises.

Les Nouvelles Heures marseillaises : épisode 4
Les Nouvelles Heures marseillaises : épisode 4

Les Nouvelles Heures marseillaises : épisode 4

 Résumé des épisodes précédents : À cinq heures, tandis que Reboul partait à la pêche, les chauffeurs de la RTM se sont installés sur les hauteurs de Marseille. Celui de la Savine n’a trouvé qu’une petite dame pour passagère. Elle descend à la Porte d’Aix, rencontre un clochard et va commencer ses ménages à la mosquée de la rue Malaval. Marseille s’éveille pour de bon : Rhéda ouvre son épicerie, Norberto son bar en face. Une dame mal embouchée installe un étal à poissons sur le toit de son Kangoo.

Huit heures

Le bleu du ciel, rajeuni par la nuit, imprègne déjà si entièrement la ville qu’il semble descendre, entre les hauts immeubles, jusqu’au goudron de chaque rue.

Les enfants des écoles commencent à envahir les trottoirs.

Les personnages principaux en sont (par ordre d’entrée en scène) :

Maurice Reboul : retraité (il partage son temps entre pêche et jardin)
Les chauffeurs de la Régie des Transports

Bernadette N’Guyen : femme de ménage, résidant à la Savine, spécialisée, dans les édifices religieux

Rhéda Ben Amor : épicier

Arnold Kliffa : clochard

Luc et Marc : supporters de l’OM résidant à Toul (Meurthe et Moselle)

Jacques Santiago : écolier en rupture de ban
Madame Cingratti : veuve, des Catalans
Iliès et Angelina Mejdoub : pêcheurs côtiers

Ceux de notre quartier se débrouillent toujours pour passer devant le magasin de Rhéda. Pour affronter une journée de classe (deux récréations et un terrible temps de cantine), on a intérêt à avoir quelques bonbons en poche.

Dans toute la ville, c’est la même aimable et bruyante comédie.

Descendant des hauteurs de leurs cités-falaises, les petits Comoriens du Parc Kallisté, se laissent doucement glisser vers leur école. Les garçons ramassent des morceaux de papier, des cailloux, des lambeaux de poche de plastique. Les filles ont les cheveux tressés comme de fins cordages. Avec leurs godasses à trois ronds et leur état civil tout déglingué, ils attendent dociles que s’ouvrent les portes et que commence la leçon qui leur dira qui il faut être.

Plus bas dans les quartiers, on se fait un honneur, même si on est dans la mouise, d’amener la marmaille en auto.

Ainsi les petits princes démunis sont-ils conduits en carrosses cabossés jusqu’au portail de leur université. S’ils ne sont pas en retard, ils se retrouveront à attendre un moment au milieu des mamans voilées ou maquillées comme des filles, tenant pieusement la pose de la mère modèle ou jacassant et fumant comme des Irlandaises dans un film de Stephen Frears.

Ailleurs, comme dans un autre pays, c’est en limousine, en cabriolet ou en des sortes de corbillards chaussés d’énormes pneumatiques qu’on emmènera des petits aux cheveux tirant sur le blond. En ces contrées plus huppées : Mazargues, Saint-Giniez, Le Roucas, on n’hésitera pas non plus à s’attarder pour la causette, laissant les véhicules entraver la circulation : des rutilantes Toyota, de sombres BMW, de solides Mercedes, marque bénie dans cette ville depuis qu’un certain Alexandre Dumas en a fait l’héroïne d’un de ses plus fameux romans.

Mais en matière d’automobiles, personne n’est fétichiste ici. L’essentiel est d’en avoir une, de s’en servir aussi souvent que possible, de ne jamais la laisser trop loin de soi. Or, comme c’est à la fois l’heure de mener les petits à l’école et celle de se rendre au boulot, c’est un énorme déploiement qui est en train de s’opérer. Débouchant de tous les garages, tous les coins, les interstices, les conducteurs s’en vont, avec l’entrain d’une armée en manœuvre, envahir les rues de la ville. Ça descend des hauteurs, ça débouche des venelles, ça afflue, ça se concentre. Ça s’entasse, ça se frôle, ça s’insinue, ça déhotte. Ça roule vaille que vaille puis, tout à coup, c’est fini, ça n’avance plus, c’est bouché. On sort le bras, on tapote sur les portières, on s’impatiente. On klaxonne. Puis tout à coup, ça se libère, on ne sait trop pourquoi. Alors on repart avec un enthousiasme renouvelé.

On tâche de rattraper le temps perdu, on se tire la bourre, on jouit de rouler ensemble. On se frotte avec le même plaisir que dans une foule, les ailes pour les épaules, les pare-chocs pour les dos et les ventres, les portières pour les hanches. Et d’ailleurs, la foule, la foule piétonne, la vraie, est intimement mêlée à la foule mécanique. Elle est là, partout présente, bien décidée à ne pas laisser les autos lui voler le premier rôle. Faisant fi des feux, traversant n’importe où, elle se jette dans le trafic, tantôt se faufilant entre les carrosseries, tantôt arrêtant d’un geste plein de mépris l’avancée des mécaniques. Ici, un vieux marche entre deux files comme s’il était dans son jardin, là un gosse joue les kamikazes, ailleurs une dame à l’importante poitrine tente de faire la preuve qu’on peut résister, par la seule solennité de sa démarche, aux fureurs de la circulation.

Ce sont les chauffeurs de la régie qui pâtissent le plus de ce périlleux désordre. Ce sont eux que l’on se fait un devoir de coincer, d’empêcher de tourner, de ralentir de toutes les façons. Il n’importe. Ce sont des gars patients, et leurs passagers, personnes assez démunies ou assez raisonnables pour préférer les transports en commun, le sont tout autant.

Dans l’habitacle du 81, l’ambiance est presque sereine. Le wattman a dû, au niveau du tabac le Nemrod, attendre de longues minutes qu’un amateur de fumée veuille bien libérer le couloir réservé, un scooter lui a coupé la route au croisement suivant, mais ça ne fait rien, il est resté d’humeur affable. Voici qu’il accepte, contre le règlement, d’embarquer une demoiselle entre deux arrêts. C’est une petite dame en talon haut et jupe serrée, apprêtée et parfumée comme une poupée sortant de sa boîte. Elle porte des lunettes de soleil en diadème, un sac à main plusieurs fois signé des initiales du manufacturier, un autre sac, en papier et décoré d’un autre nom de marque, où l’on devine que reposent les Tupperware contenant son repas de midi. Ces jambes sont épilées au petit poil et, dans le couloir central du véhicule, elle se déplace avec une énergie et une légèreté qui en remontrerait à bien des mannequins. Plusieurs têtes se tournent sur son passage. Au premier rang celle des lycéens. Au deuxième celle d’un monsieur soi-disant plongé dans la lecture d’un roman. Il la regarde le temps qu’elle rejoigne, au dernier rang – ces sièges rehaussés d’où l’on a le sentiment de présider au transport – une cohorte de damettes plus ou moins semblables à elles. Elles sont vendeuses aux Nouvelles Galeries et elles ont de nombreuses questions à examiner. Donc elles parlent, elles parlent et leur parole est aussi précise que le fut leur soin à s’apprêter, aussi ordonnée que le seront leurs rayons.

Parlent aussi les lycéens, dénigrant gentiment leurs maîtres ou se répétant les blagues qu’ils viennent de lire dans les journaux gratuits. Se tait le monsieur qui a repris sa lecture.

Il ne lève le nez qu’au moment où le véhicule arrive au Centre Bourse. Alors il ferme son livre et tourne à nouveau son regard vers les parfumeuses. Elles se sont collées à la portière centrale, pour descendre les premières. Il les regarde avec nostalgie s’égayer en trottinant puis s’en va à son tour rejoindre la foule mêlée de bipèdes, de deux et de quatre roues.

Ce serait le diable si l’on ne reconnaissait rien ni personne dans cette agitation. Ici ou ailleurs, on va finir par trouver. Dans la cohue mécanique, on remarque en effet une Mercedes (encore une) en train de se garer, en toute illégalité, devant le bar de Norberto, et dans la troupe humaine, le jeune Santiago qui siffle l’auto comme si c’était une fille. Mais il sait bien, le petit Jacques, qu’il n’a pas encore l’âge de se payer une bagnole, ou de la voler. Alors, il se rabat illico sur les bonbons de Rhéda. Devant les sucreries rangées dans des sortes de boîtes à écrous (et aussi bien ordonnées que des vis et des clous chez un quincaillier), il retrouve ses amis Saïd, Kevin et Corentin. En compagnie desquels, il se fournit, à moitié légalement, de la dose nécessaire à supporter une longue journée d’école, une des premières après deux mois d’ennui ferme et de plaisirs épars : les vacances en ville, dans l’étouffement.

Puis ils s’en vont par les ruelles montantes, à cloche-pied par-dessus les caniveaux, peloton mal discipliné mais toujours solidaire, se lâchant et se retrouvant sans fin, se bousculant et se portant secours dans le même mouvement, rêvant de filer vers ces collines bleues qui pointent au débouché de chaque rue. Mais non, ils vont à l’école, au portail de laquelle, Jacques ne se sentant plus aucun courage, abandonne son cartable (dans le hall d’un immeuble) et ses amis (aux bons soins de l’Éducation Nationale.)

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Commentaires

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  1. nicolas brun nicolas brun

    C’est trop bien ! impatient de la suite!

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