Michea Jacobi vous présente
Les nouvelles heures marseillaises

Les nouvelles heures marseillaises : épisode 21

Chronique
le 26 Sep 2020
1

En 1876, le journaliste Horace Bertin publiait un délicieux ouvrage intitulé Les Heures marseillaises. Il offrait aux lecteurs, heure après heure, vingt-quatre croquis de sa ville, du Nord au Sud. Cent quarante-deux ans plus tard, Michéa Jacobi reprend le principe et en fait un véritable feuilleton.

Les nouvelles heures marseillaises : épisode 21
Les nouvelles heures marseillaises : épisode 21

Les nouvelles heures marseillaises : épisode 21

Une heure du matin

Dans son T1 de l’avenue de La Canebière – 3 m2 au sol, 3,60 m sous arcade, entièrement ouvert sur la rue, architecte André-Wilmotte – le clochard Arnold, ancien légionnaire, se rencogne et tâche de trouver un endroit un peu plus douillet. L’entrée du musée de la Mode est certes une résidence prestigieuse, mais elle n’a pas le confort de refuges plus communs. De toute façon, Kliffa dort toujours par petits bouts. Il a beau faire : s’imbiber, changer de domicile aussi souvent que possible ou même céder de temps à autre aux sirènes d’un foyer d’accueil, l’angoisse et l’insomnie viennent hacher ses nuits avec une régularité de cuisinier sadique.

Mais qui pourrait bien s’intéresser aux problèmes de sommeil d’une pauvre cloche ? Qui arriverait à penser que ce sont de grandes et belles inquiétudes – et non l’estomac ou le froid – qui réveillent cet homme abîmé sur le trottoir ? Personne d’humain. Seule la ville déserte comprend combien, en ces heures vides, sa détresse est existentielle. Alors elle lui offre tout son territoire, toute la fibre de ses rues. Elle lui dit : “Lève-toi et marche encore. Et comprends qui tu es.”

Habitué à baisser l’échine, Kliffa obtempère.

Avant Dugommier, rien. Il file entre les banques éteintes. Seules essaient de le narguer les loupiotes des distributeurs de billets, mais il ne bronche pas. Après, c’est autre chose, c’est le domaine des sandwiches de nuit.

Un automne de papiers gras sur le trottoir, les manchons à kebabs qui tournent en suintant leur graisse, le grand couteau qui les torture, qui les dépouille par lambeaux, qui pour un peu, il est si long, irait aussi crever les yeux des clients affamés. Les pains ronds débordant de chair, de sauce, de pommes frites, les types en casquette qui les dévorent une fesse sur l’aile de l’auto, les rots d’après soda, les canettes qu’on balance comme des fruits vides sur le pavé.

Arnold passe. Les déchets l’indiffèrent, la nourriture ne lui fait pas envie, mais la lumière, la lumière, il ne veut plus la voir. Il désire la nuit, il cherche un endroit de la ville où il puisse enfin la toucher.

Au ciel de chaque rue, entre les corniches des immeubles, on voit, très haut, des bandes sombres où passent insensiblement des nuées. Elles essaient de se tenir à l’écart des lampadaires, elles essaient de n’obéir qu’au ciel mais rien n’y fait, il y a toujours une fenêtre qui s’éclaire et qui les pervertit, un groupe d’antennes hérissant une cheminée qui parvient à les déchirer. Si l’on gagne quelque hauteur obscure et assez dénudée, on peut même voir la lune et les étoiles. Mais alors c’est par une sorte de halo diffus, un envahissement venu de nulle part, que l’éclairage arrive à reprendre la main. Aucune lampe d’aucune rue n’est là, mais la rumeur de la lumière urbaine, parfois douce et nostalgique, parfois électrique et pleine de menace, arrive de tous les horizons.

Mais la nuit, la vraie nuit n’est pas là. Pas d’entracte, pas de trêve, pas d’oubli. Toujours un feu fixe autour duquel le feu follet du désarroi se fait un devoir de danser. Toujours une raison de se réveiller.

Arnold monte le boulevard Roosevelt sous les platanes amis des ténèbres. Entre la rue Chape et la rue Croix de Reynier, la maison de l’architecte Castel l’attend avec son amphore années 30 et son œil de cyclope tout rond.

L’œil lui dit de prendre le boulevard Eugène-Pierre, une belle promenade mais qui n’a rien de particulièrement obscur. Arnold obéit tout de même.

Encore des platanes, qui enserrent les étoiles entre leurs branches nues. Regarde, disent-ils au clochard, regarde comme ce que tu cherches est élevé. Plus loin, la lampe en forme d’épi de blé d’une boulangerie. Jaune, discrète, constante. Elle rassure : tu trouveras la nuit.

Alors Arnold revient sur ses pas.

Il passe près de la clinique Sainte-Élisabeth (derniers soins aux mourants). La lune règne sur les cyprès à plusieurs torches qui dépassent du mur d’enceinte. Les nuages sont en lambeaux. Un avion tire deux traits de fumée blanche.

Il descend Isoard. Traverse Longchamp au niveau de la cabine – il y a encore quelqu’un qui téléphone -, file sous les X des contreforts de Chanterelle, le grand orphelinat sous les étoiles.

Il trouve la nuit au coin de la rue Grobet et du boulevard Camille Flammarion, autour d’une maison aveugle, près du demi-globe d’un lampadaire et de la respiration d’un feu rouge. Il va se coucher un peu plus loin, entre les wagons de la gare de marchandises.


Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

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  1. barbapapa barbapapa

    Magnifique écriture ! Merci !

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