Les Nouvelles Heures marseillaises : Épisode 3

Chronique
le 2 Fév 2019
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En 1876, le journaliste Horace Bertin publiait un délicieux ouvrage intitulé Les Heures marseillaises. Il offrait aux lecteurs, heure après heure, vingt-quatre croquis de sa ville. Cent quarante-deux ans plus tard, Michéa Jacobi reprend le principe et en fait un véritable feuilleton : Les nouvelles Heures marseillaises.

Les Nouvelles Heures marseillaises : Épisode 3
Les Nouvelles Heures marseillaises : Épisode 3

Les Nouvelles Heures marseillaises : Épisode 3

Résumé des épisoses précédents : À cinq heures, tandis que Reboul partait à la pêche, les chauffeurs de la RTM se sont installés sur les principales hauteurs de Marseille pour effectuer leur première rotation. Celui de la Savine n’a trouvé qu’une petite dame pour passagère. Elle descend à la Porte d’Aix et s’en va commencer ses ménages à la mosquée de la rue Malaval. Marseille s’éveille pour de bon.

Sept heures

C’était quoi Marseille autrefois ? Un bar, un garage, un bar, un garage. C’est quoi Marseille aujourd’hui ? Des bars et des garages parmi lesquels beaucoup ont définitivement fermé. Et des magasins pour téléphoner, des tatoueurs, des baraques à sandwiches, des pharmacies. Beaucoup de pharmacies et jusque dans les coins les plus reculés. À sept heures, leurs croix vertes continuent de marcher à pleins néons – ont-elles jamais cessé de s’opposer à la nuit ? – mais leurs rideaux de fer sont encore tirés. Pour les bistrots, au contraire, c’est le moment de la renaissance.

Émergeant mal rasés d’un sommeil incertain, ou bien frais et empestant l’eau de Cologne, les marchands de limonade rejoignent avec un air d’abnégation distante, l’arrière de leurs comptoirs. Le crâne entièrement chauve, les cheveux crantés ou la nuque ornée d’un inusable catogan ; jeunes, vieux, entre deux âges ; impeccables : en veston, chemise amidonnée et pli du pantalon cassé, ou négligé : en T-shirt Deep Purple, culottes de survêtement et savates ; mais tous prenant leur poste avec la sûreté d’un loup retrouvant sa tanière.

Les personnages principaux en sont (par ordre d’entrée en scène) :

Maurice Reboul : retraité (il partage son temps entre pêche et jardin)
Les chauffeurs de la Régie des Transports

Bernadette N’Guyen : femme de ménage, résidant à la Savine, spécialisée, dans les édifices religieux

Rhéda Ben Amor : épicier

Arnold Kliffa : clochard

Luc et Marc : supporters de l’OM résidant à Toul (Meurthe et Moselle)

Jacques Santiago : écolier en rupture de ban
Madame Cingratti : veuve, des Catalans
Iliès et Angelina Mejdoub : pêcheurs côtiers

Fini les importantes dames juchées comme des divinités derrière leurs caisses qu’évoquait André Suarès : voici, armé de son sachet de cinq kilos de mélange spécial, de son tiroir de lave-vaisselle et de son filtre amovible, le nouvel ordonnateur des plaisirs cafetiers, voici le patron de bar marseillais. Et vas-y qu’il emplit son écuelle d’alu, vas-y qu’il la visse à sa machine avec la force et la précision d’un mécano, vas-y qu’il l’ensuque, lorsque le premier jus est tiré, contre le tiroir-martyr, le cercueil des marcs dans lesquels personne n’ira jamais lire. Et quelle maestria dans l’art de disposer la cuillère, d’approcher la gueule entrouverte de la boule à sucres, de distinguer le client qui mérite un verre de celui qui devra se contenter d’une tasse. Tout ça avec un air d’ennui profond, de dégoût résigné qui fait qu’on imagine qu’il a dû méditer longuement sur le néant et la vanité des choses, lui qui, en fait de mal de vivre, ne semble connaître que le chagrin d’avoir à ravaler une nouvelle défaite de Marseille Olympique contre Paris Saint-Germain.

Mais que sait-on de la vie intérieure du bistrotier ? Quelle matière sert de fond aux pensées du propriétaire de la Rince à Belsunce, du Tennessee à la Rose, du Pensez-y aux Trois Luc ? À quoi rêve le gérant de La Fraîcheur à Saint Loup, du Week-end aux Catalans, du Racati au Racati ? Aucun client, en ce moment de service automatique et silencieux, ne saurait le dire. Limpides en revanche sont les pensées de Norberto, le Cordouan qui tient le bistrot en face de chez Rhéda. Ayant de ses yeux mi-clos embrassé sa salle et remarqué, malgré l’impotence des néons, des négligences nombreuses dans l’entretien, celui-ci essaie en effet depuis un moment d’attirer l’attention de sa compagne sur ce point. Il y va en douceur, il essaye la fermeté, il tente l’ironie :
— Ça va bientôt être plus sale qu’un bar espagnol ici.

Mais Malika, assise en déshabillé dans la cuisine, ne l’entend pas. Elle sirote, vaporeuse, une tasse de lait tiède. Il la regarde. Il lui trouve des airs de grosse feignasse. Ou de zombie. Ou de chatte mal réveillée. Il se dit qu’après tout c’est comme ça qu’il l’aime et, tout en servant ses premiers clients, il tourne les yeux vers l’épicerie d’en face.

Ce n’est pas seulement sous le regard de son confrère que Rhéda a commencé à décharger ses cageots. Perchés sur une cheminée voisine, deux gabians observent son manège avec plus d’attention encore. Rougettes, fenouils, artichauts violets, oranges sanguines entourées d’un papier de soie portant l’image d’un négrillon, poires abates, raisins muscats : l’épicier sait ce qui plaît à sa clientèle et combien elle est prête à payer. Il arrange avec art l’étalage et trace d’une main sûre les prix sur les ardoises.

À ce spectacle, les deux oiseaux blancs dégorgent une longue et bizarre série de cris. Leur chant semble décider tout le quartier à se réveiller. La circulation des autos devient plus dense, les trottoirs se peuplent de loin en loin de lentes silhouettes, les longs volets s’ouvrent un à un.

À une fenêtre, une dame fait déjà tourner ses cordes sur leurs petites poulies et installe une guirlande de tricots, de draps et de culottes. Si le mistral le veut bien, ces étendards célébreront tout le long du jour la lumière du Midi.

Hélas, d’autres se livrent à des œuvres moins glorieuses. Ceux-là chargent leurs cabots de disperser leurs excréments un peu partout dans le quartier, en tournant pudiquement la tête, comme Federico Garcia Lorca lorsqu’il disait : « Non ce sang, je ne veux pas le voir ! »

Au moins, ce maître-ci, un brun ténébreux en survêtement et en babouches, ne parviendra pas à ses fins.

— Non mais vous allez pas le laisser faire sur mes escaliers vient de hurler à son adresse et à celle de son caniche une dame aussi brune qu’énergique.

Et tandis que le faux mac s’en va piteusement chercher une place plus loin, elle extrait de son immeuble une sorte de bassin en fibre de verre bleu qu’elle s’en va, avec la maestria d’un déménageur, installer sur le toit d’une camionnette Kangoo, garée non loin de là.

Les premiers lycéens, les premiers ouvriers font leur apparition. Un embryon de queue se forme à la boulangerie.

La chienne Rita est rentrée de sa promenade. Bernadette a commencé son ménage à la mosquée. Le clochard est parti vers le port.

À suivre…

Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

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