Les nouvelles heures marseillaises : épisode 8

Chronique
le 20 Juil 2019
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En 1876, le journaliste Horace Bertin publiait un délicieux ouvrage intitulé Les Heures marseillaises. Il offrait aux lecteurs, heure après heure, vingt-quatre croquis de sa ville. Cent quarante-deux ans plus tard, Michéa Jacobi reprend le principe et en fait un véritable feuilleton : Les nouvelles Heures marseillaises.

Les nouvelles heures marseillaises : épisode 8
Les nouvelles heures marseillaises : épisode 8

Les nouvelles heures marseillaises : épisode 8

Résumé des épisodes précédents

Le clochard Kliffa et le petit Jacques sont allés vers le bout de la corniche. L’un s’est réfugié dans l’antre d’un autre clochard, sous l’hélice de César. L’autre sur la plage s’est mis à pleurer, une dame l’a consolé et l’a emmené à la cafétéria Casino. C’est l’heure de se mettre à table.

MIDI,

“Harissa, ketchup, mayo, sauc’blanche !”. Les quatre mots sonnent comme une insulte aux règles du bon goût et de la diététique. Ce sont pourtant bien ceux-là que l’on entend, les uns après les autres ou les quatre à la fois, près des baraques qui nourrissent, chaque midi, une partie des Marseillais de sandwiches indigestes. Car l’alliance contre-nature de ces sauces resterait une simple excentricité, si elle ne venait couronner une autre aberration alimentaire : le tournedos-frites, un morceau de baguette bourré de bœuf haché et de pommes de terre promptement décongelées dans l’huile bouillante. Une sorte de macdo artisanal, une insulte à la cuisine orientale.

Une façon aussi, pour les jeunes qui sont les premiers à manger ça, de se distinguer, de se sentir libres, loin de la tristesse des cantines et des recommandations des parents.

Les voici donc rassemblés devant le PrinceLe New Cousin ou le Cinq A, pressés de recevoir, roulé dans un fin papier couleur jaune moutarde, leur demi-pain tout hérissé de frites.
Ceux qui stationnent devant le Cannibale, avenue de la Corse, sont particulièrement fidèles.
Casquette au front et sac en bandoulière, ce sont pour la plupart des lycéens. En attendant d’être servis, ils font le pied de grue et sagement évoquent leur matinée de travail.

—  Comment c’était la sortie ce matin ?

—  Rainé ! Le tribunal de je sais pas quoi. Tu t’endormais.

Le laboratoire où se concoctent leurs repas est un antre minuscule et enfumé, en contrebas du trottoir. Cela n’empêche pas la dame d’être exquise, ni son homme, plus taciturne, de montrer une efficacité sans faille.

Le repas, sandwich + boisson, coûte 4 euros. Et pour le prix, on peut faire apposer, sur une carte de fidélité, le timbre à trois fémurs qui est la marque de l’établissement.
Il y a des spécialités. Le sandwich éponyme de la maison, garni de rosbif et de poivron, pourrait tout à fait convenir au négrillon réjoui de l’enseigne : « Le cannibale, pour la fringale ! » Le sandwich boulettes et le sandwich aubergines à la parmesane ne sont pas mal non plus.

En général, ce sont des gens plus âgés qui les commandent. Des types qui travaillent dans le quartier et veulent retrouver un peu de leur jeunesse, ou qui sont vraiment pressés.

Lorsqu’ils ont plus de temps, les ouvriers et les employés préfèrent consommer, en position assise, des mets un peu plus variés.

À l’Escale, boulevard de la Corderie, ils lèvent le doigt à l’énoncé des plats que la serveuse dénombre avec le bout de son stylo. L’aïoli qui fait la renommée de cette maison tient plus d’une mayonnaise que d’une pommade sacrée, mais ça n’a pas d’importance, du moment que la morue est bien blanche et que le cuisinier n’a oublié ni les pois chiches ni les bulots.

À l’Étoile, rue des Feuillants, ils mangent sous la télé qui, comme pour célébrer la modération de la carte, diffuse le jeu du Juste Prix.

Au bar des Amis, à la Joliette, où la vue sur mer consiste en une file de wagons et de semi-remorques garés sous la passerelle de l’autoroute, ils mettent un temps infini à détailler le menu du jour, si abondant qu’il déborde de son ardoise. Puis ils se décident, qui pour des pieds et paquets qui pour une daube en gelée qu’un kil étoilé, directement extrait du réfrigérateur, alourdira encore.

Ceux qui ont un tempérament plus sobre, et un budget plus restreint, sont au Saf Saf, salle froide et humide qui, sous un trait de néon, sert des couscous et des ragoûts basiques, ou mieux au Populaire ou la serveuse est grave et svelte, la galette de pain recuite et la chorba brûlante.

Tout près d’eux, un vieil Arabe édenté se régale d’un couscous garni de haricots verts tout en leur souriant, et en trempant sa croûte dans un verre d’eau claire.

Jacques, lui, ne sourit pas. Il est bien trop concentré. Encombré d’un grand plateau, il suit à pas prudents la dame qui l’a invité et qui l’encourage sans façon.

—  Vas-y petit qu’on va nous prendre les bonnes places.

Elle désigne ainsi les tables les plus proches de la longue baie de verre fumé, celles qui ont vue sur la circulation, les pelouses et la mer. Ils en trouvent bientôt une de libre où mamie installe son protégé sans tendresse ni effusion superflue. Engoncé dans un fauteuil de skaï, le petit est sommé d’avaler sa pitance et de se régaler. Ce qu’il fait en un temps record, tandis que sa bienfaitrice savoure en silence, ou rêvasse ; allez savoir avec les vieux. Ayant terminé Jacques peut donc se livrer à un examen approfondi de la salle où il se trouve.

Ses yeux suivent un moment le vigile cravaté qui tourne autour du carré de service, l’air d’inspecter les lieux et de les découvrir à la fois. Qui guette d’un œil morne la serveuse préparant les coupes glacées, puis rejoint son poste fixe, jambes écartées près de l’escalier. Qui s’ennuie ferme, n’ayant pas la moindre bagarre à espérer.

De l’uniforme noir, ses mirettes passent à une veste rouge croisée, celle de fille qui à gestes lents, à pas comptés, ramasse les plateaux. Puis va les vider sur un passe-plat, dans la fenêtre duquel son visage vient s’inscrire comme celui d’une Joconde.

Elles s’attardent sur les clients : ceux qui prennent de tout et ceux qui ne prennent presque rien, ceux qui hésitent, ceux qui renversent.

Puis les oreilles prennent le relais. Jacques essaie de reconnaître les titres de la playlist que diffuse mezza voce une radio d’ambiance. Il pique, entre deux annonces du haut-parleur appelant aux grillades et le cliquetis continu des couverts, des bribes de conversation.

La personne qui croit savoir tout, c’est celle qui ne sait rien.

Il faut le couper dans le sens de la longueur, ne pas essayer de briser l’os.

Les cachets pour la déprime… J’ai dit au docteur : vous pouvez me les changer.

Longtemps, il retourne dans sa caboche ces mystérieux extraits, puis brusquement, il s’endort, le nez dans son assiette.

Un kilomètre plus loin, à vol de goéland, se trouve un autre self-service, dans un lieu tout aussi pittoresque. On y mange dans le recueillement et la componction, sous cette phrase écrite en lettres gothiques : O Marie, conduis-nous à Jésus source de l’eau vive. C’est le restaurant de Notre-Dame-de-la-Garde dans lequel vient de pénétrer Bernadette N’Guyen, déjà vêtu de sa robe rose de service. Avant d’attaquer le ménage de la basilique – une partie seulement, mais pour elle c’est le couronnement de sa vocation – elle vient prendre le repas que lui octroie l’évêché et qui consistera en une blanquette blafarde, à l’arrière-goût obsédant de poussière et de vieil encens.

Tandis qu’elle attaque son veau, Monsieur et Madame Mejdoub, les tourtereaux du quatrième étage commencent avec ordre et cérémonie un repas des plus diététiques, car non-content d’être dans le poisson, madame se pique d’être sportive. Arnold Kliffa est beaucoup moins raisonnable qui déjeune d’une boîte de maquereaux-vin-blanc dénichée chez son hébergeur involontaire, tout en buvant deux litres de vin rouge premier prix qu’il a dû courir acheter au supermarché Casino de la Plage, juste en dessous de la cafétéria. Mme Cingratti, qui a finalement pris des alouettes, se contente pour le midi d’un reste de ragoût d’artichaut et de ce gros raisin qu’elle adore, l’Alphonse Lavallée.

Quant à Maurice Reboul, il vient juste de finir la mustelle qu’il avait mise à griller avec des aubergines, directement passées de son jardin aux charbons ardents. Il s’apprête à gagner la resserre où il met les outils, les graines et les engrais. Il dormira entre les bêches, les chiffons et le sulfate qui constitue pour lui le plus doux des narcotiques.

Illustrations : Michéa Jacobi

Lire les épisodes précédents :


Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

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  1. Karine THEOPHANIDES Karine THEOPHANIDES

    superbe

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