Les Nouvelles Heures marseillaises : épisode 6

Chronique
le 11 Mai 2019
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En 1876, le journaliste Horace Bertin publiait un délicieux ouvrage intitulé Les Heures marseillaises. Il offrait aux lecteurs, heure après heure, vingt-quatre croquis de sa ville. Cent quarante-deux ans plus tard, Michéa Jacobi reprend le principe et en fait un véritable feuilleton : Les nouvelles Heures marseillaises.

Les Nouvelles Heures marseillaises : épisode 6
Les Nouvelles Heures marseillaises : épisode 6

Les Nouvelles Heures marseillaises : épisode 6

Résumé des épisodes précédents : Bernadette est à ses ménages, les supporters originaires de Toul vont embarquer vers le Frioul, le clochard Kliffa et le jeune Santiago en rupture de scolarité voient leurs chemins se croiser dans la ville qui cherche à reprendre souffle. Retrouvons M.Reboul que l’on avait vu partir à la pêche au premier épisode de ce feuilleton.

Dix heures

Vers le milieu de la matinée, les autos se calment enfin. Même sur les artères les plus fréquentées, en ces lieux où l’air pur et le silence semblent avoir à jamais abdiqué, le trafic devient moins dense. Sakakini se prend à rêver que s’en est fini du noir encombrement qui l’étouffe jour après jour ; Plombières laisse, entre deux camions, un gitan accorder sa guitare ; les villas transformées en sièges bancaires du second Prado redécouvrent qu’elles ont des jardins. Et la Corniche se souvient qu’elle est une corniche, et non une voie express ou le prétexte d’un éternel embouteillage.

Même dans la portion qui borde la péninsule de Malmousque, les autos se font plus rares. M. Reboul s’en réjouit. Il est beaucoup moins satisfait de sa pêche qui consiste en même pas une petite soupe, comme il dit. Un joggeur ahanant le bouscule et, l’instant d’après, il croise un chasseur sous-marin qui rejoint son auto, encore vêtu de son fourreau de caoutchouc, plusieurs poissons rutilants accrochés à sa ceinture. Le type a l’air de trouver ça normal de se promener ainsi accoutré dans un décor urbain, et de faire, avec sa guirlande de sars, de pageots, de marbrés, la nique au pauvre pescadou qui est rentré bredouille. L’humeur de Reboul s’assombrit et il faut qu’il ait rejoint, montant entre les rocailles et les bougainvilliers, son village d’Endoume pour qu’elle s’éclaircisse à nouveau. En haut de la rue Pierre-Mouren, il salue l’employé de la régie chargé de faire effectuer son virage à l’autobus N° 80 et lui accorde un bref entretien qui, s’intéressant d’abord aux prises de la matinée, finit par traiter de l’état monde en général. Sur les trottoirs suivants, il procède, avec plusieurs personnes de sa connaissance, à plusieurs colloques d’une eau plus ou moins similaire. Et rejoint ainsi peu à peu sa bicoque, cachée dans le désordre de la colline tout innervée de traverses et d’impasses. Ah ! Qu’Endoume est paisible à la mi-temps de ce matin ! Que le ciel est clair entre les câbles du trolley, que les façades sont lumineuses, que les gens paraissent aimables !

La coiffeuse de la boutique Hair Love attaque en douceur sa première mise en plis et son premier tour d’horizon des petites nouvelles du quartier. Un conseil des ministres réunissant au moins trois des cantonniers du secteur s’organise chez la marchande de chapeaux. Le patron du bar-tabac-presse le Fontenoy rode, après avoir lu et relu la page des sports, les puissantes réflexions sur l’organisation de l’équipe qu’il distillera tout au long de cette journée. Et Monsieur Reboul, dont l’humeur s’est décidément améliorée, décide de se payer un bon bifteck pour ce midi. Il a toute confiance en la maison Angelvy où les promos sont calligraphiées au pinceau rouge, où l’on vous écrit le prix au crayon sur le papier rose et où un chouette tableau d’équivalence vous indique que ce qu’on nomme macreuse à Paris s’appelle ici gallinette.

Hélas, il trouve dans la boutique une certaine dame qu’il n’aime pas du tout. C’est la mère Cingratti, qui est plutôt des Catalans que du quartier même, mais qui, depuis des années, vient se fournir ici. On se demande si c’est pour les alouettes, le gîte-gîte, ou plus prosaïquement pour emmerder le monde. Car, voyez-vous, cette matrone met un temps infini à faire son choix. Elle change dix fois d’idée, fait changer dix fois la place du couteau sur le rôti, envoie pour un rien le patron faire un tour dans la chambre froide. Et elle discute, elle discute. Tomber derrière elle, c’est un vrai martyre.

M. Reboul ne se sent pas la force de s’y soumettre. Il tourne les talons. Il renonce aux courses tout court. Il sait bien que maintenant, entre dix et onze dans les commerces de bouche de Marseille, c’est l’heure des vieilles. L’heure des vieilles solennelles et triomphantes qui semblent n’être là que pour marquer leur territoire, pour donner des leçons, pour proclamer que le manger et le prix qu’on le paye c’est leur affaire exclusive. Des vieilles lentes, bavardes et gentilles qui vous demandent de leur attraper une de ces boîtes pour chat, là-bas, tout en haut du rayon et qui vous remercient longuement, et qui vous expliquent avec passion pourquoi leur matou ne supporte que celles-là. Des vieilles qui encombrent aussi les supermarchés, qui posent à la caisse des guirlandes de bons de réduction, qui mettent des heures à chercher une pièce de dix centimes au fond de leur porte-monnaie et semblent prendre un vrai plaisir à voir s’allonger la queue derrière leur caddie. Des vieilles qui savent, à qui on ne la fait pas de donner du jarret mal coupé ou des poires blettes, mais qui sont aussi capables de se laisser embobiner par les plus plats des compliments.

Elle sait ce qu’elle veut, Mme Cingratti, elle sait ce qu’il lui faut.

C’est au marché qu’elles pourront en entendre. C’est là qu’on leur demandera des recettes, qu’on les félicitera de leur choix, qu’on les appellera ma chérie. Et les marchés entre la dixième et la onzième heure, ce n’est pas ce qui manque dans la ville.

Il y a le marché des Capucins où les prix sont sans concurrence et la maturité des fruits et des légumes sans défaut. Même que parfois c’est un peu trop. Mais le client n’a qu’à faire attention, après tout.

Il y a le Marché de la Plaine, sorte de bazar variant selon les faillites et les arrivages, divers où les dames fouillent à plein bras dans des mules perlées entassées avec les tongs et les sabots orthopédiques, épluchent avec rage des kyrielles de maillots de bain, essaient par-dessus leurs chemises des frous-frous qui feraient honte à une poule. Où les marchands se donnent des rendez-vous à Jérusalem. Pas pour la forme et dans mille ans. Mais pour de bon, la semaine prochaine.

Il y a le marché du Prado où l’on circule avec peine entre trois files serrées d’étals qui sentent comme une odeur de penderie, qui semblent une grande cabine d’essayage en plein air. Où, entre les grands draps de bains imprimés de tigres, de dauphins et de sirènes aux tons criards, les vendeurs répètent d’une voix mi-enjôleuse, mi-déprimée : « Des prix de mala-a-des Mesdames ! Des prix de mala-a-des. »

Il y a, à la Madrague, sous un vaste hangar abandonné par l’industrie, la section alimentaire du Marché aux Puces où l’on déambule entre les végétaux comme on se promènerait dans un jardin à la française : ici une plate-bande de cébettes et de radis, là un parterre de pêches et de brugnons, plus loin, un massif de pastèques. Tout ça dans une atmosphère mêlée de mélopées kabyles, de prières enregistrées et de musiques techno.

Il y a enfin, béni par les touristes et par les gens du cru, le marché aux poissons, celui ou le jeune Santiago s’abandonne encore à la rêverie.

Oui, Jacques est toujours là, près de son pêcheur, un pêcheur sans espoir, démuni, abstrait. Il attend, attend, mais aucun poisson ne juge bon de mordre. Même pas une bogue. Alors il décide de repartir.

Il passe la solide barrière blanche qui interdit, tout autour du port, l’accès direct au quai, et il s’en va baguenauder entre les baraques des clubs nautiques et les pointus en cale sèche. Il observe avec passion les types qui grattent, qui poncent, qui peignent. Maintenant il s’arrête devant un costaud qui débite des cales dans un vieux madrier.

L’enfance est le temps de privilèges : on a le droit de regarder travailler les autres, et on peut entamer des collections qu’on ne finira jamais. Jacques ramasse des bouts de bois graisseux, un pinceau à jamais sec, un nœud de nylon vert imprégné de rouille. Puis laisse tomber tout ça. Il pose des questions et n’écoute pas les réponses, il s’en va jusqu’au bout des pontons en lisant un à un les noms des voiliers, il revient vers les travaux du quai. C’est là qu’il voit passer, derrière la rambarde qu’il a sautée tout à l’heure, l’étrange Arnold Kliffa qui, ses rousses et tombantes moustaches frissonnant à la brise de mer, se dirige d’un pas militaire, vers le Pharo et les Catalans.

Jacques panique. Il cherche effréné un endroit où disparaître. Le bus N°83, direction Le David, se pointe alors et, sans hésiter, le petit grimpe à bord. Dans quelques minutes, il sera à la mer.

— Est-ce qu’elle sera encore ouverte ? se demande-t-il un peu angoissé.

Lire les épisodes précédents : 


Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

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  1. barbapapa barbapapa

    Le texte est délicieux, et le papier d’emballage vintage du Comptoir des Viandes (de la Grand Rue il y a quelque décades) fait comme un électrochoc ! merci !
    Mini commentaire : Les sars et marbrés à la ceinture du chasseur sous-marin, oui, mais les pageots je n’y crois pas, sauf miracle…

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  2. Michéa Michéa

    Fiction, quand tu nous tient …

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