Les nouvelles heures marseillaises : épisode 14
Les nouvelles heures marseillaises : épisode 14
Dix-huit heures
Résumé des épisodes précédents : Où en est Marseille à 6 heures du soir ? Une dame qui a recueilli un gosse errant le ramène chez lui, un clochard qui a gagné aux courses rejoint son bistro préféré, les supporters se pressent vers le stade. Et l’heure de la rupture du jeûne approche.
Il y a un instant encore, la foule était dense et euphorique. Mais à peine a-t-on atteint le point culminant de l’exaltation, de la jouissance d’être ensemble, que ça commence à se dégonfler. Comme si l’heure des vêpres signifiait pour cette grande ville ce qu’elle signifie dans un village ou dans un bourg. Comme si une sorte d’angoisse archaïque saisissait les Marseillais et les poussait à trouver de toute urgence refuge dans leur cuisine, leur garage ou devant leur télé.
Une partie d’eux au moins. La partie souple et persistante, celle qui relie le présent au passé, celle qui, quoi que fassent les fêtards et les nouveaux urbains, donne le ton, la couleur principale du soir.
La partie à laquelle appartient indéniablement Mme Cingratti qui décide, dès que la petite et la grande aiguille se sont mises à la verticale, de rentrer vers les Catalans et de ramener le petit à chez lui, en mains propres.
Mais les parents sont allés visiter la famille au Ruisseau-Mirabeau ou déposer des pièces dans une casse de la rue de Lyon, et la vieille se retrouve avec le gosse sur les bras.
Au bistrot, on veut bien s’en charger, ainsi qu’à l’épicerie, mais elle ne veut pas laisser Jacques à des hommes. Il faut qu’elle rencontre Angelina, que la belle encore tout émoustillée affirme, les yeux brillants du feu de la jouissance sexuelle, que, oui, elle le connaît, que c’est même presque son voisin, pour que la vieille accepte d’abandonner son favori. Qui devient immédiatement, quelle chance il a l’heureux bambin, celui de la femme du pêcheur.
Il est six heures. Les marmots chougnent avec l’accent, les familles se replient, les célibataires se retrouvent seuls. Une queue se reforme chez Rhéda qui ordonne à son frère d’ouvrir la deuxième caisse. Norberto vient prendre en vitesse une livre de cacahuètes. Ce soir, l’apéritif d’en face sera un peu plus long, plus joyeux et fréquenté que de coutume.
D’habitude, le pastis vespéral ne va pas au-delà de neuf heures. Vous comprenez, on est un bar de quartier. Pas une boîte. On fait son chiffre la journée, surtout le midi. Mais ce soir, c’est pas pareil. Arnold le clochard est rentré de Borely avec des billets plein la poche, on va fêter ça ! Et s’il y a un match, tant pis ! On n’a pas le grand écran ici. La maison n’est pas inscrite à Canal je t’embrouille. S’il y en a qui aiment le ballon, qu’ils aillent au stade !
Ils y vont. Ils y vont. Ils sont même de plus en plus nombreux à le faire. Ce n’est pas encore l’entremêlement des corps dans le métro, ni les voitures qui stationnent l’une sur l’autre, mais ça vient, ça vient. Voici déjà une petite vieille qu’une cohorte de fanatiques empêche de descendre de son wagon, voici un quatre-quatre qui se gare dans un bac à sable.
On se presse aussi vers la Porte d’Aix. Pour les fidèles de l’Islam, le moment de la délivrance approche.
Comme il faut que le festin soit digne de l’abstinence, tout le monde est dans la rue. Les trottoirs débordent de provisions. Des familles et des papis, improvisés en marchands ambulants, se sont ajoutés aux commerces fixes. Les pâtissiers pataugent dans le miel, les primeurs font en masse passer les dattes de leurs étals aux paniers de leurs derniers clients.
Tout le monde a quelque chose à la main : qui des poches en plastiques pleines de victuailles, qui une boîte de gâteau, qui un large carton à pizza. Un monsieur passe avec un attaché-case et un sac de semoule sur l’épaule. Chacun semble pressé de rejoindre sa maison pour rompre le jeûne en famille.
En face du Marché du Soleil qui déjà ferme ses portes, un petit garçon coiffé d’un bob tire les derniers litres de lait caillé d’une grosse cuve d’aluminium qu’un commerçant avisé a installée sur le trottoir. Les restaurants sont encore vides, les vendeurs de fringues s’obstinent à rester ouverts.
Un peu plus loin, au McDonald’s, la salle est quasi déserte. Il y a seulement deux jeunes filles, installées l’une en face de l’autre, devant des cornets de frites et des sodas. Il est 18 h 47, H moins trois minutes. Une des deux petites a commencé à manger, mais l’autre, la bouche fermée, se fait un honneur de tenir jusqu’au bout ses engagements religieux.
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