Les nouvelles heures marseillaises : épisode 12
En 1876, le journaliste Horace Bertin publiait un délicieux ouvrage intitulé Les Heures marseillaises. Il offrait aux lecteurs, heure après heure, vingt-quatre croquis de sa ville, du Nord au Sud. Cent quarante-deux ans plus tard, Michéa Jacobi reprend le principe et en fait un véritable feuilleton : Les nouvelles Heures marseillaises. Pour ce nouvel épisode, il est seize heures, l'appel du bain bouleverse la ville.
Les nouvelles heures marseillaises : épisode 12
Seize heures
Résumé des épisodes précédents :
Nous avions laissé la belle Angelina Mejdoub au stade de Burel (où elle entraîne les poussins et les minimes), les supporteurs de Toul sur la Corniche, Bernadette N’Guyen en train d’astiquer les bancs de Notre-Dame-de-la-Garde et le petit Jacques Santiago pleurant dans les bras de Mme Cingratti au cimetière Saint-Pierre. Or les nouvelles heures marseillaises sont les heures ensoleillées d’un samedi de septembre. Où tout ce monde va-t-il donc se retrouver ?
Quand ils ont bien pleuré, Madame Cingratti emmène Jacques au bistrot d’en face, pour boire une menthe à l’eau.
— Qu’est-ce que tu voudrais faire maintenant, petit ?
— Moi j’aimerais bien retourner, à la mer. Ce matin, j’ai vu qu’elle était encore ouverte.
— La mer, c’est une bonne idée ça.
Une bonne idée qui germe dans plusieurs têtes et qui fait qu’on commence à percevoir, un peu partout dans la ville, les signes d’une mini-migration.
À Notre-Dame-Limite, une bande d’adolescents qui partait disputer un match à la Martine change brusquement de direction. Ils s’étaient tracé des grands numéros dans le dos, à même la peau, mais qu’importe : ils prendront un autre bus et ils iront se tremper comme ça à la plage de la Lave. Même phénomène dans les trois bastions de pauvreté : la Bricarde, le Plan d’Aou, la Castellane, qui surplombent l’Estaque. On voit de plus en plus de jeunes se mettre en route, la serviette jetée sur les épaules. Ils s’en vont à Corbières, et ça leur fait une sacrée trotte en perspective. Mais ils ont le moral. Pour un peu, on les entendrait chanter :
Sortez de la mine – Descendez des collines – C’est l’alarme.
Autour de tous les autres endroits où l’on peut prendre un bain, on sent le même enthousiasme. Déjà trois petits casse-cou ont atteint la Digue du Large et ont transformé les énormes blocs de béton du soubassement en plongeoirs. D’autres se sont emparés des Pierres Plates et des rochers inférieurs du Pharo, deux zones interdites situées de part et d’autre de l’entrée du Vieux-Port. À partir de là, ils s’en vont nager jusqu’au milieu du trafic des vedettes et des voiliers.
Le bain des Catalans est plein de monde, bien entendu. Des connaisseurs ont préféré descendre à Malmousque par la Rue Boudouresque puis le chemin Va-à-la-Calanque. Faisant face à l’îlot des Pendus et à l’amphithéâtre de cabines des Bains Militaires, ils tentent, entre deux trempages, d’accorder leurs corps au désordre des rochers. Pour ceux qui ont choisi les plates-formes du Petit Nice, c’est plus facile. Mais qu’ils sont nombreux !
On se serre à peine moins sur le seul triangle de sable disponible sur la Corniche : le Prophète. C’est là qu’ont atterri nos deux supporters dont le derme a atteint un degré de rougeur digne de celui de leurs collègues britanniques, avant qu’ils ne cassent tout, lors de la Coupe du Monde 1998.
Il reste heureusement encore pas mal de place sur les plages du Prado qui sont beaucoup plus vastes. Mais déjà, on s’y rend par grappes, par bandes, par familles qui passent entre les matches de foot disputés sur les pelouses, sans jamais recevoir – c’est une sorte de miracle – aucun ballon dans la tronche.
Et je ne parle pas de la Pointe-Rouge ou l’apparition de la foule en maillot semble relever de la génération spontanée.
Tout cela fait que certaines lignes de bus et de métro commencent à être encombrées. On s’esquiche dans le 19 et le 83 et, à la station Rond-point-du-Prado, on assiste à la rencontre inattendue des mordus de la Méditerranée et des partisans du ballon. Il y a aussi un match ce soir.
Mais tout le monde ne s’abandonne pas au flot commun. C’est au Bain des Dames, mazette, que Mme Cingratti a décidé de conduire, en taxi s’il vous plaît, son petit protégé. C’est par la place du Terrail, la rue de la Capitale et la rue Picasso que Bernadette N’Guyen a choisi d’aller, à pied, de Notre-Dame au bord de mer.
Elle sait que, par ce chemin, elle ne rencontrera presque aucune automobile.
Et de fait, c’est loin des voitures qu’elle dégringole la colline sacrée, au milieu des pins courts, des vieux yuccas aux feuilles scarifiées, des envahissants lilas d’Espagne. Qu’elle monte ruelles et rampes vers le grand réservoir et qu’elle redescend, par un escalier entre les résidences, les acanthes et les genêts, découvrant un degré après l’autre toutes les plages à la fois.
Mais ce n’est pas vers la mer qu’elle va, la pieuse ménagère. C’est vers l’église des Saints des Derniers Jours qui, avec d’autres chapelles mineures, se trouve près du parc Borely. C’est là que se trouve son prochain ménage. Avant de le rejoindre, elle veut jeter un œil sur un temple qui lui est encore interdit. Elle remonte la Corniche sur deux ou trois cents mètres, croisant des groupes épars d’hommes en calottes et de femmes en bonnets. Puis elle arrive à ce qui est sans doute une des synagogues les plus maritimes du monde, la salle de prières qui se trouve au premier étage de l’Hôtel Carlton Beach. Elle regarde, tout là-haut derrière la baie vitrée, le dos de l’arche. Elle mange un fruit du grand figuier en bas du chemin du Roucas. Puis elle se dépêche de rejoindre son dernier service. Il n’y a personne de plus exigeant qu’un Mormon en matière de propreté.
Tandis que, seule, elle pénètre dans la chapelle blanche, Angelina s’installe en compagnie d’un monsieur à la table d’un fast-food situé non loin du stade du Burel. C’est un papa qui est arrivé vers la fin de l’entraînement. Angelina le connaissait un peu. Il l’a regardée avec un drôle d’air, entre le chien pas encore battu et le chat sûr de recevoir une caresse. Elle l’a vu, elle a pensé qu’il venait chercher son petit, mais, dans l’instant, elle s’est aperçue que celui-ci n’était pas là. Elle a défait un pli à son survêtement, elle s’est redressée, elle s’est faite plus souple.
À la sortie du vestiaire, il lui a dit :
— Angelina, je te connais.
Elle a répondu :
— Je te connais aussi.
Les voilà maintenant qui se regardent de chaque côté de leurs gobelets de carton, qui baissent les yeux vers le soda brun, saturé de cubes de glace, puis qui se regardent à nouveau, certains dès cet instant que les yeux ne suffiront pas, ni la bouche, ni les mains.
Ni les choses remises à plus tard.
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