Les nouvelles heures marseillaises : épisode 11

Chronique
le 19 Oct 2019
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En 1876, le journaliste Horace Bertin publiait un délicieux ouvrage intitulé Les Heures marseillaises. Il offrait aux lecteurs, heure après heure, vingt-quatre croquis de sa ville, du Nord au Sud. Cent quarante-deux ans plus tard, Michéa Jacobi reprend le principe et en fait un véritable feuilleton : Les nouvelles Heures marseillaises. Pour ce nouvel épisode, il est quinze heures, l'heure d'un petit tour à Saint-Pierre.

Les nouvelles heures marseillaises : épisode 11
Les nouvelles heures marseillaises : épisode 11

Les nouvelles heures marseillaises : épisode 11

Quinze heures

Résumé des épisodes précédents

Mme cingratti (des Catalans) est arrivée au cimetière Saint-Pierre, le petit Jacques Santiago aussi. Les supporters venus de Toul continuent leur errance d’avant-match, Angelina Medjoub, poissonnière et coach dirige l’entraînement des petits footballeurs du Burel. M. Reboul est à son jardin du Castellas. Il fait chaud.

La torpeur tout à coup en remet une couche.

Les collines qui entourent la ville retrouvent brusquement leurs sensations d’été. Les barrières de romarins sont à nouveau des encensoirs. Chaque herbe se réfugie dans les plis du calcaire qui défaille.

Dans son cabanon du Castellas M. Reboul se réveille enfin et embauche avec une énergie de défricheur son travail de maraîcher. Récolter, désherber, arroser. Préparer un autre parterre. C’est entre les barres des cités et les crêtes blanches, au-delà du chemin de fer, que se trouve le grand pan de colline où il dispose, avec une centaine d’autres ouvriers, d’une parcelle à cultiver. La sienne est tout en haut, presque sous le rocher. On y trouve un grand figuier, une girouette en forme de biplan, deux abris qu’il a construits pour les oiseaux : l’hôtel et le restaurant, comme il dit. Mais les moineaux et les mésanges ont pour l’instant déserté les deux niches. Il doit faire trop chaud.

De l’autre côté de Marseille, à la Campagne Pastré, vaste parc qui relie la ville aux Calanques, c’est la même chose. Le soleil règle à la garrigue ses arriérés de chaleur. Les allées sont blêmes ou n’ahanent plus le moindre joggeur, les chiens boivent à chaque flaque, les familles se sont réfugiées sous les pins qui sentent le miel et le regret des congés.

Un peu plus à l’ouest, la prison des Baumettes étouffe derrière ses hauts murs. Tout autour, les voix des parents sans permis de visite se sont tues. Seule semble encore capable de s’exprimer l’allégorie de la paresse, mais ce n’est qu’une pauvre statue couleur d’ocre en haut de l’enceinte de pierre blanche.

Le port, cette immense enceinte où il semble impossible de jamais parvenir, paraît lui aussi avoir cessé de vivre. Les quais encaissent sans broncher une température de plus de 30°, les ferries ont la gueule grande ouverte, les grues se sont mises en grève. Mais le chargement du Maltese Falcon (port d’attache : La Valette) se poursuit et le ronflement d’une meuleuse arrive d’un navire lointain, amarré à la digue du large.

Un peu plus tard, on voit même des hommes, venant d’on ne sait où, se rassembler autour d’une de ces caisses vertes qui parsèment les moles. C’est l’heure de boire un coup, avant de repartir griller sous le cagnard d’un autre poste, étouffer dans l’antre noir d’une autre cale.

Les jeunes du Burel eux aussi se sont rassemblés autour de la glacière d’Angelina. Ils se passent les bouteilles, ils engouffrent le goulot, ils aspirent la limonade comme un lait nourricier.
Les deux types de Toul font la même chose. Ils se retapent la corniche sous le cagnard, et se sont arrêtés au pont de la Fausse Monnaie, pour regarder une bande des quartiers s’amuser à plonger dans l’eau, une dizaine de mètres plus bas.

Bernadette elle-même laisse un moment son balai et fait couler un peu de thé dans le bouchon de son thermos. En buvant à petite gorgée, elle fait le tour des fidèles qui lui sont les plus familiers : ce garçon myope aux verres épais qui prie les mains entre ses cuisses, cette femme en pull jacquard qui cache constamment son visage, ce balaise qui tient son prie-Dieu comme on tiendrait les commandes d’un engin de levage.

Et Kliffa, qui connaît par cœur le geste de se désaltérer, ne manque pas de l’exécuter aussitôt réveillé, tandis qu’attiré par la foule et le bruit des haut-parleurs, il se dirige vers le champ de courses, tout à côté du Casino.

Sur les chantiers, les ouvriers ont soif qui laissent là leur pelle pour aller chercher à l’épicerie voisine un pack de bière. Dans les bureaux, les secrétaires ont soif qui ôtent leurs sandales et collent gentiment leurs lèvres à des quarts d’eau minérale.

Ont soif dans leurs cahutes les gardiens du cimetière, ont soif sur les tombes les fleurs qu’on a offertes aux morts.

— Alors Madame, où est-ce que je les mets, votre pot ?

— C’est pas là, on continue.

C’est le jeune Santiago qui s’adresse à la vieille Cingratti, au carrefour de deux allées désertes de Saint-Pierre. Il a repéré la dame à l’entrée et il s’est souvenu aussitôt de la Toussaint dernière, lorsqu’il était venu avec des camarades gagner quelques pièces dans le transport des chrysanthèmes. Il a tenté le coup, ça a marché. Mais il y a maintenant un bon quart d’heure que sa bienfaitrice le promène parmi les macchabées, et il commence à trouver le temps long.

— Vous voulez pas qu’on demande ?

— Non, petit, c’est bon.

Elle lui glisse une pièce, elle lui en promet une autre et ils repartent. Ils circulent longuement parmi les sépultures. Ils montent, ils descendent, ils vont et viennent entre les morts. L’errance a beau rendre les pierres uniformes, Jacques s’aperçoit qu’ils passent plusieurs fois par les mêmes carrés. Il pressent que la dame ne sait vraiment pas où elle va. Il demande :

— Tu sais où il est le tien au moins ?

Elle, comme prise en défaut, s’empresse de répondre :

— Je pense bien. Je pense bien. Il est là, là mon mari.

Et elle s’approche d’un caveau, comme si elle l’avait choisi au hasard.

— Je pense bien, il est là pardine…

Elle lit le nom sur la plaque :

— Bardizbanian, il est là-dessous, mon cher époux. Si tu savais, mon petit, le bon papa que c’était, et le bon mari. Bon artisan aussi. Pas son pareil pour vous ressertir une pierre. Mon mari, il prenait soin de moi, il prenait soin de tout. Il était calme, il était tranquille, il aimait la maison. Jamais il serait parti, il savait même pas nager.

Et là elle éclate en sanglot et elle déballe toute la vérité au gosse qui ne sait pas quelle contenance prendre.
— C’est pas vrai ce que je dis à tout le monde. Il est pas mort Cingratti. Il est parti avec une salope de bronzée des Catalans. Il est pas mort, il est pas mort.

Et elle pleure. Et il pleure avec elle.

Lire les épisodes précédents :


Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

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