Les Nouvelles Heures marseillaises : épisode 5
En 1876, le journaliste Horace Bertin publiait un délicieux ouvrage intitulé Les Heures marseillaises. Il offrait aux lecteurs, heure après heure, vingt-quatre croquis de sa ville. Cent quarante-deux ans plus tard, Michéa Jacobi reprend le principe et en fait un véritable feuilleton : Les nouvelles Heures marseillaises.
Les Nouvelles Heures marseillaises : épisode 5
Résumé des épisodes précédents : Ça y est Marseille est réveillée pour de bon. Bernadette, la femme de ménage de la Savine en est déjà à son troisième temple, le clochard Kliffa cherche un lieu propice à la mendicité, les supporters de l’OM arrivés de Toul le matin même traînent en ville. Et le petit Jacques Santiago, ayant décidé de ne pas aller à l’école, s’apprête à suivre leur exemple.
Neuf heures
Jacques aime beaucoup les petites fontaines qu’inventent les hommes en gilet jaune fluo. S’il ne devient pas voleur de Mercédès ou Gipsy King, il sera cantonnier. Ses jambes flotteront dans de larges pantalons bleus, son torse sera ceint d’une sorte de bande signalétique et il organisera, avec son ballet de fausse bruyère, des régates de cannettes et de papier gras au bord des trottoirs. Ou mieux, il vivra accroché à l’arrière des camions poubelles, possédant à fond l’art de siffler fort et bref pour que, les hommes de l’arrière ayant fait leur devoir, la benne puisse repartir.
Pour l’heure, il observe l’ouvrier Hazzan René, qui, ayant installé le morceau de tuyau coudé qu’il porte, comme une arme, à sa ceinture, s’apprête à procéder avec sa clé à robinet (le second instrument de sa magie), à l’ouverture des grandes eaux. Lorsque celles-ci surgissent, comme par enchantement, le cantonnier oriente le jet de façon à ce qu’il précipite vers les bouches d’égout la plupart des immondices. Puis laissant faire à la flotte son travail, il se dirige vers un autre chantier : celui de ramasser les feuilles que les derniers platanes, pauvres géants rescapés de l’épidémie de chancre rouge, ont précocement répandues sur le trottoir. Il se sert pour cela d’un ancien bac à légumes, récupéré sur un réfrigérateur hors d’usage. Cela augmente considérablement l’admiration que Jacques nourrit pour lui. Disons plutôt pour sa profession en général, puisque le gosse abandonne bientôt l’ingénieux employé pour en rejoindre un autre occupé aux mêmes œuvres hydrauliques, puis un autre, puis un autre encore, et se retrouve comme ça, sautillant de cataracte en cataracte, sur la place Saint-Michel que, les Marseillais, parce qu’elle occupe un plateau, appellent la Plaine. Là, il s’offre pour le principe (j’y suis et c’est gratuit) un tour de toboggan et un tour de tourniquet puis, comme il a des inclinations éclectiques, il décide de prendre la rue Thiers, où il y a des belles putes, même le matin.
Quelques dames sont là, tapies dans leurs encoignures, affalées sur leurs chaises, le cul posé comme des malheureuses sur les marches de leurs meublés. Des noires farouches, des vieilles mi-mielleuses, mi-renfrognées, une jeune, blonde et pâle, complètement ailleurs. Elles ne font pas à Jacques l’effet qu’il escomptait, aussi dégringole-t-il vers la Canebière pour aller admirer les photos des films dans le hall du Capitole. Mais le cinéma est encore fermé.
Il pense un moment monter à la gare. Rue de la Grande Armée, il s’arrête devant la porte entrebâillée de cette église à drôle de croix qui d’habitude est toujours close. Il entre. Il s’approche d’une dame en train en train d’épousseter un tableau. C’est une petite Chinoise qui, en se retournant, lui indique
— C’est Jean Chrysostome.
Et ajoute
— Là, derrière, c’est l’iconostase.
Elle a l’air gentil mais, comme il s’apprête à lui répondre, un méchant barbu sort du paravent couvert d’images. Jacques s’enfuit.
Il redescend vers la Canebière, il prend la direction du port. Il s’arrête devant la vitrine du magasin Bim Star où il admire longuement un bermuda équipé de seize poches, puis devant celle de l’épicerie automatique Casino qu’il regarde délivrer, avec une précision de juke-box, un paquet de galettes bretonnes à un travesti. Le type donne aussitôt les gâteaux à bouffer à son chien : un loulou obèse. Ça dégoûte le jeune Santiago qui, pour retrouver des personnes plus de morales, file vers le marché des Capucins. Il passe par la rue des Feuillants, juste pour le plaisir de humer les parfums de pizza et de kebab qui sortent déjà du snack En Suisse-le Palais du Roi. Il va même jeter un œil sur la fresque de carrelage. Un truc qu’il aime bien depuis qu’il est venu le voir avec sa classe, et que sa maîtresse lui a raconté l’histoire que ça racontait, celle de Gyptis et de Protis. Il se retrouve au carrefour où, pour appeler les amateurs de cigarettes, toutes les bouches chantent Malbrough, Malbrough, Malbrough light. Fasciné, il regarde les jeunes revendeurs faire leurs affaires, s’intéressant surtout à ceux qui, en catimini, vont se fournir dans des cartouches planquées sous les plaques d’égout, dans les gouttières et même dans les plots anti-stationnement. Au bout d’un moment, cette pantomime-là aussi l’ennuie et, entraîné par son propre tropisme et par celui de l’avenue où il divague, il va sans y penser vers la mer.
À la hauteur du Musée de la Mode une voix éraillée l’interpelle :
— Eh ! Lucien, t’y as pas un soleil ?
C’est le clochard Arnold Kliffa qui, au petit bonheur, tente de récupérer une pièce ou deux. Jacques est trop jeune et trop naïf pour ne pas prêter garde à son appel. Il s’indigne :
— Mais je m’appelle pas Lucien.
L’autre alors le saisit par la manche et lui explique dans un charabia mêlé d’allemand et de marseillais que Lucien, Jeannot ou Francis, c’est tout pareil, que ce n’est qu’un truc pour attirer l’attention et pour avoir plus de chance de recevoir quelques centimes. Jacques ne comprend pas trop. Il sent surtout la pression de la main sur son bras. Dès qu’il peut, il s’échappe et file sur l’autre trottoir. Il se retrouve à l’endroit ou le roi Alexandre de Yougoslavie fut assassiné, mais la plaque commémorative l’intéresse moins que le manège à l’ancienne qui tourne sans que personne n’ait trouvé bon d’enfourcher ses chevaux et ses licornes, moins que la grande fontaine d’aluminium qui lui paraît être un gigantesque urinoir. Qu’ils doivent être grands les géants, et qu’ils doivent pisser beaucoup.
Il arrive enfin sur le quai des Belges.
Il traîne un moment entre les tables des bistrots, à la recherche de Dieu sait quoi : des pailles, des capsules, des ombrelles pour ice-cream.
À la terrasse de l’OM Café, deux garçons, jeunes encore et le teint étonnamment pâle, l’interpellent.
— Dis petit, t’es pour l’OM toi aussi ?
Bof ! Qu’il répond. Bof ! Qu’il dit encore quand les mêmes lui demandent si elles sont bien, les îles vers lesquelles s’apprête à partir la navette, juste en face. Mais lorsque, sans prêter attention à sa réponse, les deux se lèvent et se dirigent radieux vers l’appontement, il décide de les suivre.
Il se retrouve sur le Quai des Belges. Les poissons du marché l’occupent un moment : il se laisse arroser par une saupe qui s’ébat dans son bac, tâte le rostre d’un espadon pour vérifier qu’il s’agit bien d’une arme mortelle, tire la langue à une baudroie qui lui fait la grimace, puis va se planter au bord d’un étrange amoncellement qui se dresse non loin de là, à même le macadam. C’est un tas de couvertures, de chiens et de tatouages. Des zonards qui, malgré l’heure avancée et la foule environnante, dorment tout près de l’eau. Il observe longuement les bêtes au pelage couleur de poussière dont les paupières mi-closes filtrent une sérénité mêlée d’inquiétude. Il leur murmure des choses que lui seul comprend et les animaux lui répondent par des clignements infimes, mais pleins de sous-entendus. Lorsque ce silencieux dialogue est terminé, il s’en va se poster près d’un pêcheur qui a abandonné sa ligne rudimentaire aux eaux glauques du port. Un type qui pêche rien, avec rien. Avec lui il s’accorde enfin un moment se songe et d’immobilité.
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