La justice enquête sur Naphtachimie après une importante pollution passée sous les radars

Enquête
le 7 Nov 2022
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Naphtachimie, l'un des plus gros industriels de la région installé à Martigues, est dans le viseur de la justice. Une enquête du parquet de Marseille a été ouverte pour pollution marine à l'hydrocarbure. Les faits remontent au printemps dernier. Ils étaient presque passés inaperçus.

Au premier plan, le bassin de sécurité dans l
Au premier plan, le bassin de sécurité dans l'anse d'Auguette de Naphtachimie où sont collectées les eaux de refroidissement de l'usine qui se retrouvent ensuite dans la mer. Photo : Violette Artaud

Au premier plan, le bassin de sécurité dans l'anse d'Auguette de Naphtachimie où sont collectées les eaux de refroidissement de l'usine qui se retrouvent ensuite dans la mer. Photo : Violette Artaud

“Il y avait une sorte de boue qui sentait très mauvais sur nos filets et sur les poissons. Comme s’ils avaient été trempés dans de la vase”, raconte à Marsactu William Tillet, premier prud’homme de pêche à Martigues. Entre avril et mai, plusieurs pêcheurs réitèrent cette mauvaise expérience à chaque fois qu’ils s’aventurent au large de la côte Bleue. “On a fini par comprendre qu’il s’agissait d’une pollution chimique. Je ne peux pas l’affirmer, mais il y a une suspicion que ça vienne de Naphtachimie. En tout cas, ça a la couleur et l’odeur du naphtalène”, ajoute le pêcheur, sans trop se mouiller.

Pour la justice, le doute est beaucoup moins présent. Selon les informations de Marsactu, le pôle santé publique et environnement du parquet de Marseille a ouvert une enquête préliminaire sur cet étrange épisode de pollution. Dans le viseur se trouve précisément l’industriel basé sur la plateforme de Lavéra, à Martigues, et spécialisé dans la fabrication d’hydrocarbures. Naphtachimie, l’un des plus gros pollueurs de la région, était à deux doigts de voir l’affaire se noyer discrètement, avant que la justice ne débarque sur son site.

Une pollution jusqu’à 10 kilomètres des côtes

Tout commence le 13 avril. Ce jour-là, Maritima informe d’un “incident” sur le site de la joint venture de Total et Ineos. “Une canalisation d’eau de mer (utilisée pour refroidir les échangeurs) a éclaté, pour des raisons encore inconnues. L’eau s’est répandue en quantité très importante, générant une inondation sur une grande partie du site. Les bassins en contrebas, contenant de l’eau et des hydrocarbures stockés en attendant d’être envoyés en station d’épuration, ont débordé”, écrivent nos confrères. Dans ce même article, la direction de Naphtachimie l’assure : “rien n’est sorti en mer.”

Les filets et les poissons étaient souillés par un genre de pétrole, mais on ne voyait rien en surface.

Dominique Dubois, préfecture maritime

Un incident minime, donc, selon l’industriel, et sans aucune conséquence. En tout cas jusqu’au mois de mai. Contactée par Marsactu, la préfecture maritime raconte une tout autre version. “Nous avons été informés début mai par la prud’homie de pêche de Martigues de quelque chose de très bizarroïde. Les filets et les poissons étaient souillés par un genre de pétrole, mais on ne voyait rien en surface, développe Dominique Dubois, chef de la division de l’action de l’État en mer à la préfecture maritime de la Méditerranée. C’est la première fois qu’on était confrontés à ce type de situation. C’était très curieux : normalement les hydrocarbures laissent au moins une sorte d’irisation sur l’eau. Là, il n’y avait rien.” La pollution est profonde. Les pêcheurs trouvent cette étrange substance marron et vaseuse jusqu’à 100 mètres de profondeur et 10 kilomètres* des côtes.

Similaire au fioul lourd

“Nous avons fait des analyses des résidus trouvés par les pêcheurs sur les filets et les poissons, et ça ressemble fortement à ce que fait Naphta, de l’huile de pyrolyse. La signature chimique semble être la même”, précise ensuite Dominique Dubois. L’huile de pyrolyse possède une partie flottante et une partie lourde. Si la partie flottante a pu être récupéré, la partie lourde a plutôt tendance à se disperser sur les fonds marins. Issue de techniques pétrochimiques, l’huile de pyrolyse est semblable à un fioul lourd, dangereux donc, pour le milieu aquatique.

La quantité déversée dans la mer, elle, reste un mystère.** “Nous ne le saurons jamais”, glisse une source proche du dossier. “Dans le cadre des investigations menées suite à l’accident d’avril, Naphtachimie avait estimé à 100 kg la quantité maximale d’huile de pyrolyse rejetée en mer”, indique la préfecture, sans pour autant le valider. En 2018, nous révélions une histoire similaire : une canalisation cassée chez Naphtachimie avait suscité une importante fuite d’hydrocarbure dans la mer. La quantité d’huile de pyrolyse déversée était alors estimée à 50 tonnes. Cette fois-ci, aucun chiffre n’a été communiqué. Quant à l’impact écologique, “il n’est pas connu précisément et fait l’objet d’un suivi par Creeocéan, société mandatée par l’industriel”, indiquent les services de la préfecture de région. La question de l’indépendance de la société qui réalise le travail crucial d’analyse est forcément posée.

Des mesures prises par la préfecture trois mois après les rejets

Toujours est-il que le 10 et le 11 juillet, plusieurs arrêtés sont pris conjointement par la préfecture maritime, la préfecture des Bouches-du-Rhône et de région pour interdire la baignade et toute activité en lien avec la pêche sur une étendue allant de l’enceinte du Grand port de Marseille jusqu’aux eaux territoriales. Autrement dit, auparavant, c’est-à-dire trois mois durant, aucune mesure de protection n’a été appliquée par la préfecture***. Seule la municipalité a pris un arrêté le 22 avril pour interdire la pêche et la baignade autour du site. La procédure d’instruction des arrêtés préfectoraux a elle-même pris deux mois. “Il a fallu déterminer la zone atteinte par la pollution, puis le temps que la machine lourde de la préfecture de région et départementale se mette en marche”, justifie le chef de division de la préfecture maritime.

Drone sous-marin, navire de la marine nationale, plongeurs… Après avoir déployé l’artillerie lourde, les services de l’État vont finalement lever les interdictions le 16 septembre. La pollution n’est alors plus visible. “Les analyses étaient normales et il n’y avait plus rien sur les filets, plus de traces de cette pollution particulière”, conclut Dominique Dubois avant de confier : “A-t-elle disparu ? S’est-elle évaporée ? Ou est-elle partie plus loin ? Nous n’avons aucune idée.” 

Reste à comprendre pourquoi les premières investigations ont débuté 10 jours**** après l’incident. Une autre question reste en suspens : pourquoi l’alerte est-elle venue des pêcheurs puis de la préfecture maritime et non de l’industriel, du Grand Port de Marseille qui accueille Naphtachimie dans son enceinte et a une mission de contrôle ou des services de préfecture de région chargés du contrôle de ces installations ? Contacté, Naphtachimie n’a pas donné suites à nos sollicitations.

Le port assure avoir pris les mesures adéquates dès le début des déversements.

Interrogé par Marsactu, le port assure avoir mis en place les procédures adéquates. “En cas de pollution, le rôle du port consiste à donner l’alerte à tous les acteurs concernés via une procédure d’urgence de sécurité : services de l’État, police de l’eau et les marins-pompiers. Le port prend les premières mesures, notamment la mise en place de barrage pour confiner la pollution. Ensuite les marins-pompiers prennent le commandement des opérations. Cette procédure a été déployée pour cet accident précis”, écrit son service de presse.

Silence de la préfecture de région

Qu’en est-il des services de l’État ? “Pour le Grand port maritime de Marseille et l’industriel, le problème avait été traité. Pour nous, c’était donc terminé”, tente le représentant de la préfecture maritime qui a prévenu la justice suite à l’alerte des pêcheurs. La préfecture de région, et plus précisément, la direction régionale de l’environnement (Dreal), est censée avoir été informée dès l’incident. Selon une source proche du dossier, la justice elle-même se questionne sur ce manque de réaction de ce service déconcentré de l’État.

“À aucun moment l’industriel n’a alerté les services de l’État sur l’envoi possible de quantités importantes de résidus d’huiles en mer”, se défend la préfecture**. De leur côté, les pêcheurs attendent avec impatience les résultats de l’enquête. “Quand on aura les preuves que cette pollution provient bien de Naphta, et qu’on aura amené celles du manque à gagner, on pourra demander des indemnisations”, envisage William Tillet. Depuis la levée de l’interdiction de pêche en tout cas, “on n’a plus rien constaté”, assure-t-il. Le naphtalène est passé entre les filets des pêcheurs. Il est désormais dans ceux de la justice.

* La préfecture des Bouches-du-Rhône a fini par faire, le 24/11/22, une réponse écrite à Marsactu. Elle indique notamment qu’une pollution a été constatée à plus de 10 kilomètres des côtes, et non seulement 4, comme nous l’avions écrit.

** Dans sa réponse, la préfecture indique également : “Aucun moyen n’avait alors été déployé pour scruter des zones plus profondes en mer dans la mesure où, à cette date, aucune suspicion relative à une éventuelle pollution des fonds marins par des quantités importantes d’huiles de pyrolyse n’avait lieu d’être. De fait, à aucun moment l’industriel n’a alerté les services de l’État sur l’envoi possible de quantités importantes de résidus d’huiles en mer ; au contraire, dans le cadre des investigations menées suite à l’accident d’avril, Naphtachimie avait estimé à 100 kg la quantité maximale d’huile de pyrolyse rejetée en mer, sans toutefois étayer cette estimation par une justification consolidée.”

*** Toujours selon la préfecture, un arrêté municipal a été pris le 22 avril pour interdire la baignade et la pêche autour du site. La DDTM (direction départementale des territoires et de la mer, service de la préfecture) aurait quant à elle transmis des consignes aux pêcheurs en eaux profondes.

**** Les premières investigations en mer ont débuté le 21 avril, soit 9 jours après l’incident et non “quelques semaines” comme nous l’avions écrit.

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Commentaires

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  1. Marc13016 Marc13016

    Je vais tâcher de me souvenir si j’ai mangé du poisson venant de la côte bleue entre avril et septembre 2022 … Et je me suis sûrement baigné à la plage de Fos dans cette période. Brrr, ça me donne des frissons !
    N’empêche, le plus scandaleux, c’est que l’industriel n’a pas lancé l’alerte. Il a bien vu qu’une canalisation avait cassé, et que de l’eau souillée s’était déversée dans la mer.
    Autre soucis : pourquoi les dispositifs de surveillance n’ont pas alerté eux non plus ? Les pêcheurs ont fait des remontés d’information, pas écoutées semble-t-il, du moins pas assez rapidement.
    Cette affaire va au delà de la simple indemnisation du manque à gagner de l’industrie de la pêche. Elle interroge le système de surveillance des pollutions sur la zone industrielle du GPMM.
    Que la justice enquête … Et que la presse publie les résultats de l’enquête, ça mérite d’être connu ! Et que les dispositifs s’améliorent en capitalisant les expériences.

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