[Aix à l’Ouest] Au Jas-de-Bouffan, nouvelles façades et vieux problèmes

Série
le 23 Août 2023
1

À Aix, l'urbanisation va vers l'Ouest. Passés les grands ensembles du Jas de Bouffan, de nouveaux immeubles de standing transforment le paysage. Au fil des étés dans le village de sa famille, notre journaliste Clara Martot Bacry a vu la bascule du rural au périurbain. Dans ce quatrième et dernier épisode, elle finit son parcours au pied des logements sociaux de "la ZAC".

La Maison de la justice et du droit au Jas-de-Bouffan, incendiée lors des émeutes fin juin. (Photo : CMB)
La Maison de la justice et du droit au Jas-de-Bouffan, incendiée lors des émeutes fin juin. (Photo : CMB)

La Maison de la justice et du droit au Jas-de-Bouffan, incendiée lors des émeutes fin juin. (Photo : CMB)

Je vois d’abord les deux sœurs qui tuent le temps à l’arrêt de bus. Nolwenn et Océane, 15 et 21 ans, font beaucoup plus que leur âge. “Aix, ça a jamais été une ville de racailles. Il y a quelques petits merdeux, mais comme partout”. Comme leur mère, elles ont toujours vécu dans la zone d’aménagement concerté (ZAC) du Jas-de-Bouffan. Le père habite ailleurs, mais il a “refait sa vie” alors elles n’y vont pas. De toute façon elles ne sont pas invitées. Océane est fâchée. Les secrets de famille se mélangent à la vie de quartier. “Ici, tout le monde se connaît.” Mais les gens changent. Parfois même, ils partent. Et les deux sœurs qui restent perdent leurs repères. “Ils ont tout refait !”

Le Jas-de-Bouffan est une immense zone résidentielle de 6 000 habitants. Reléguée à la porte du centre-ville d’Aix, elle sera la dernière étape de mon parcours sur la route d’Éguilles. Ici, pas d’immeubles de standing (lire l’épisode 1), pas de villas d’architectes (lire l’épisode 2), mais des logements sociaux qui se déclinent sur 30 hectares.

Depuis le début de leur adolescence, Nolwenn et Océane traversent la rue pour s’aérer dans les galeries du Géant Casino (lire l’épisode 3), même si la fermeture du H&M il y a deux ans les rend à leurs yeux nettement moins intéressantes. L’autre option consiste à attendre ici le bus qui les amènera en centre-ville, “où la mentalité est différente, un peu plus parisienne”. Les deux filles dorment à la ZAC mais n’y traînent pas. En septembre, Nolwenn fera son entrée au lycée public de Célony, une ville voisine. Océane est vendeuse dans le prêt-à-porter à Marseille, où elle se rend souvent en train pour marquer un arrêt à Saint-Antoine et rejoindre ses amis. Ces fréquentations ne plaisent pas au paternel. “Mais je m’en fous. Je fais ce que je veux.”

Les immeubles du Jas-de-Bouffan ont presque cinquante ans. La comparaison avec les quartiers Nord de Marseille vient spontanément dans toutes les conversations, toujours pour dire que le mal est moindre à la ZAC. “Ici, c’est calme”, rassurent les deux sœurs. “Les HLM sont bien entretenus. Et c’est pas trop sale.” Il faut dire que le secteur a fait l’objet d’importantes rénovations. Ces dix dernières années, la très grande majorité des immeubles ont été modernisés. Tout comme les routes. Celles qui quadrillent le quartier ont toujours été des axes stratégiques pour rejoindre l’A51 (direction Marseille) et l’A8 (direction Nice). C’est comme ça que moi aussi, normalement, je pratique le Jas-de-Bouffan. Mais ce jour-là, je l’ai traversé à pied. Je crois que peu de gens le font. Ce n’est pas dangereux, mais c’est vide.

L’entrée nord de la ZAC du Jas-de-Bouffan, à Aix. (Photo : CMB)

Des gentils et des méchants

Julian*, 17 ans, est planté sur son scooter devant la maison de la justice et du droit. Notre rencontre est un hasard complet mais on dirait qu’il m’attendait. C’est le premier endroit que je voulais voir. La porte annexe du bâtiment présente des traces de fumée, exactement comme je l’imaginais. Dans la nuit du samedi 1er juillet, alors que le centre-ville de Marseille était retourné par les émeutes, il ne se passait strictement rien à Aix-en-Provence. Sauf ici. Les jeunes du Jas-de-Bouffan sont les seuls à avoir exprimé leur colère ce soir-là. Ils n’ont rien pillé, mais ont incendié la maison de la justice et du droit de leur quartier. Et Julian en était.

On voulait pas brûler chez nous parce que c’est bête.

Julian, 17 ans

“Chez les policiers, il y a des gentils et des méchants, c’est comme partout”, philosophe-t-il. Le soir des émeutes, il était là pour “l’hommage” à Nahel. Il ne détaillera pas la somme des micro agressions policières qu’il dit avoir vues au quartier, mais il est persuadé d’une chose : “Nahel, on se disait que ça pouvait arriver ici”. Alors ce samedi 1er juillet, les jeunes se sont mis à en parler. “D’abord on s’est appelés. Et on a créé plusieurs groupes Whatsapp. On a commencé àrajouter plein de gens. Et le soir, il y avait encore plus de gens que prévu.” D’abord en bas de la résidence des Marsouins, là où les jeunes se retrouvent tous les soirs pour passer le temps. “Mais on voulait pas brûler chez nous parce que c’est bête.” Est-ce qu’ils voulaient atteindre un symbole de l’État ? Je lui arrache un “oui”, mais peut-être qu’il l’aurait dit autrement avec ses mots à lui.

Le bâtiment n’a pas brûlé longtemps, les jeunes ont fait péter quelques mortiers et la police a regardé sans aller au contact. Du côté des Marsouins, ils ont essayé de forcer l’accès à la mairie annexe, sans succès. “C’était gentil”, conclut Julian. La maire Sophie Joissains est venue immédiatement sur place. “Ces institutions, très fréquentées et utiles aux habitants, sont un symbole fort de la République”, a-t-elle déploré sur Facebook. La Ville a déposé plainte pour tenter de retrouver “les très jeunes” auteurs. L’élue aussi philosophe : “la société peut aider et accompagner mais ne peut en aucun cas se substituer aux parents”.

Au creux du mois d’août, les commerces de la ZAC sont peu fréquentés. (Photo : CMB)

Bouger vers Marseille

Et l’été a commencé. Julian fréquente parfois la piscine du quartier qui vient de rouvrir, après deux ans de travaux. Mais quand il trouve un collègue qui peut conduire, il préfère “partir à la mer, à La Ciotat”. La semaine prochaine, il commencera un tout nouveau travail en CDI dans la restauration, trouvé avec l’aide de la mission locale. Il y a appris à bien se présenter, à refaire son CV, “c’est des choses importantes qu’on peut pas savoir faire de nous-mêmes”. Il avait déjà enchaîné beaucoup de petits boulots. Le premier de tous, il l’avait décroché à 14 ans en bas de chez lui : “charbonneur”. Comprendre, vendeur pour le réseau.

“J’ai fait ça quelques jours par-ci par-là, comme tout le monde. J’en suis pas fier, c’est des bêtises de jeunesse. Mais faut pas croire que c’est de l’argent facile. C’est tout sauf facile ! Tu travailles de 10h à minuit, tu subis des pressions…” Aujourd’hui les dealers sont partis. “Le point de deal, il était là depuis que je suis né. J’ai grandi avec. C’est le premier été où ils sont pas là. Ils ont mis beaucoup de gens en prison ces derniers mois.” Pour conclure, Julian a besoin de dire que “les gens se trompent sur Aix. Ils pensent que c’est une ville de bourgeois. Mais ici, on n’est pas des bourgeois !”

Ils ont rénové mais ils ont rien fait pour les petits. Pas de stade, pas de plan d’eau…

Karim, 32 ans

À l’heure de la sieste, les seuls passants du coin se dirigent vers l’îlot des commerces : un Super U, un salon de coiffure, une boucherie, une boulangerie. Je croise Mehdi et Karim, 28 et 32 ans. Le second, forestier-élagueur, a quitté son quartier natal pour le village des Camoins à Marseille, où il a trouvé “dans le neuf”. Avec les rénovations, dont la plupart ont été bouclées en 2019, le Jas-de-Bouffan n’a pourtant plus l’air si vieux. “Ils ont rénové mais ils ont rien fait pour les petits. Pas de stade, pas de plan d’eau…” Mehdi le coupe. Besoin d’aller à l’essentiel : “c’est dur, ici. La misère, le manque de travail. Moi j’ai pas de diplôme et c’est dur.” Karim reprend : “si tu as 15 ans à la ZAC, y’a rien pour toi. Les jeunes, ils bougent vers Marseille dès qu’ils peuvent.”

Nouveau décor

Rachid le boulanger en vient. Il travaille au Jas mais habite à la cité Jean-Jaurès, dans le 14e. Vivre à la ZAC ? “Jamais ! C’est mort ici.” Saïd le boucher vient lui de Manosque tous les jours. Comme Julian, il se félicite du départ du réseau de drogue : “les flics ont bien travaillé”. Mais ça ne règle en rien ses problèmes à lui : des impayés qui s’entassent derrière le comptoir, l’inflation qui l’a poussé à augmenter des produits qu’il avait toujours vendus à un euro tout rond (le lait, le sel, la semoule), les marges qui continuent de reculer…

Saïd est le gérant de la boucherie du Jas-de-Bouffan. (Photo : CMB)

Saïd est bavard. “On travaille pour la gloire !” Il a le regard triste. Et les clients trinquent, aussi : “on me demande de la viande à crédit. Mais parfois je connais pas les gens, et c’est un risque pour moi. Il y a des malheureux, ici. Ils viennent avec une pièce de deux euros et me demandent si c’est assez pour une ou deux merguez.” Sa conclusion à lui : “ce qui manque ici, c’est de parler aux jeunes. Et une mosquée.”

En traversant le Jas-de-Bouffan, je crois comprendre que certains habitants vivent à l’abri de ces angoisses. Cela dépend des ruelles et des immeubles. Mais devant certains, on y trouve des voitures très bien entretenues. Des dépôts d’ordures remplis de meubles cossus. Des couples, des personnes âgées, des familles qui vident de leurs coffres des sacs d’enseignes de marque. Des églises et des résidences protégées par des grillages. Sur ces balcons fleuris, à plusieurs centaines de mètres des HLM modestes, la vie peut aussi offrir la sérénité d’un quotidien périurbain.

Une façade de la ZAC en rénovation au Jas-de-Bouffan. (Photo : CMB)

Et puis partout, il y a toujours des gens pour prendre la vie du bon côté. Comme Mahina, 13 ans, qui habite aux Marsouins. Le coup de peinture sur les façades et la création d’un potager partagé font oublier la mauvaise réputation de cette grappe d’immeubles. L’adolescente n’en demande pas plus : “c’est le meilleur quartier. C’est familial, on se pose sur les bancs le soir, on discute jusqu’à tard…” Mahina fait du foot et de la boxe au centre social. Si elle admet avoir affaire parfois à quelques “drogués” dans le quartier, elle a appris à vivre : “quand on les connaît, on voit qu’ils sont pas méchants. C’est comme pour n’importe qui.”

À l’arrêt de bus, je croise Nadia, qui a adopté la stratégie inverse : “je dors à la ZAC, mais c’est comme si je ne vivais pas à la ZAC. Les activités pour mes enfants, j’allais en centre-ville. Et moi, je ne traine jamais là. C’est important de sortir les jeunes, on a dû vous le dire. Mais moi, je pense qu’il faut aussi sortir les parents. Surtout les mamans ! Elles ont toujours la tête sous l’eau !” Alors je repense à toutes ces familles aisées qui “sortent” de la ville pour trouver répit dans ce coin d’Aix. Derrière les grilles des immeubles rénovés du Jas, dans les belles résidences de la route d’Éguilles, sous la pinède du village des Figons. Et dans les petits blocs HLM du Jas-de-Bouffan, les pionnières et les pionniers de ces quartiers regardent les nouveaux venus défiler. Aix, toujours plus à l’Ouest ?

*Le prénom a été modifié.

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Commentaires

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  1. AG AG

    Bonjour, vous écrivez « Nolwenn fera son entrée au lycée public de Célony, une ville voisine ». Mais c’est au contraire un lycée privée à Aix en Provence.

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