[Marseille secret] Dans le dépôt de munitions de la Kriegsmarine grâce à Sénèque

Chronique
le 24 Fév 2024
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Guillaume Origoni, photographe et journaliste, raconte des pans de Marseille qui ne se donnent pas à voir au premier regard. Explorateur de l'urbain, il aime se glisser dans les lieux abandonnés, cachés voire oubliés. Dans Marseille secret, il partage ses excursions les plus marquantes. Cette semaine, petit tour de nuit dans un tunnel qui mène à un ancien dépôt de munitions.

Derrière le mur, s
Derrière le mur, s'ouvre un souterrain assez vaste, creusé par la Kriegsmarine. (Photo : Guillaume Origoni)

Derrière le mur, s'ouvre un souterrain assez vaste, creusé par la Kriegsmarine. (Photo : Guillaume Origoni)

Le hasard fait parfois bien les choses. Depuis plusieurs semaines, les repérages effectués pour la présente série de chroniques se sont transformés en retentissants fiascos. Là, un commerçant traîne la patte pour que je puisse accéder à ses sous-sols, ici ce sont des portes soudées et blindées qui se trouvent dans un jardin dont les propriétaires refusent l’accès. Quelquefois, même si le repérage se déroule bien, c’est le contact avec l’objet du désir qui se révèle décevant. 

Le coup de pouce de Saint François

Il arrive aussi qu’un repérage donne lieu au télescopage de deux mondes poursuivant chacun des objectifs différents. En ce début du mois de février, me voici donc près de la mer avec les yeux qui font le va-et-vient entre les toits et le sol. Ma prochaine chronique est prévue pour la fin du mois et vous l’avez compris, je n’ai pas de sujet. Si je suis là, c’est parce que, minot, il me semblait bien qu’il y avait une ouverture au pied de cette mini-falaise. Je ne peux voir autre chose qu’un coup de pouce de saint François de Sales, patron des journalistes, dans la suite des événements.

Lorsque j’arrive sur les lieux, l’endroit est en plein chantier, des hommes travaillent à la sécurisation de la paroi. Suspendus en rappel à mi-hauteur, ils me gueulent – à juste titre – instantanément de déguerpir, “Vous voulez vous prendre une pierre sur la tête ? Ça vous tuerait net !” Mais en suspension,  ils ne peuvent pas faire grand-chose contre mon obstination adolescente. Je continue mon chemin et constate que tous les accès, à ce que je soupçonne être un tunnel oublié, sont cimentés.

Je m’entends dire à voix haute, “Caramba ! Encore raté !” et je maronne sévère devant cet énième potentiel sujet qui tombe à plat. J’imagine aussi la mine dégoûtée de Benoît Gilles alors que je lui propose une chronique en bois, du genre “La dernière savonnerie de Marseille” ou “La baie des singes : ce paradis au bout du monde”. Et pourquoi pas “L’Estaque de Robert Guédiguian” tant qu’on y est ? La faim n’excuse pas tout !  

Non mais j’hallucine, vous n’avez pas vu que c’est interdit d’accès ?

Un technicien

 

En rebroussant chemin, je tombe nez à nez avec le chef de chantier et un autre technicien. Ces deux-là sont bien sur le plancher des vaches et ils ne sont pas contents. Chose qui m’arrive souvent, ils s’adressent à moi avec un mélange d’agacement et d’incrédulité devant un quinqua qui agit comme un minot : “Non mais j’hallucine, vous n’avez pas vu que c’est interdit d’accès ?” Le plus jeune lui emboîte le pas “Vous voyez ce trou dans le grillage, c’est une pierre qui est tombée de la paroi, qui a traversé le grillage et a défoncé une voiture ! Et vous, tranquille, vous rentrez dans le chantier sans protection. Vous n’êtes même pas venu nous voir“.

Échec et mat. Ils ont raison, j’ai un peu tout faux sur cette approche. J’ai agi comme un débutant en faisant fi de l’intégration minimale requise à n’importe quel théâtre d’opération. J’explique donc le motif de ma présence. Ça les amuse un peu mais pas beaucoup et pas longtemps. Je rétorque que si “chaque fois que l’on me dit “non”, “ce n’est pas possible”, “c’est un terrain privé” ou “faites une demande” ; “il ne me reste plus qu’à changer de métier“.

Dialogue courtois, mais vif

Le dialogue courtois mais assez vif se termine par : 

Je reviendrai ce week-end. 

– Tous les accès sont fermés, vous allez revenir pour rien et je vais signaler votre présence.

– Mais non ne faites pas ça ?!

– Ben si ?!

– Ben non ?!

En réalité, je ne comptais absolument pas revenir, ayant constaté par moi-même qu’il est impossible d’entrer. L’après-midi, l’un de mes amis, Scala, me partage un plan via messenger. On y voit le tracé d’un souterrain assez vaste, creusé par la Kriegsmarine (que l’on croise décidément assez souvent dans ces chroniques). Je regarde la localisation et comme vous l’avez vraisemblablement déjà compris, il s’agit du tunnel dont j’ai fait les repérages le matin. Je signale donc à mon camarade que tous les accès sont bouchés par des cairons. Scala est bien plus expérimenté que moi et propose que nous fassions un nouveau repérage, le soir, lorsque le chantier est à l’arrêt. Bien que je sois sûr de mon coup, j’accompagne Scala et deux de ses acolytes en pleine nuit. Notre surprise est totale lorsque nous arrivons, car une autre équipe de cataphiles est à l’œuvre. Encore plus surpris que nous, ils détalent à notre vue et nous laissent profiter de leurs efforts sans que nous l’ayons demandé. “La chance, c’est quand la préparation rencontre l’opportunité” a dit Sénèque. 

La confrérie secrète des hédonistes sans le sou

Le béton est éventré et permet l’incursion dans les boyaux rocheux de cet ancien dépôt de munitions. On y rentre les deux mains en avant, puis on passe la tête, les épaules et on plonge dans le tas d’immondices qui jonchent le sol. Des SDF y vivaient et avaient accumulé à l’entrée de ce souterrain tout ce qu’il est imaginable de récupérer et parfois également ce qu’il l’est moins, comme ce godemichet couleur chair et modèle de base.

Une fois que nous sommes tous à l’intérieur, les frontales s’allument, boîtiers et caméras sortent des sacs. Rapidement, nous enjambons une porte blindée dont la partie basse n’est pas solidaire de la partie haute. Cette dernière est figée en position ouverte par le temps et la corrosion. C’est la première partie du sas qui est complétée par une seconde porte, moins épaisse et également figée en position ouverte. Scala, à qui rien n’échappe, me fait remarquer le joint qui est toujours présent et étonnamment conservé, “Tu vois, ça, c’est pour protéger des attaques portées avec des gaz de combats“. Et bien non, comme d’habitude, je ne vois pas ce qu’il est capable de repérer immédiatement. Cette acuité lui permet de comprendre et de reconstituer une partie de l’histoire des lieux qu’il visite au cours de ses nombreuses incursions dans ce Marseille souterrain.

L’ensemble est vaste. Tout est creusé à même la roche et des traînées de barre à mine sont toujours visibles. Il n’y a que très peu de parties maçonnées pour renforcer l’ensemble. Les quatre galeries principales forment un rectangle lui-même traversé par des coursives qui permettent de passer de l’une à l’autre sans avoir à parcourir l’ensemble du périmètre ou de revenir sur ses pas. À l’opposé de l’entrée que nous avons franchie se trouve le second point de passage entre l’extérieur et l’intérieur. Il est entièrement muré et renforcé par une structure métallique. C’est sûrement pour cette raison que nos prédécesseurs ont choisi de passer par l’autre entrée.

Ici aussi les premiers mètres sont envahis par l’amoncellement d’objets qui devaient appartenir à un ou plusieurs SDF. Le sol disparaît sous cet entrelacs de polystyrène, chiffons, bouteilles, matelas, vêtements. Il y a aussi une petite table avec une chaise et des protéines destinées aux culturistes. Apparemment, les anciens résidents n’avaient renoncé ni au sport, ni au sexe. Une confrérie secrète des hédonistes sans le sou ?

Dark entries

En rebroussant chemin, on me fait remarquer l’état quasi neuf des quelques renforts de béton qui soutiennent les grilles encore présentes, “Ma foi, j’ai fait faire le béton chez moi, il y a dix ans. Il s’effrite déjà et ça m’a coûté un bras, la prochaine fois je prends des maçons allemands !” Commente l’un d’entre nous. Les grilles en question délimitaient vraisemblablement la partie réservée du souterrain, “C’est ici que devaient être stockées les armes et les munitions. On distingue clairement que toute une partie du dispositif est mieux sécurisée“, ajoute Scala, alors que moi, j’ai le titre « Dark Entries » de Bauhaus qui tourne en boucle dans ma playlist mentale.

Plus loin, dans une niche et en hauteur, se déversent d’une trappe, terre et cailloux. L’endroit est exigu, c’est un boyau dans lequel il faut ramper et ne pas être claustrophobe. Le plus jeune d’entre-nous, volontaire, plein d’entrain et à l’optimisme communicatif me demande, “On y va ? On va voir ?“. Je lui réponds, “Non, toi tu y vas et moi je t’attends ici en maudissant mes hernies discales”. Je le vois se hisser et s’enfoncer dans les viscères de la terre marseillaise. Très vite, je ne distingue plus aucune lumière et je n’entends plus rien. C’est une constante de certains souterrains. Le son ne porte pas. Très vite, même lorsque nous sommes séparés de quelques mètres, il est impossible de s’interpeller, même en levant la voix.

Au bout de quelques minutes, mon compagnon cataphile revient. J’aperçois d’abord la puissante lumière du projecteur qu’il trimballe avec lui, puis la terre qu’il déplace tombe de la trappe comme si elle tentait de purger ce corps étranger. Puis, arrivent les jambes, les bras et enfin la tête. Cet homme s’offre le luxe d’une seconde naissance. Grâce à l’élan vital naturel et la volonté de prendre sa place dans le monde des vivants, il sort de son tombeau de roche et confirme que la pente raide dans laquelle il vient de ramper rejoint un point d’extraction à mi hauteur de la falaise. 

Ceux qui nous ont précédés ont tracé sur le mur une croix de Lorraine. Peut-être une tentative d’exorcisme pour chasser des lieux l’esprit maléfique de l’armée allemande alors dévouée à ce caporal, mauvais peintre, défoncé aux amphétamines et minable stratège ?

Certaines porcelaines destinées, jadis, à distribuer le courant dans cette caverne des anciens, sont toujours à poste, tout comme ces tuiles coniques qui, emboîtées les unes dans les autres, servaient à épouser les arches du souterrain.

“On boulègue”

Une fois sortis, crasseux et fatigués, nous nous accordons pour une prochaine virée dans ce Marseille que peu connaissent et qui nous passionne. Mais T. nous met en garde : “Je vous le dis à tous, la prochaine fois c’est du matin au soir et pas de casse-couilles pour dire, j’ai mal aux pieds, je suis fatigué ou je me suis coupé, hein ? On boulègue !

Si j’arrive à bouléguer et si ça vaut le coup, je vous raconterais ! En attendant, soyez curieux, inventifs, allez toujours avec prudence, respect et détermination partout où vous entendez la phrase suivante : “Non mais là c’est interdit, faut pas y aller !“. Il ne s’agit pas seulement d’un jeu, il est aussi question d’être témoin de l’histoire qui se délite sous nos yeux et de notre vivant. À Marseille ou partout ailleurs. La grande histoire ne peut se faire sans la petite. Nous sommes (tous !) la petite histoire et c’est déjà pas mal du tout.

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Commentaires

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  1. PierreLP PierreLP

    Des maçons allemands ??? Ce n’était pas plutôt des français requis par des nazis ?

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  2. Mouloud Mouloud

    Salut,
    Ça me rappelle mes aventures enfantines dans le château de Vaudrans sur les hauteurs de la Valentine qui n’existe plus.
    Il avait été réquisitionné par les allemands et il possédait des cellules en sous-sol et un souterrain. Au-delà de l’intérêt du sujet, je voulais exprimer le plaisir que j’ai ressenti face au style de l’écriture utilisée par l’auteur de l’article. Les tournures et les paraboles employées rendent la lecture très plaisante.
    Merci
    Cordialement
    MB

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  3. Annie Annie

    Bonjour, la chronique est sympa mais on n’a même pas la moindre idée de l’emplacement de ce fameux tunnel ?

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