À Noailles, l’habitat indigne hante toujours la rue des Feuillants

Le mur commun aux numéros 16 et 18 de la rue des Feuillants présente un risque d'effondrement. Les habitants du 16 (à droite) ont été évacués. (Photo : Myriam Léon)

“Le 22 mars nous avons signé le bail, le 30 nous avons emménagé et le 5 nous étions évacuées.” Édith et ses deux colocataires pensaient avoir eu la chance de trouver un appartement de 80 mètres carrés en duplex refait à neuf, en plein centre-ville, pour un loyer correct : 1200 euros. Rassurées par le permis de louer délivré par les services de la métropole, elles n’ont pas tiqué sur son emplacement au cœur de Noailles. Bilan, elles n’ont même pas eu le temps de déballer leurs cartons avant de se retrouver à l’hôtel. “Les services de la mairie m’ont appelé le 5 à 14 h pour me dire d’évacuer à 15 h, j’étais en cours à Luminy, c’était matériellement impossible, j’ai pu négocier un délai jusqu’à 18 h, raconte l’étudiante. La Ville m’a indiqué un hôtel où aller, il y a eu quelques petites galères de réservation, mais le service des personnes évacuées de l’Adrim nous a bien accompagnées.”

J’imagine que nous sommes nombreux dans cette ville à réaliser un premier achat et à se retrouver avec des surprises.

Un propriétaire occupant

L’arrêté de “mise en sécurité procédure urgente” (péril imminent) qui frappe le 16, rue des Feuillants, fait suite au signalement du propriétaire occupant du premier étage. “Je voyais une fissure s’élargir dans ma chambre avec le mur qui gonflait, je voulais comprendre. Le lendemain, j’étais à l’hôtel.” Lui et sa compagne ont acheté en 2021, sans trop se préoccuper de l’historique de la rue des Feuillants qui a connu de nombreux périls après les effondrements rue d’Aubagne le 5 novembre 2018. “Nous voulions nous installer à Marseille et c’est un quartier qui reste abordable, j’imagine que nous sommes nombreux dans cette ville à réaliser un premier achat et à se retrouver avec des surprises.” 

Bombement accompagné d’un effondrement

Les constatations des experts de la mairie stipulent un “bombement accompagné d’un effondrement ponctuel du mur porteur séparant les immeubles du 16 et du 18 avec risque d’effondrement partiel de l’immeuble et du mitoyen”. Curieusement, si les habitants des quatre appartements ont dû plier bagage prestement, le commerce du rez-de-chaussée poursuit son activité. Nouveau royaume des épices, le Palais d’Aladin a ouvert le 30 mars. Pour justifier sa “non-évacuation”, le patron, Abdou El Keurti montre fièrement son plafond dont les poutres apparentes affichent un parfait état. “Cet immeuble, c’est le plus beau de la rue des Feuillants !”

Il compte quand même parmi les six bâtiments du 1ᵉʳ arrondissement frappés d’”une mise en sécurité urgente” en 2024. Et, il est mitoyen d’un des plus laids, le 18. À l’évocation de ce voisin, l’épicier trentenaire fanfaronne moins et lâche un “sans commentaire… même s’il appartient à mon frère”. En effet, en mai 2023, le sexagénaire rodé aux transactions immobilières, Djilali El Keurti acquiert une propriété qui appartenait à la galaxie de Morde Khai Didi, gérant de nombreux hôtels meublés surnommé “le roi des marchands de sommeil” et mis en examen en septembre 2023, entre autres pour escroquerie et soumission de personnes vulnérables à des conditions indignes d’hébergement.

Au numéro 18, Service Paradis, une des nombreuses sociétés de Djilali El Keurti, cultive l’art du mélange, location de bien immobilier et… boucherie. Sur place, le propriétaire n’est pas là, il vit dans le 8ᵉ arrondissement et vient peu en centre-ville. Le gérant de la boucherie, Mohammed El Keurti reconnaît avoir eu la visite des agents de la sécurité de la Ville. “Ils ont constaté qu’il n’y avait aucun problème”, balaie-t-il, confiant dans sa boutique au carrelage flambant neuf et aux lambris à peine moins éclatants. D’ailleurs attentif au détail, il interrompt la conversation pour ordonner à un de ses employés : “Retire ce bout de ficelle sur le rôti”.

Si le commerce fraîchement rénové étincelle, l’immeuble, par sa porte grande ouverte, offre un décor bien moins appétissant. Dans l’entrée, les doublages de placo arrachés laissent apparaître des coulures d’humidité sur des murs rongés par le salpêtre, les marches de l’escalier flanchent dangereusement. Au premier étage, des fils électriques pendent des plafonds éventrés… Le bâtiment semble abandonné et vide, même si des vendeurs de rue y passent pour cacher ou récupérer des produits. À l’évocation de ces désordres, le boucher se concentre sur sa conversation téléphonique avec un fournisseur Internet et disparaît au fond de la boucherie.

Le hall d’entrée du numéro 18 de la rue des Feuillants. (Photo : Myriam Léon)

Consolidation nécessaire

Pourquoi le 16 a-t-il été évacué, sans que le 18 soit inquiété ? Pourquoi les commerçants reçoivent-ils du public, quand l’arrêté de mise en sécurité évoque “un risque d’effondrement” ? Adrien Vigier s’étonne de ce deux poids deux mesures. Il se charge du syndic de la copropriété du 16 depuis… le 26 mars 2024. “J’ai récupéré un beau bébé. Le 5 au matin, la sécurité civile me prévient de son intervention. Quand ils ont ouvert le placo au R+1, nous avons vu un mur en pierres qui commençait à s’effondrer, on s’est dit qu’il y avait vraiment un sujet, rembobine le directeur de MAJ immobilier, agence créée en janvier 2023. Dans l’après-midi, je fais venir un bureau d’étude technique pour évaluer les travaux de mise en sécurité. L’ingénieur a constaté que le mur affaissé était celui de la cheminée. Du coup, le problème n’était pas structurel, donc il n’y avait pas lieu d’évacuer le bâtiment. C’est d’ailleurs sans doute une des raisons pour lesquelles, les experts de la mairie ont laissé le commerce ouvert.”

C’est impressionnant, mais nous envisageons de réintégrer les locataires.

Patrick Amico, adjoint au logement

Sorte de tache de propre dans la rue, le 16 a été rénové récemment, mais l’entreprise s’est débarrassée des gravats dans le conduit de cheminée et dans la cave. Au fil du temps, la gravité a joué provoquant le gonflement du mur. “C’est impressionnant, mais nous envisageons de réintégrer les locataires, confirme Patrick Amico, l’adjoint au logement de la municipalité. Le 18, c’est un autre sujet, il y a un problème de solidité, notamment des planchers, que nous commençons à regarder de très près. Nous avons des difficultés à joindre le propriétaire, nous regardons le bilan de l’occupation actuelle pour voir si on évacue, quand et comment. Pour l’instant, nous n’avons pas trouvé de danger justifiant une évacuation immédiate.”

Les habitants du 16, eux, attendent toujours la main levée pour réintégrer leurs logements. Les propriétaires du 1ᵉʳ étage devront patienter le temps des travaux. “Normalement semaine prochaine, ils seront terminés, affirme Adrien Vigier. Il y a du déblaiement, une reprise du mur de cheminée, puis comme dans l’ancien tous deviennent porteurs, on va réaliser un encadrement en fer et aller s’appuyer dans la cave pour faire des reports de charges et soutenir tout ça.” Pas tout à fait du ripolinage. Lot de consolation pour les propriétaires, ils ont découvert la cave qui figurait sur l’acte notarié, mais restait introuvable puisqu’une fois comblée de gravats, elle avait tout simplement été murée. “Avec cette histoire, j’ai réalisé que des personnes peuvent attendre très longtemps avant de regagner leur logement. Dans notre malheur, on ne s’en sort pas trop mal”, relativise le néo-marseillais. Reste l’épée de Damoclès du 18.