Sigolène Vinson, la poétique de la lagune et la survivance de la palourde

Portrait
le 13 Avr 2024
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Ce samedi, l'autrice et journaliste Sigolène Vinson est invitée par l'association Opéra mundi pour évoquer la place de l'eau et singulièrement, de l'étang de Berre, dans son écriture. Depuis l'attentat du 7 janvier 2015, elle se répare auprès de ces eaux blessées.

Sigolène Vinson sur le Vieux-Port. (Photo : B.G.)
Sigolène Vinson sur le Vieux-Port. (Photo : B.G.)

Sigolène Vinson sur le Vieux-Port. (Photo : B.G.)

Sigolène Vinson fait la moue. Elle boude devant l’eau : on veut la prendre en photo. Elle tourne le dos, face à la mer, les cheveux dans le vent fou, sa veste rouge roulée en boule dans ses bras. Elle voudrait qu’on choisisse une image d’elle en naïade néoprène, posée sur un lit de coquillages façon petite sirène, son cher étang en fond. “Je l’ai faite toute seule, au retardateur“. La photo est belle, mais carrée : on ne voit d’elle qu’une joue creusée et ce regard qui part au loin, vers le miroir de l’eau.

Avec elle, l’eau est partout. Celle de la mer Rouge où elle se baignait enfant, à Djibouti où elle a grandi et celle à “33 grammes de sel par litre“, les bons mois, où elle pagaie en paddle tous les jours. Ce samedi 13 avril à Marseille, à l’invitation de l’association Opera mundi, de 11 heures à 13 heures, elle vient travailler un thème littéraire qui lui est cher : écrire la lagune. Entendre l’étang de Berre. Elle vit sur ses rives depuis 2015. Et lui a consacré plusieurs livres : Maritima (éditions de l’observatoire) à Martigues et la Palourde (Le Tripode) à Saint-Chamas.

Ce samedi, j’ai prévu de parler des différentes manières d’écrire sur la lagune : l’écriture journalistique, l’écriture poétique ou littéraire et même celle du droit. J’aurais rêvé participer même indirectement à l’écriture d’une jurisprudence sur l’étang de Berre, indiquant qu’on peut polluer une lagune avec de l’eau douce“, expose-t-elle à Marsactu. L’écriture est une des voies d’approche. Mais Sigolène Vinson a embrassé l’étang par tous les bords. Elle est comme l’eau et s’immisce partout : dans le comptage des tritons palmés au parc de la Poudrerie, à Saint-Chamas – “j’en ai vu un” -, avec les pêcheurs d’anguilles pour Charlie Hebdo ou avec les équipes scientifiques du Gipreb pour mesurer la taille des palourdes “au pied à coulisse numérique”.

La mer de Berre, ses poissons et ses hippocampes

Elle est devenue amie avec Raphaël Grisel, le directeur du Gipreb, le syndicat mixte qui œuvre depuis un quart de siècle à la sauvegarde de la lagune provençale. “C’est un océanographe qui a fait le choix de se battre localement pour préserver un milieu plutôt que partir sauver une barrière de corail à l’autre bout du monde“. Elle-même siège au conseil d’administration du syndicat, en tant que conseillère municipale martégale. “J’ai débarqué à Martigues en 2015 au moment de l’écriture de Maritima. J’étais fasciné par cette ville, les contradictions d’un territoire, encore sauvage et tant marqué par l’industrie. Tout y est politique. J’ai rencontré une lectrice qui était très en colère après avoir lu mon livre. Ici, quand ça pue le pétrole de Lavéra, on dit que ça sent le travail“.

Beaucoup de gens ont lu le roman, dans lequel les pêcheurs de muges guettent les bancs dans le chenal de Caronte depuis les tours HLM. Un ouvrage qui, pourtant, dans sa sombre mélancolie, ressemble tant à la ville. L’installation de l’autrice arrive aux oreilles du maire communiste Gaby Charroux qui la rencontre et lui propose de rejoindre sa liste pour les municipales. “Je l’ai prévenu qu’il n’était pas question de me soucier de mes contemporains. Pas le logement social ou la culture. En gros, pas les êtres humains. Plutôt les poissons et les hippocampes“.

Souvent les élus veulent aller sur l’eau. Mais il y en a peu qui viennent plonger en plein hiver, quand l’eau est à cinq, six degrés. Elle, oui.

Raphaël Grisel, directeur du Gipreb

Elle qui a milité jeune dans les rangs du parti répond donc oui. Aujourd’hui déléguée au suivi du parc marin de la côte Bleue et à l’étang de Berre, elle se souvient s’être abstenue au moment de l’élection du nouveau président du Gipreb, Didier Khelfa, “parce que c’était comme ça“. Lui est de droite, vice-président de la métropole. Il est depuis devenu un ami. Et est même venu lire un extrait de La Palourde, lors d’une soirée littéraire à la médiathèque de Saint-Chamas. “C’est normal, que je vienne, c’est un écrivain de chez nous, confirme-t-il à Marsactu. Je ne peux qu’avoir un regard bienveillant : c’est une administrée qui s’investit dans plein de projets, avec les écoles, avec les personnes âgées. Même en tant qu’élue, jamais elle ne fait dans la demi-mesure“.

Sigolène Vinson s’investit comme nul autre élu dans cette délégation. “On peut être surpris par son implication, note Raphaël Grisel. Souvent les élus veulent aller sur l’eau. Mais il y en a peu qui viennent plonger en plein hiver, quand l’eau est à cinq, six degrés. Elle, oui. Ce qui me marque aussi, c’est la simplicité, la clarté de son positionnement“.

Le destin des palourdes, de l’étang au tribunal

Du coup, les copains du Gipreb l’ont aidée à faire ses recherches sur la palourde, ce coquillage bivalve, dont la mort en masse est au centre de son dernier roman. “Le Gipreb, c’est le cercle des poètes disparus“, se marre l’autrice qui passe beaucoup de temps à se documenter avec précision, avant chaque roman.

Cette implication sans faille l’a amenée jusque dans une salle du tribunal, dans le cadre de la médiation avec EDF initiée par le parquet, comme une voie de sortie raisonnable d’un dossier judiciaire à l’issue incertaine. “Elle a été avocate. C’était intéressant de s’entourer de personnes avec un regard différent de celui de nos conseils“, argumente Raphaël Grisel. Le compromis a permis de déboucher sur une saisonnalité des rejets d’eau douce de la Durance, si mortifère pour l’étang. “On arrive en fin d’hiver où ils ont beaucoup turbiné et où on a un étang à 20 grammes de sel par litres. Avec l’arrêt total, on va gagner 10 à 12 points. Cela permet de voir revenir des espèces marines“.

La palourde commence juste après la grande crise anoxique de l’été 2018, objet de la procédure judiciaire. Les tonnes d’eau douce avaient tué les palourdes et une bonne part de la vie dans l’étang. Cette question de la mort dans l’étude du vivant la taraude. “J’en ai parlé avec Jean-François Mauffrey, un écologue. Il a réfléchi un moment. Et puis il m’a dit : « effectivement, c’était une question centrale. Car si l’oiseau a un bec à spatule, c’est qu’avant lui des centaines d’oiseaux au bec différent sont morts avant cette adaptation. On étudie toujours ce qui a survécu ». Cela me fascine depuis l’enfance : savoir que dans mon ADN, il y a quelque chose du lézard et du poisson. De la palourde aussi”.

Ne jamais oublier le 7 janvier

C’est là où l’eau fait miroir. Elle ne s’en cache pas. Sigolène Vinson est une survivante. Elle a échappé d’un rien aux rafales des frères Kouachi qui ont mis à terre des monuments de l’humour, ses amis. Le 7 janvier 2015, elle était là parmi eux, épargnée. Elle y est restée, un peu. Et ne cesse depuis de se relever.

Quelques mètres après les escaliers de la gare Saint-Charles, en bas desquels le rendez-vous était pris pour notre rencontre, le Charlie du 7 janvier 2015 s’impose déjà. Il revient dans la conversation par le détour des choses en commun : l’eau de l’étang que l’auteur de ces lignes a bu plus que de raison et Djibouti, connu par d’autres biais. “J’ai l’intention d’y retourner, nager avec les requins baleines, peut-être en septembre après le procès“.

Après le 7 janvier 2015, j’avais l’impression d’avoir abandonné mon cerveau. (…) Je n’aspirais qu’à être une anguille ou un muge.

Sigolène Vinson

À la rentrée, la justice française doit juger Peter Cherif, le commanditaire présumé des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper-Cacher. Inimaginable coïncidence, Sigolène Vinson était en visite à Djibouti quand l’homme y a été arrêté. Ils ont même voyagé dans le même avion retour. “J’ai l’habitude des barbouzes, j’ai dit à mon compagnon qu’il y avait quelque chose d’anormal à notre embarquement. Quand nous sommes arrivés, en France, il y avait des policiers partout“. Dans quelques mois, bientôt, elle devra de nouveau faire face.

Depuis 2015, l’eau a donc une fonction réparatrice. Partout où elle a vécu, elle n’était jamais loin : des quais de Paris aux plages corses, en passant par Obock, sur les rives du golfe d’Aden. Après l’attentat, elle a beaucoup plongé. Quand elle parle de l’attaque de Charlie, sa voie s’atténue. La mort des palourdes renvoie à d’autres morts intimes. “Après le 7 janvier 2015, j’avais l’impression d’avoir abandonné mon cerveau. De l’avoir laissé avec Bernard Maris. Je n’étais plus qu’un corps. Je n’aspirais qu’à être une anguille ou un muge“.

Ses récents écrits aux éditions du Tripode vont du Caillou, paru en 2019, à La palourde, en 2023. Là, elle travaille sur le butor, du nom d’un oiseau des collines. Peu à peu, elle s’éloigne de l’eau, se rapproche des collines, quitte Saint-Chamas, pour se rapprocher de Cornillon-Confoux. “J’ai arpenté les collines pour chercher le loup. Il paraît qu’il y en a quatre maintenant. Je ne l’ai pas vu“. Elle s’arrête et dans un souffle ajoute : “si le loup, je l’ai vu“. De très près, même, ce 7 janvier 2015. Et cela ne s’efface pas. Elle a au bras gauche, un tatouage circulaire avec, au centre, la baleine de Moby Dick et autour douze silhouettes, comme le nombre de victimes. “Le monde est un vaisseau dans un voyage sans retour“, y est-il écrit. Et Sigolène Vinson est debout sur le rivage.

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Commentaires

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  1. MarsKaa MarsKaa

    Très bel article, très beau portrait. Cela donne envie de lire ses écrits, d’en savoir plus… mais aussi de lui foutre la paix, pour sa reconstruction. Bonne route et chouettes explorations autour de l’étang !

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  2. mrmiolito mrmiolito

    Bravo Madame pour votre résilience.

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