Les explorations cartographiques d’Elsa Noyons révèlent “l’épaisseur” de Noailles

Échappée
le 7 Déc 2024
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L'artiste Elsa Noyons réalise des cartes narratives portées par ses observations et ses rencontres à Noailles. Ses travaux, au carrefour des arts plastiques et des sciences sociales, recensent les multiples usages, intimes et mouvants, des habitants du quartier et sont l'objet d'une exposition jusqu'au 12 décembre.

La plasticienne Elsa Noyons. (Photo : Coralie Bonnefoy)
La plasticienne Elsa Noyons. (Photo : Coralie Bonnefoy)

La plasticienne Elsa Noyons. (Photo : Coralie Bonnefoy)

Les espèces de plantes en pot rue de l’Arc, les caméras de vidéosurveillance, les chemins des postières et postiers, les devantures peintes. Sur des pages blanches au format A3, les crayonnés sont légers et puissants à la fois. Des traits fins, des dessins minutieux et parfois quelques phrases habitent des cartes sur lesquelles Elsa Noyons pointe, thème par thème, une foultitude de choses, révélant “ce que l’on perçoit et ce que l’on ne voit pas d’un quartier”.

En 2021, la plasticienne, qui a grandi à Marseille, se pose à Noailles. Après un travail similaire mené entre 2018 et 2020 à la Goutte d’Or, quartier populaire du nord de Paris, la jeune femme sillonne ce cœur bouillonnant de Marseille pour en restituer toute “l’épaisseur”, comme elle dit. De ses balades dans ses rues, ruelles et placettes, elle tire des cartes informatives, poétiques, politiques ou plus légères qui captent ce qui fait l’essence d’un lieu. “Les récits de ce qu’il y a à l’intérieur de la réalité et de la banalité du quotidien”, synthétise-t-elle. Ses dessins racontent “comment on habite les lieux, comment les lieux nous transforment, et inversement”. Ses travaux cartographiques sont visibles jusqu’au 12 décembre à la galerie-librairie Pièce À Part, dans le 6e arrondissement.

Les arbres dans l’espace public. (Illustration : Elsa Noyons)

Pour étayer son travail, Elsa Noyons, artiste-chercheuse, puise dans les pages d’histoire, sur internet, dans la presse, et même dans des cartes réalisées par Marsactu pour certains de ses reportages. Mais elle se nourrit surtout de rencontres et d’entretiens menés sur place. Par le biais, notamment, d’un compagnonnage avec les associations du cru, le collectif du 5 Novembre, le Bouillon de Noailles, Destination Familles. Et particulièrement Noailles Debout, structure avec laquelle elle a réalisé une résidence artistique durant l’été 2021.

Ce qu’elle dessine, c’est nos histoires, nos ci, nos ça !

Laura Spica, Noailles Debout

“Elle a posé sa chaise et une petite table avec une nappe fleurie, au coin des rues. J’ai trouvé ça très culotté !, sourit Laura Spica, de Noailles Debout. Elle concevait les cartes en direct, avec l’intérêt des gens qui venaient à sa table.” Les passants s’arrêtent, détaillent, rajoutent… “Ce qu’elle dessine, c’est nos histoires, nos ci, nos ça ! C’est génial, car c’est au crayon, donc on peut amender, ajouter, transformer, observe Laura Spica. Plein de cartes — comme celle du tarif des cafés, par exemple — ne sont pas finies car les usagers peuvent encore les compléter.”

Précision documentaire

Le nez au vent et le critérium à la main, la plasticienne recense ainsi les arbres cachés ou visibles de Noailles, le prix des sandwichs (du très fréquentable steak-frites à 3,50 euros à l’exorbitant pain garni de plein de bonnes choses à 12 euros), les lieux de culte, les terrasses sur lesquelles point le soleil… Avec une précision documentaire, elle les pose ensuite sur ses feuilles dépouillées de leurs rues et de leurs repères spatiaux. En suspension dans l’espace blanc, l’essentiel côtoie l’insignifiant. Mais, côte à côte, l’ensemble fait sens. Comme lorsque la carte des logements mis en location sur Airbnb à Noailles voisine avec celle des immeubles condamnés et équipés de portes anti-squat… Leur dialogue révèle dans toute sa complexité la problématique, aiguë, du mal-logement, qui jouxte ici la gentrification galopante.

Les Airbnb à Noailles. (Illustration : Elsa Noyons)

Cette cartographie au trait arachnéen n’a pas pour seul but “de mettre un phare sur les périls, même si c’est très important, évidemment”, explicite Elsa Noyons. Avec son travail, elle cherche tout autant à “donner de l’importance à d’autres phénomènes comme le cheminement du postier, les oiseaux qui traversent le quartier, les gens qui nettoient les pots de fleurs”. Ce faisant, elle saisit la variété des transformations à l’œuvre, des usages et des regards sur un même bout de ville : “C’est cela que je recherche, puisque la densité du réel change d’une personne à une autre.” En témoigne ce plan où des habitants dessinent “leurs” frontières du quartier. Des “cartes mentales” toutes un peu pareilles et toutes différentes, selon leurs habitudes. Même chose pour la manière qu’ont chacune et chacun d’entrer dans Noailles, via les “portes imaginaires” dessinées par la cartographe.

Les portes imaginaires. (Illustration : Elsa Noyons)

“Nommer les choses les fait exister”, glisse Elsa Noyons. Cela vaut pour la recension des lampadaires du coin, des faits divers et des drames tragiques qui façonnent la vie de Noailles, comme pour celle des arroseurs et arroseuses des rues. Pointer l’existant permet souvent, en creux, de déceler les manques. Comme cette carte des “chaises sauvages où il est possible de s’asseoir sans consommer”, qui dit bien la capacité d’appropriation de l’espace urbain par les habitants. Car la page consacrée aux bancs publics du quartier, elle, est simplement vierge. Tandis que celle vouée aux jeux pour enfants n’est guère plus remplie.

“Une carte, c’est un outil neutre”

“Une carte, c’est un outil neutre, un peu froid, que l’on croit d’office. Et puis cela permet de regarder les choses de haut et ça donne l’impression de tout voir”, observe la jeune femme. Les siennes s’écartent de leur usage premier et sont volontiers malicieuses. Sans fond de cartes, elles s’éloignent du plan-guide traditionnel, s’amusent à brasser les époques et à accumuler les objets étudiés dans un inventaire singulier. Avec des pointes d’humour : comme lorsqu’il s’agit de pointer “les trous dans les rues”. Ou d’indiquer “les murs qui parlent”. Une carte par essence éphémère, sujette à l’actualité et à l’air du temps, qu’elle clame qu’il faut “composter les riches” ou tonitrue un “nik les huissiers” vengeur.

Les arroseurs et arroseuses, nettoyeurs et nettoyeuses. (Illustration : Elsa Noyons)

Tout ça forme une archive collective d’un patrimoine invisible qui appartient aux habitants.

Elsa Noyons

Nourri de datas brutes passées à la moulinette d’usages personnels, intimes et mouvants des habitants, ce travail se pose au croisement des arts plastiques et des sciences sociales. Même si la créatrice le définit comme “pas scientifique du tout, puisque de l’ordre de la sensation”. Les unes après les autres, ses explorations cartographiques révèlent les “couches de sens” du quartier visité pour reprendre l’expression utilisée dans l’ouvrage qu’elle a tiré de son travail à la Goutte d’or (Déplier l’ordinaire, LJMTL éditions). L’ensemble de ces cartes narratives forme “une archive collective d’un patrimoine invisible qui appartient aux habitants”, souligne la plasticienne. “C’est là que son travail rejoint la démarche de recueil patrimonial entreprise par Noailles Debout”, complète Laura Spica. Les cartes d’Elsa Noyons figurent d’ailleurs dans le fonds collecté par la structure. Au printemps prochain, entre 60 et 70 des cartes réalisées à Noailles devraient être éditées par les éditions JMTL et Amers Books.

Elsa Noyons observe et compile, puis son trait rend compte des mille et unes nuances de la vie d’un quartier. À Noailles, certaines cartes vont continuer de s’enrichir, et d’autres non. L’artiste-chercheuse n’aime pas, dit-elle, aller “jusqu’à la conclusion”. À chacun, le nez collé à ses cartes sensibles, d’élaborer la sienne.

À voir jusqu’au 12 décembre à la librairie Pièce À Part, 20 rue Combalat 13006 Marseille.

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