Au tribunal, un gang nigérian ultra violent et ses victimes ultra vulnérables

Enquête
le 6 Nov 2023
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À partir de ce lundi, 15 membres d'un gang nigérian sont jugés à Marseille pour aide au séjour illégal, proxénétisme, violences et violences sexuelles. L'enquête met au jour un système criminel qui exploite la précarité des exilés, en particulier les femmes.

Bâtiment du parc Corot, où le gang des Aro Bagas louait plusieurs appartements. (Photo : LC)
Bâtiment du parc Corot, où le gang des Aro Bagas louait plusieurs appartements. (Photo : LC)

Bâtiment du parc Corot, où le gang des Aro Bagas louait plusieurs appartements. (Photo : LC)

Parti du Nigéria, Emmanuel* doit encore traverser la frontière italienne de Vintimille, la dernière qui le sépare de la France. Pour 350 euros, il paie les services d’un passeur, Lateef, nigérian lui aussi. Une fois à Marseille, le même homme loge Emmanuel dans un appartement de fortune, puis au bout de deux semaines, il demande à son compatriote de vendre de la drogue. Et d’intégrer son gang. Emmanuel refuse. Alors le passeur le menace. D’abord en lui envoyant des hommes armés de machettes. Ensuite en allant au parc Corot, copropriété squattée, violenter sa femme, Favour*, qu’il connaît aussi depuis l’Italie. Lateef la menace de viol, de mort, et veut la contraindre à se prostituer. Mais le 19 août 2019, Favour et Emmanuel décident de mettre fin à leur dette. Alors ils poussent la porte d’un commissariat. Et toute l’enquête part de là.

Grâce à cette première plainte, la brigade de répression du proxénétisme va remonter doucement, mois après mois, surveillance après surveillance, au sommet de la cellule marseillaise d’un gang nigérian. Jusqu’à “comprendre l’ampleur des activités criminelles et délictuelles (proxénétisme, trafic de migrants, violences aggravées, extorsions, viols en réunion) du gang des Arow Baggers”, écrivent les magistrats dans l’ordonnance de renvoi. Les Arow Baggers (ou “Aro Bagas”), se font aussi appeler les “Vikings”, ou les “bérets rouges”. Lateef en est membre : il n’est d’ailleurs pas un simple passeur, mais un des chefs locaux du gang. Il fait partie des 15 hommes, tous d’origine nigériane, jugés à partir de ce lundi par le tribunal correctionnel de Marseille. Tous risquent 10 ans de prison.

L’audience qui s’ouvre pour trois semaines met en lumière la réalité ultra-violente des gangs nigérians, dont la diaspora, sur fond de précarité et d’exil, est victime de plein fouet. Mieux que lors de précédents procès visant d’autres clans, l’enquête sur les Aro Bagas a permis d’appréhender certains rouages cruciaux du fonctionnement de ces organisations. Notamment l’usage systémique de la violence physique et sexuelle. “C’est la première fois que les surveillances téléphoniques permettent d’établir de tels faits”, précise Jennifer Attanasio, avocate d’une des victimes.

Confraternités criminelles

L’existence des gangs nigérians remonte aux années 80, durant lesquelles des confraternités étudiantes émergent sur les campus du pays. Au départ, pour contrer les syndicats politisés. Au fil des décennies, ces confraternités basculent dans la criminalité. Pour s’enrichir, mais aussi pour alimenter la guerre qui les oppose. Chaque confraternité a son arme fétiche (la machette pour les Aro Bagas), sa couleur de béret (rouge), et surtout, ces cérémonies initiatiques qui permettent de souder ses membres.

Vous devez attaquer n’importe quel homme [du clan] Eiye que vous voyez.

Extrait de l’écoute téléphonique d’un chef du gang Aro Bagas

Souvent interdites au Nigéria, les confraternités se sont exportées dans la diaspora. À Marseille, les “bérets rouges” des Arow Bagas sont en guerre ouverte avec les “bérets bleus” de la Eiye Confraternity, dont 12 membres ont été condamnés en 2021. “Vous devez attaquer n’importe quel homme Eiye que vous voyez”, ordonne par exemple un chef des Aro Bagas sur une écoute téléphonique. Comme les auteurs, les victimes sont ballottées de squats en squats, des trottoirs de Plombières aux grandes copropriétés des Rosiers (13e), de Corot (13e) et des Flamants (14e), où trois Nigérians ont péri dans les flammes en 2021.

L’emprise est scellée par la terreur : celle que des membres du clan s’en prennent à la famille au pays, celle, plus mystique, insufflée lors de violentes cérémonies initiatiques (nommées “Juju”) et celle, tristement universelle pour les femmes, d’être abusées sexuellement. C’est ce que racontent toutes les victimes qui ont courageusement porté plainte dans le dossier des Aro Bagas. Favour et son compagnon Emmanuel, d’abord. Puis dans les mois qui suivent, huit autres femmes.

De Vintimille aux trottoirs de Plombières

Rachael* arrive en France en 2016. Elle a 21 ans. Elle explique aux enquêteurs être venue grâce à une “madame” et sa fille, qui lui promettent hébergement et opportunité d’étudier. En réalité, Rachael est prostituée de force à Plombières, avec une dette de 30 000 euros à rembourser. Le temps passant, elle réalise que la femme qui l’exploite est liée aux “cultistes des Aro Bagas”. La femme en question s’en va vivre en Allemagne. Rachael continue son activité à son compte, elle doit encore 12 000 euros au clan. Alors un jour de juillet 2019, elle est agressée par quatre hommes sur le trottoir. “Ils étaient violents et porteurs d’armes”, lit-on dans le dossier. Parmi ces hommes, elle reconnaît Kelly.

Kelly est depuis en prison. Il comparaît pour de nombreux délits : avoir tiré profit de la prostitution de sept femmes sous la violence, aide au séjour illégal, atteinte sexuelle avec violence sur quatre femmes et participation à un groupement en vue de la préparation de délits. Les délits en question : “proxénétisme aggravé”, “circulation d’étrangers en France en bande organisée”, appartenance “au gang des Aro Bagas” qui dispose “d’armes à feu et d’armes blanches, de logements occupés illicitement, dans lesquels les membres sont tenus de payer une cotisation, d’obéir aux instructions du chef, de subir et/ou d’exercer des violences y compris de nature sexuelle”.

Kelly est loin d’être le seul à qui les magistrats imputent tous ces délits. Il n’est même pas chef. Il fait simplement partie, avec les autres, d’un système aux multiples chaînons. Tous imbriqués. Faire passer la frontière, d’abord. Selon la méthode du “look a like”, Kelly récupérait des exilés à Vintimille à qui il prêtait des cartes de demandeurs d’asile au visage ressemblant. Les candidats devaient régler à leur passeur 300 euros, en plus du prix du train. Une fois en France, Dammy, appelé “doctor one” – le chef qui a succédé à Lateef – gardait pour lui les cartes de crédit fournies par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) aux demandeurs d’asile enrôlés de force dans le clan. Le “doctor” se rémunérait aussi grâce aux loyers illégalement perçus, 50 euros pour dépanner une nuit, 250 euros pour une chambre au mois dans un squat.

Le proxénétisme, ensuite. Selon les enquêteurs, Kelly avait le “contrôle” de deux secteurs du centre de Marseille, vers National et Réformés, et “n’hésitait pas à se montrer violent” pour racketter les femmes. Comme avec Rachael, mais pas uniquement. Une autre victime, Blossom*, raconte aux policiers avoir été agressée à Plombières par un groupe d’hommes, dont Kelly. “Elle avait parfois été frappée par eux”. Et a aussi subi une “tentative de viol”. L’enquête estime que chaque femme exploitée rapportait environ 150 euros par mois. Trop peu pour sortir le gang des squats. Mais suffisant pour tuer tout espoir d’émancipation des femmes.

Viols collectifs

Aux côtés d’autres prévenus, Kelly est aussi mis en cause pour un viol collectif d’une brutalité terrifiante. La séquence, qualifiée de véritable “attaque”, survient fin mars 2020 dans un appartement du parc Corot. Les quatre victimes sont chez elles lorsqu’elles voient débarquer une “vingtaine” d’hommes armés, déterminés à piller les lieux. Un magistrat résume le récit d’une victime : “Elle était violée par quatre hommes qui portaient des machettes et une arme à feu”. Puis d’une autre, abusée par “cinq hommes” : “Ils les violaient toutes, sans qu’elles ne sachent pourquoi”.

Le viol est un moyen de soumission et dans ces dossiers, c’est un outil pour faire peur aux femmes qui seraient tenter de se rebeller.

Jennifer Attanasio, avocate d’une victime.

Les téléphones des mis en cause bornent au parc Corot ce jour-là. La scène est même évoquée par leurs auteurs, tous membres des Aro Bagas. L’un d’eux explique lors d’un appel comment il a tenté de “calmer” les choses : “Je suis allé avec elles à leur centre social pour dire à leur assistante sociale que ça ne se reproduirait plus jamais, elles ont dit qu’elles voulaient déménager mais je leur ai dit de se calmer, voilà comment on s’est entendus”. La brutalité des faits est inouïe, mais les quatre victimes n’ont obtenu des médecins qui les ont reçues qu’un ou deux jours d’interruption de travail (ITT).

Cette attaque criminelle n’est pas un acte isolé, mais un exemple des méthodes du clan. Le dossier évoque d’ailleurs d’autres viols, commis par d’autres hommes sur d’autres femmes. Celles qui les subissent sont souvent déjà victimes de proxénétisme. “Le viol est un moyen de soumission et dans ces dossiers, c’est un outil pour faire peur aux femmes qui seraient tenter de se rebeller”, déplore l’avocate Jennifer Attanasio.

Violences fratricides

Les “cults” ont une organisation stricte, une hiérarchie, des protocoles. Mais cette fraternité de façade n’empêche pas les conflits internes. Le 20 février 2020, au 5e étage de la cité des Flamants, un homme est jeté par la fenêtre. À l’intérieur de l’appartement, les chefs des Aro Bagas se battent pour la passation de pouvoir. Sur la même période, un autre membre est battu si fort qu’il est contraint d’aller à l’hôpital. Ces actes sanglants ne sont jamais dénoncés. L’homme défenestré, miraculé et aujourd’hui renvoyé devant le tribunal pour sa participation au clan, avait intimé à sa femme “de ne dénoncer personne”.

En juin 2020, la police lance les interpellations. Depuis, une partie des mis en cause dort toujours en prison. Une poignée d’entre eux ont choisi de collaborer en expliquant le processus sanglant de recrutement du gang, les synergies avec d’autres organisations criminelles via le trafic de drogue et d’armes, l’exploitation des logements. Celui qui faisait office d’armurier du groupe, DJ à ses heures perdues, a même voulu demander une protection de repenti. Un autre se dépeint comme une “victime” prise au piège. Plusieurs n’ont pas hésité à donner quelques noms.

Mais un sujet n’a fait l’objet d’aucun aveu : les violences sexuelles. Dans ce dossier, elles semblent pourtant systématiques. Et la tenue de ce procès devant un tribunal correctionnel, alors que le viol et le proxénétisme aggravés sont des crimes jugés d’ordinaire aux assises, interroge. Les magistrats s’en justifient en conclusion de l’ordonnance de renvoi : “eu égard […] aux délais d’audiencement devant la cour d’assises, il apparaît préférable, pour une bonne administration de la justice, de correctionnaliser les faits”. Et de réduire ainsi les peines maximales encourues à 10 ans.

D’autres mis en cause restent murés dans le silence ou le mensonge. Comme Kelly, passeur et proxénète, interpelé dans un train à Menton. Ou Friday, suspecté pour la défenestration de février et le viol collectif de mars 2020. Ou Ezechiel, interpelé lors d’une visite à l’association Forum Réfugiés, qui nie son appartenance au gang. Ou Lateef, chef éphémère, parti refaire sa vie à Montpellier avec sa femme, qui présente les bérets rouges comme un simple “groupe d’aide”. Quant à Dammy, qui avait succédé à Lateef, il n’a jamais été retrouvé. Les dernières écoutes montraient sa volonté de s’installer en Italie. Après un appel de sa femme mentionnant “la police”, la ligne est coupée. Un mandat d’arrêt court toujours. Du côté des victimes, il est probable que la peur des représailles empêche leur venue au procès. Dans une longue lettre adressée au juge d’instruction, l’une d’elle mentionne un séjour en hôpital psychiatrique après les faits.

*Les prénoms ont été modifiés

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Commentaires

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  1. Alceste. Alceste.

    Article trés dur et décrivant cette extrême violence. Une précision madame Martot Bacry , qui sont ces nigérians , quel est leur statut ? : clandestins ,sans-papiers, détenteurs de titres de séjour ,bi nationaux, nationaux.
    Merci de cette précision.

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    • Clara Martot Bacry Clara Martot Bacry

      Bonjour, ils sont souvent demandeurs d’asile en arrivant, puis les situations évoluent au cas par cas.

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  2. Alceste. Alceste.

    Merci de cette précision

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  3. petitvelo petitvelo

    un maximum de 10 ans pour tout cela, est-ce encore de la justice ?

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  4. Mathilde C. Mathilde C.

    Et dire que certains subventionnent des associations qui participent à cette immigration clandestine, à non pardon à aider les migrants, nuance.
    Avec nos impôts 🫣

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    • polipola polipola

      Eric Zemmour pas besoin de mettre un pseudo, on vous reconnaît !

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  5. Electeur du 8e © Electeur du 8e ©

    Il y a aussi des gens, comme moi, qui aident financièrement une association comme SOS Méditerranée à exister (https://don.sosmediterranee.org/arya/~mon-don), pour une raison très simple : ce qui pousse les migrants à venir en Europe, c’est la misère ou la guerre ou la violence, et certainement pas le fantasmé “appel d’air” que créeraient les quelques associations qui tentent de leur venir en aide. Personne ne quitte son pays et ses racines par plaisir. La seule différence entre l’existence et la non-existence de SOS Méditerranée, ce n’est pas le nombre de migrants, c’est le nombre de noyés.

    Si l’on tient à réduire l’immigration en Europe, ce n’est pas en installant des barbelés ou en pondant une nouvelle loi tous les 18 mois que nous y parviendrons, mais plutôt en traitant les causes premières de cette immigration.

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    • Alceste. Alceste.

      “Vaste programme” comme aurait pu dire le Grand Charles.

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    • Franck Franck

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