Le geste a la parole

Idées de sortie
le 30 Mar 2018
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Le geste a la parole
Le geste a la parole

Le geste a la parole

2018 sera l’année de l’amour, mais aussi celle de Carlos Kusnir, que l’on peut découvrir dès à présent sur les deux grands plateaux du FRAC PACA et au Panorama de la Friche, à travers deux expositions qui révèlent toute l’ampleur de son travail pictural depuis plus de cinquante ans…

En toute simplicité, l’exposition de Carlos Kusnir porte son nom, un nom propre déjà utilisé jadis comme le motif récurent d’une série intitulée Kusnir, dans laquelle l’artiste cherchait un mot à « mettre en sandwich » entre deux autres motifs. L’évidence le menait déjà tout naturellement vers son patronyme… Les œuvres de Carlos Kusnir sont peu datées, et peu nommées ; elles sont libérées de la classification de l’historien d’art cherchant à inventorier une production qui n’a de cesse d’opérer des va-et-vient dans une recherche non pas linéaire mais cyclique. C’est dans cette même idée que les expositions du FRAC et de Triangle France (co-comissariat Pascal Neveu et Céline Kopp) ont été pensées. Elles n’ont rien de chronologique ; l’artiste y propose trois rassemblements de pièces guidés par la cohérence des formes et d’un propos lié aux trois espaces. L’exposition est passagère, comme le dit Kusnir, qui cherche plus à créer un événement pendant lequel quelque chose se passe.

« L’espace pictural, l’espace d’un tableau, n’est pas une portion d’espace, mais un mode de l’apparaître. » (Eliane Escoubas)

Carlos Kusnir est peintre ; il en est peut-être l’archétype tant sa vie, sa philosophie et sa démarche collent à l’image que l’on peut se faire du peintre du 21e siècle. Il voit le monde à travers la peinture et le transpose, mais pas dans un tableau puisque le rapport que ses œuvres entretiennent avec le mur n’est pas forcément celui de l’accrochage. Ses peintures tiennent souvent debout, adossées au mur ou maintenues par des tréteaux. Des panneaux ou parfois des pancartes sur lesquelles quelque chose a été inscrit : Coiffure, Démocratie, Mama, Je suis au café, comme des slogans de la vie ordinaire, des avis ou juste un renseignement…

« … Les bords de la toile sont peints eux aussi et la toile prend le mur, s’ouvre, compose avec le mur lui-même, devient élément d’un tableau qui est le mur, le sol, le plafond, l’espace de la pièce et l’espace extérieur. » (Claude Viallat)

On lira souvent que Carlos Kusnir « a synthétisé tous les enjeux formels de la peinture pour mieux les évacuer », qu’il échappe à l’opposition abstraction/figuration et que ses œuvres demeurent entre réalité et représentation. Lorsque Carlos Kusnir arrive à Marseille dans les années 80, la peinture a déjà vécu de grandes métamorphoses, les révolutions américaines et en Europe, celles des Supports/Surfaces, des Nouveaux Réalistes, et du Pop Art… Sa peinture entretient un rapport prépondérant à l’espace, à tel point que certaines compositions prennent des airs d’installations au sein desquelles le spectateur évolue et se déplace. Il y voit l’envers du décor, le dos des panneaux de bois, les tasseaux, les tas de sable qui lestent les constructions… La grande composition qui accueille le visiteur au FRAC mime les codes d’une révolution joyeuse, une sorte de barricade faite de bric et de broc de laquelle des drapeaux émergent pour sonner l’instant de la trêve. Les revendications sont de taille : Coiffure et Démocratie, pancartes qui dominent le groupe de toiles et qui s’adressent au visiteur comme une blague sortie d’un film de Kusturica. Il y a quelque chose de la Bohème dans ces objets réels qui concourent à tenir les panneaux et parfaire les châssis. Les vrais balais, les faux peignes, les ruptures d’échelle en rajoutent aussi, sans oublier les incursions musicales, dont les cuivres concourent à l’incongruité d’un propos qui, au-delà des « récits personnels » de l’artiste, ne doit pas se chercher ailleurs que dans celui de la peinture elle-même et de son langage. Le médium de Kusnir est le message. Tout le reste n’est que prétexte à peindre : les chiens, les coqs, les peignes, les pinces à linge et les balais ne disent pas autre chose que la forme qu’ils désignent, « insignifiante »… Carlos Kusnir a inventé un langage qui combine des éléments de composition comme dans un morceau de musique, comme le coq qui aimait une pendule dans la chanson de Nougaro, comme un poème… On découvre aussi dans sa peinture des motifs qualifiés d’ornementaux par Pierre Wat, jouant avec les codes de l’abstraction, séries de lignes évoquant des grilles ou des murs de briques, qui se propagent sur le mur comme dans un papier peint et s’affranchissent du cadre de l’espace pictural. Les gestes de Kusnir font fi de leurs supports ; ils se poursuivent, libres, et le spectateur devra les suivre pas seulement du regard mais avec son corps. C’est une peinture qui invite à la balade, à la conscience de notre présence dans l’espace pictural et physique, pas juste au déplacement comme le ferait une œuvre cinétique. Les motifs représentés jouent avec ceux de l’espace réel, les objets sont parfois peints, parfois lithographiés, parfois introduits tels quels, parfois les deux et se superposent des couches de réalité comme on superpose des couches d’acrylique ou de peinture à l’huile sur les panneaux de bois, jouant des opacités et des transparences. Le cadre de la mimésis est dépassé et surpassé, les frontières de la représentation sont abolies…

Toute l’histoire et toutes les problématiques de la peinture se disent dans l’œuvre de Carlos Kusnir, à l’image de cette pièce présentée au FRAC, datant de 1987, aux motifs rappelant ceux des peintures abstraites géométriques des avant-garde, imitant les déchirures d’une table à repasser posée sur le panneau.

Les combinaisons de Kusnir peuvent ébranler les certitudes de l’amateur d’art, craignant d’être pris à son propre jeu, celui de la « mystagogie » dont parle Bernard Stiegler. Carlos Kusnir a inventé une langue qui n’est pas dénuée d’humour mais que l’on soupçonne d’une grande rigueur, où même l’espace laissé à l’accident s’avère signifiant et primordial. C’est peut-être par lui que quelque chose arrive, ce que le peintre n’attend pas mais qu’il espère envers et contre tout…

« Une œuvre est toujours idiomatique car l’idiome c’est le défaut de la langue, l’incision. Ce que Derrida avait appelé un “schibboleth”, un défaut de prononciation. L’idiome est un défaut dont le poète fait qu’il le faut. La langue ne parle que comme défaut. À faire défaut. C’est comme ça qu’une langue est poétique. Une langue est poétique ou elle n’est pas… » (Bernard Stiegler)

Céline Ghisleri

Carlos Kusnir : jusqu’au 3/06 au FRAC PACA (20 boulevard de Dunkerque, 2e) et à la Tour-Panorama de la Friche La Belle de Mai (41 rue Jobin, 3e). Rens. : fracpaca / trianglefrance

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