Tensions autour de l’accompagnement low cost des mineurs étrangers isolés

Enquête
le 28 Sep 2020
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Plusieurs salariés de l’AAJT, association qui accompagne une centaine de mineurs isolés à Marseille, dénoncent des conditions de travail dégradées, dictées par des impératifs économiques propres à ce secteur. Une prise en charge « au rabais » de ces adolescents étrangers dont se défend la direction.

Jeunes hommes sur l
Jeunes hommes sur l'esplanade de la gare Saint-Charles, point de ralliement des réfugiés. Photo : Nina Hubinet.

Jeunes hommes sur l'esplanade de la gare Saint-Charles, point de ralliement des réfugiés. Photo : Nina Hubinet.

La gare Saint-Charles ne leur rappelle pas vraiment des bons souvenirs : c’est le point de départ de leurs mois de galère à Marseille, avant d’être officiellement reconnus comme mineurs et d’obtenir une précieuse place en foyer. C’est là où, pour certains, ils ont passé plusieurs nuits, souvent dans la hantise de se faire voler ou maltraiter. Mais ces adolescents venus seuls de Conakry, Kaboul, Abidjan ou Oran, que l’on désigne comme “mineurs isolés étrangers” ont accepté de revenir à la gare pour parler du lieu où ils vivent, une Maison d’enfants à caractère social (Mecs), située rue Palestro, à quelque pas des voies ferrées.

Interrogé sur ses relations avec les éducateurs de la Mecs, l’un d’eux raconte : “Il y avait une éducatrice en qui j’avais confiance, je m’étais confié à elle… Mais elle est partie. Il y a tout le temps une nouvelle personne qui frappe à la porte de ma chambre pour se présenter parce qu’elle vient d’arriver à l’AAJT. À chaque fois il faut reprendre tout du début, c’est un peu fatiguant”, soupire-t-il, assis sur les marches du grand escalier.

Lire aussi : Pour les mineurs étrangers, un suivi « à moitié prix » de l’aide sociale à l’enfance

Ce qu’ils disent à demi-mot révèle en creux de fortes tensions dans la structure qui les accueille, l’AAJT, pour association d’aide aux jeunes travailleurs. Des tensions dénoncées par d’anciens salariés qui y voient le signe d’une prise en charge “au rabais” des mineurs étrangers isolés dont le nombre a explosé en quelques années.

Des jeunes travailleurs aux mineurs étrangers
Créée en 1954, l’association gérait à l’origine des foyers de jeunes travailleurs, et a ouvert sa première Mecs en 1986. Elle y accueillait des enfants français et étrangers placés par l’aide sociale à l’enfance. Mais, depuis une dizaine d’années, les Français n’y représentaient plus que 20% des effectifs, et à partir de 2018, comme beaucoup d’associations similaires à Marseille, l’Escale Saint-Charles s’est “spécialisée” sur les mineurs étrangers.
Le nombre de jeunes pris en charge a par ailleurs presque quadruplé ces deux dernières années, passant de 30 à 114 adolescents : 50 au sein d’un pôle “collectif”, qui prennent leur repas dans un réfectoire et sont logés dans les chambres simples ou doubles d’un même bâtiment, et 64 autres, plus autonomes, pour certains déjà majeurs, répartis dans des colocations ou studios du pôle “diffus”.

Crise de croissance ?

Cette croissance rapide des effectifs est la conséquence des arrivées nombreuses depuis 2016 de ces jeunes venus de Guinée, de Côte d’Ivoire, d’Algérie, du Pakistan ou d’Afghanistan. D’après plusieurs professionnels de la protection de l’enfance, entre 2010 et 2020, on est passé de quelques centaines à un millier de mineurs étrangers isolés à Marseille. “Nous avons dû recruter en urgence, dans un contexte où il y avait une tension énorme dans ce secteur, et donc une concurrence très forte”, raconte Frédéric De Sousa Santos, le directeur de l’association.

Sa structure emploie aujourd’hui une centaine de personnes pour l’ensemble de ces activités (l’AAJT gère aussi un CHRS, un centre d’accueil de demandeurs d’asile, un foyer de jeunes travailleurs, des Résidences sociales et un service Jeunes majeurs, soit environ 900 personnes logées et/ou accompagnées au total). Parmi elles, 15 salariés travaillant exclusivement au sein de la Mecs : sept sur le pôle collectif et huit sur le diffus.

Plus de la moitié de ces employés ont aujourd’hui un diplôme dans le domaine du social – éducateurs spécialisés, moniteurs-éducateurs, animateurs ou assistants sociaux – tandis qu’un tiers viennent d’autres horizons professionnels. “Ce mélange résulte d’un choix, celui de croiser des regards différents sur le métier”, affirme Fanny Duperret, directrice de la filière Enfance de l’AAJT. “Mais c’est aussi dû à un état de fait : avec la tension dans ce secteur ces dernières années, nous avons dû faire avec les CV que nous recevions.”

Romain* fait partie de ceux arrivés dans ce moment de transition. “C’était en juin 2018, quand la gare Saint-Charles était remplie de jeunes migrants… J’ai vu l’offre d’emploi, j’ai postulé, et à peine 20 minutes après j’ai reçu un coup de fil : l’entretien s’est fait par téléphone. On était un vendredi et on m’a demandé si je pouvais commencer dès le lundi”, retrace-t-il.

“Pas forcément capable”

Romain a alors 26 ans, est diplômé de Sciences Po, a donné des cours de français à des réfugiés et effectué un service civique dans un centre de demandeurs d’asile. Mais il n’a pas de formation dans le secteur social. “J’ai découvert, après quelques jours à la Mecs, que mon travail était essentiellement celui d’un éducateur, ce qui n’était pas mentionné sur la fiche de poste.” Même s’il ne se sent “pas forcément capable” d’exercer ce métier au départ, il “apprend beaucoup”, grâce à une équipe “qui fonctionne bien”. Son CDD de trois mois est rapidement transformé en CDI.

Mais le passage de 36 jeunes accueillis à plus de 50 douze mois plus tard, a de son point de vue déstabilisé le fonctionnement de la Mecs. “Quand je suis arrivé, après une réunion, on passait en revue la situation de chaque jeune. Donc ensuite, dès qu’un jeune venait nous voir, on savait où il en était de ses problématiques. Mais avec 50 jeunes, c’est impossible, on n’a plus le temps.” Pour Romain, ce qui fait la base du travail éducatif, la connaissance fine de chaque adolescent accompagné, s’est alors effilochée. “Et puis une Mecs, ça doit être une « maison ». Lorsqu’elle héberge 50 personnes, les jeunes ne se sentent plus vraiment chez eux.” Ne se reconnaissant plus dans son travail, il finira par démissionner deux ans après son arrivée.

Violent “saut d’échelle”

Ce saut d’échelle, ressenti par Romain et d’autres salariés de l’AAJT comme “violent”, a été bien géré, estime au contraire le directeur de l’AAJT. “Il n’y a pas eu de course à l’échalote, ni de défaut de maîtrise sur la croissance”, affirme Frédéric De Sousa Santos. “Le taux d’encadrement, d’un adulte pour huit jeunes, est resté le même, et l’accompagnement sur le plan professionnel, de la santé ou des projets personnels n’a pas changé.”

Il admet dans le même temps qu’il a fallu parfois, pour s’adapter à l’afflux de jeunes et donc aux demandes du département, qui finance les Mecs, “travailler comme des urgentistes”. “On a toujours accepté de répondre aux sollicitations de notre tutelle, quand on se sentait en capacité de le faire.” Il raconte comment, à plusieurs reprises, les responsables de l’aide sociale à l’enfance du département les ont appelés en leur demandant de prendre en charge une dizaine de nouveaux arrivants, qui allaient débarquer le lendemain à la gare Saint-Charles. “On a rarement refusé, parce qu’on considère qu’on a le devoir de servir la cause. C’est aussi ça, être militant.”

Incompréhensions avec la direction

Pour une partie des salariés ou ex-salariés de l’AAJT, ce discours “militant” est ressenti comme une façade, qui vient percuter une réalité quotidienne du foyer où la gestion financière a, selon eux, souvent le dernier mot. “Dès qu’une chambre est libérée, il faut vite y faire entrer un nouveau jeune, pour qu’on soit toujours proche des 100% d’occupation”, raconte Anna*, une autre salariée. “Nos chefs de service nous répètent qu’il y a des jeunes qui dorment dans la rue pour justifier ce rythme à flux tendu, et on finit par culpabiliser”, déplore la jeune femme qui a fait des études de droit. “En fait on nous fait porter les défaillances du département et de l’État, quitte à avoir une prise en charge de moins bonne qualité”, juge cette autre éducatrice formée sur le tas.

“La direction n’est pas en contact avec les jeunes au quotidien, donc ils ne sont pas vraiment touchés… Et nous on fait les tampons, on colmate.” Pour elle, le passage de 30 à 114 jeunes accueillis, tant au foyer qu’en studios, a été fait “dans la précipitation”, et avec un manque d’anticipation et de communication entre la hiérarchie et les équipes d’éducateurs. Cela a provoqué, d’après Anna, des tensions avec les jeunes accueillis, qui ne comprenaient pas ce qu’il se passait. “La prise en charge était plus difficile pour nous, avec des épisodes de violence plus fréquents de la part des jeunes.”

Services civiques éreintés

Dans le tableau général de la prise en charge « au rabais », le recours régulier à des volontaires en service civique – jeunes de moins de 25 ans, indemnisés à hauteur de 507 euros par mois – leur semble de ce point de vue problématique. S’ils ne sont en moyenne que deux ou trois à travailler sur les deux pôles de la Mecs, théoriquement “en appui” des 15 salariés, leur rôle est, selon les personnes interrogées, plus qu’essentiel.

“J’avais 21 ans et seulement une formation d’animatrice quand j’ai été recrutée, à l’automne 2018”, raconte ainsi Chloé*, qui avait auparavant été bénévole auprès de migrants. “L’annonce disait qu’il fallait accompagner les jeunes à des rendez-vous médicaux ou administratifs et faire de l’animation. Mais on m’a vite donné beaucoup de responsabilités, notamment sur le volet juridique de l’accompagnement : je m’occupais des démarches auprès de la préfecture pour l’obtention des passeports et des demandes de régularisations des jeunes”, poursuit-elle.

En plus du lourd travail juridique, des ateliers qu’elle anime et des voyages à Paris pour accompagner les jeunes à leurs ambassades, elle dit s’être retrouvée à “faire le travail d’une éduc”. Et probablement plutôt bien, puisque deux mois après son arrivée à l’AAJT, le chef de service de l’époque lui propose un CDI en tant qu’éducatrice. Elle hésite : même si le travail lui plaît et le salaire de 1200 euros net est tentant, elle souhaite aussi continuer ses études. “Mais petit à petit, je me suis retrouvée dans une situation qui ressemblait beaucoup à un burn out : j’avais la boule au ventre en arrivant au foyer, je n’arrivais plus à dormir la nuit, j’avais des sueurs quand j’étais dans mon bureau… Et quand j’ai pris quelques jours de congé, je pleurais en permanence“, décrit-elle. Elle décide finalement, à l’été 2019, de partir quelques mois avant la fin de son contrat d’un an.

Débordée dès le lundi

Celle qui lui a succédé, Lisa*, raconte sensiblement la même expérience. “J’arrivais le lundi matin et j’étais déjà débordée… Quand j’ai finalement exprimé le fait que je ne pouvais pas faire en même temps le travail d’une juriste et de l’animation, on m’a répondu : « C’est à toi de le dire si c’est trop lourd pour toi ». Mais en réalité, si on abat tout ce boulot, ils sont bien contents”, estime la jeune femme, titulaire d’un master de droit.

Lisa a aussi eu ce sentiment d’une autonomie un peu excessive lors des séjours à l’extérieur : “On était que des services civiques pour encadrer les jeunes.” Comme lors d’un séjour de quatre jours en Ardèche, en juillet dernier, auquel participaient sept jeunes du foyer, encadrés par deux services civiques. Fanny Duperret, la responsable du pôle enfance de l’AAJT, affirme au contraire que ce séjour où aucun éducateur n’était présent est une exception. “C’est vrai qu’on n’aurait pas dû les laisser partir… Mais légalement c’est tout à fait possible.” Elle souligne aussi que la Mecs de l’AAJT est l’une des seules à Marseille à organiser encore des sorties – en bateau, dans le Lubéron, en Ardèche donc – et des activités diverses pour les jeunes accueillis, et que tout cela est possible grâce à la présence des services civiques.

“Le grand intérêt de les avoir dans nos équipes, c’est aussi la proximité avec les jeunes qu’on accompagne : ils ont presque le même âge mais sont évidemment différents, c’est très enrichissant pour les jeunes.” Pour elle, les volontaires en service civique ne remplacent pas un salarié, mais sont “un plus”. “Il y a eu une confusion des genres avec l’une des services civiques. Dès qu’elle a tiré la sonnette d’alarme, on a ajusté les choses. Mais la personne en question a refusé d’abandonner les dossiers juridiques dont elle était « référente ».”

Des manques au service juridique

Cette difficulté à réduire leur investissement, Lisa comme Chloé la reconnaissent, et l’expliquent par le fait que les dossiers de régularisation dont elles s’occupent déterminent l’avenir du jeune en question, s’il va pouvoir rester en France ou non… Même si deux salariées – dont une était en arrêt maladie pendant le service civique de Chloé – travaillaient avec elle sur ces questions juridiques, elles estiment, au regard de la masse de travail, que les moyens humains manquent sur cette mission de l’AAJT.

C’est aussi le sentiment d’un autre salarié, Camille* qui juge quant à lui que l’accompagnement des jeunes par sa structure est globalement de bonne qualité. “Mais sur le juridique, c’est vrai qu’il faudrait embaucher une ou deux personnes en plus. Le travail est énorme.” Des embauches qui nécessiteraient probablement un budget global plus important. Lisa s’interroge : “Avec l’argent dont ils disposent, je ne sais pas si l’AAJT pourrait vraiment faire mieux…”

*À leur demande, les prénoms des personnes interrogées ont été modifiés.

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