“Dans les réseaux, on voit d’abord les minots mais sans rien savoir d’eux”

Interview
le 16 Jan 2019
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Paru le 9 janvier, le premier livre du journaliste fait-diversier Romain Capdepon, Les Minots, revient sur l'assassinat d'un guetteur de 16 ans, Jean-Michel, au Clos la Rose en 2010. Une entrée sensible dans l'univers du trafic de drogue vu depuis le regard de ses plus jeunes "travailleurs".

Photo Patrick Gherdoussi
Photo Patrick Gherdoussi

Photo Patrick Gherdoussi

Pour les “Minots” dont parle Romain Capdepon, il y a, au commencement, l’espoir de côtoyer un “destin social acceptable”. Le premier livre du chef de rubrique Police-Justice de La Provence prend comme sujet les cités marseillaises où certains enfants, leur main serrée dans celle de leur mère au retour de l’école, crient innocemment “Ara” par mimétisme avec les guetteurs des réseaux. Le trafic de drogue est un décor pour tous, et un job de dépannage en intérim ou une carrière pour certains. Le 19 novembre 2010, les tireurs du Clos la Rose (13e) n’ont pas pris peine de faire cette distinction et ont touché Lenny, 11 ans et tué Jean-Michel, 16 ans.

Entre des chapitres plus généraux sur les problématiques du trafic et de la violence à Marseille, Romain Capdepon retrace le parcours de ces deux minots pour qui justice ne sera jamais rendue : les principaux suspects ont été acquittés du crime. Jean-Michel, incarcéré à 13 ans à la prison pour mineurs de la Valentine, “enfant normal” pour son père qui lui donnait quelques billets “pour éviter qu’il ne fasse des bêtises pour en avoir”, n’allait plus au collège et inquiétait la PJJ qui n’a pas osé l’exfiltrer de force de sa cité. Mais “à l’époque, on pensait que les minots étaient à l’abri des règlements de compte”, glisse un agent cité dans l’ouvrage.

Lenny, jeune majeur aujourd’hui, est en vie et entouré, mais l’ancien bon élève ne parvient pas à se projeter dans l’avenir, et encore moins à mettre des mots sur le tragique événement dont il a été victime. Si la sidération colle à Lenny et sa famille, le traumatisme de ces trop nombreux drames gagne toute une génération. C’est cette fatalité que Romain Capdepon a tenté de saisir par des témoignages directs de jeunes et de familles, mais aussi des regards d’acteurs sociaux, judiciaires et policiers.

Le 19 novembre 2010, la cité du Clos la Rose est visée par une attaque à la kalachnikov et un jeune de 16 ans, Jean-Michel, meurt sous les balles. Pourquoi avez-vous choisi ce règlement de compte comme sujet d’enquête ?

Il y a déjà beaucoup de littérature sur la question des réseaux marseillais. Mon objectif  n’était pas de proposer une enquête généraliste comme cela a déjà été très bien mené notamment par Philippe Pujol avec La fabrique du monstre. J’ai voulu apporter un travail complémentaire à cette documentation. Ce qui m’intéressait, c’était d’étudier une frange de la délinquance qui, si on ne va pas la chercher, est invisible. Ce sont les minots, dont on ne sait rien pour une raison très simple : les procès de mineurs sont à huis-clos. Or, lorsqu’on prend sa voiture et qu’on passe devant des points de vente, ce sont les premiers que l’on voit. Cela n’empêche qu’on ne sait rien ni de leur âge, ni de leur parcours, leurs discours, leurs revenus, ce qu’ils en font.

Par leur jeunesse, ils inspirent aussi forcément plus l’empathie. J’ai eu envie de rectifier les nombreux discours et a priori  en faisant un travail de fond, en posant un contexte. Ce 19 novembre 2010 où Jean-Michel a été assassiné et Lenny grièvement blessé, marque un tournant dans l’histoire des trafics marseillais. J’ai effectué beaucoup de recherches et n’ai pas trouvé en France un règlement de compte, avant celui-ci, qui n’ait ciblé des victimes aussi jeunes. C’est aussi par ce crime qu’on a découvert qu’il y avait beaucoup plus de minots que ce que l’on pensait dans les réseaux marseillais. J’ai d’abord tenté d’assister à des procès de mineurs, mais le ministère public a rejeté ma demande et ce n’est pas plus mal car cela m’a poussé à rencontrer ces jeunes dans leur écosystème à eux.

Jean-Michel était dans son fauteuil de guetteur lorsqu’il a été assassiné. Dès le lendemain, un autre minot prenait sa place. Comment expliquer qu’autant de jeunes soient volontaires ?

Je pense d’abord que les minots s’ennuient. Le trafic apparaît aux très jeunes comme une solution facile mais aussi peu risquée au départ : les guetteurs ont une chance quasi nulle d’être interpellés. Ils sont déscolarisés à 80% (1), les autres “picorent” et viennent en cours de temps en temps, note une principale d’établissement que j’interroge pour mon livre.

Le trafic leur apporte aussi une forme de maturité. Leur assurance et leur personnalité sont plus affirmées du fait qu’ils ont déjà un travail. Ils ont une mission précise et connaissent les sanctions de la hiérarchie s’ils échouent. C’est donc parfois dans le trafic qu’ils trouvent une rigueur de vie, un cadre : c’est ce qu’eux-mêmes ont confié à plusieurs agents de la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse). Enfin, ils gagnent entre 60 et 80 euros par jour de travail, ce qui n’est pas extravagant, mais permet d’avoir un argent de poche ou bien de devenir une personne-ressource de la famille, et donc d’acquérir une place. Mais tout dépend des cas.

Vous évoquez aussi, à l’inverse de cette image de minots endurcis, la question des traumatismes causés par la violence du trafic, notamment au printemps dernier à la Busserine (lire notre dossier)…

Lors des tirs de kalachnikov à la Busserine, on est lundi 21 mai, La Pentecôte est un jour férié, et tous les minots sont dehors. À cet instant, qu’ils soient du trafic ou non, ils sont tous confrontés à cette scène. J’avais déjà commencé à écrire mon livre et j’ai introduit cet épisode car il a traumatisé tout le quartier. Je rapporte une conversation entre un minot qui jouait au foot au moment du commando, et des journalistes. Le jeune explique qu’ils n’ont pas arrêté la partie à l’écoute des tirs et demandent aux journalistes s’ils trouvent ça normal avant de lâcher : “Moi, je trouve pas ça normal que vous trouviez ça normal…” Les cagoules, les armes, le rythme de la vente sont intégrés très tôt.

Vous avez eu l’occasion de rencontrer Lenny, qu’est-ce que révèle son quotidien actuel sur la prise en charge de ces “victimes collatérales” du trafic, surtout à cet âge ?

Lorsque Lenny s’est fait tirer dessus, il avait 11 ans. Les balles de kalachnikov ont perforé sa mâchoire, son pied droit… Il a failli mourir. Il effectuait parfois des petites courses à la supérette pour quelques “grands”, mais il n’était pas du tout pris dans le réseau à ce moment-là. Le drame qu’il a vécu est le fait-divers qui a fait basculer Marseille. On y a atteint un sommet d’inhumanité. Et face à cela, Lenny et sa famille se sont sentis abandonnés.

Aujourd’hui, Lenny n’arrive pas à avancer. Il qualifie ce qu’il lui est arrivé d’ “accident”, alors qu’il s’agit d’une tentative d’assassinat. Il n’en a jamais vraiment parlé, ni à un psychologue, ni à ses proches. Je pense que sa famille avait l’espoir qu’il en parle avec moi. Mais lors de notre rendez-vous Lenny m’a confié ne pas trop savoir pourquoi il avait accepté de me rencontrer. Avant, c’était un enfant très vif, il ramenait de bonnes notes, il jouait au foot, à la Rose puis à Air Bel (11e). Et quand je l’ai rencontré et que je lui ai demandé ce qu’il aimerait faire plus tard, il a été incapable de me donner une idée, une réponse. Je pense qu’il souffre aussi du fait qu’on ne sache pas et qu’on ne saura jamais qui lui a tiré dessus.

Vous revenez sur le procès du meurtre de Jean-Michel qui s’est tenu aux assises en 2016 et dans lequel Lenny est le “témoin n°1 de l’accusation”. Les frères Bengler ont été acquittés pour ce crime. Que retenir de cette audience ?

Pour la police judiciaire et le ministère public, cet acquittement est un échec car ils avaient une intime conviction et elle n’a pas été suivie par les jurés populaires. Ce dont je me suis rendu compte notamment en suivant la BST (brigade spécialisée de terrain) du 13/14, c’est que dans ce genre d’affaire, les agents travaillent d’abord sur de la conviction. Puis dans ce cas précis, les frères Bengler ont comparu lors d’une seule audience pour deux affaires distinctes : celle du Clos la Rose et celle d’une séquestration. Cet assemblage traduit un aveu de faiblesse : les preuves manquaient. Les jurés ont reconnu coupables les accusés uniquement pour l’affaire de la séquestration.

Qu’avez-vous compris en côtoyant des brigades de police dont le rôle est justement de lutter contre les réseaux ?

Depuis plusieurs années, la réponse au trafic est une action policière forte. Elle est efficace en terme de résultats immédiats, dans le sens où les têtes de réseaux sont régulièrement interpellées et finissent par tomber. En revanche, elle ne parvient pas à endiguer la dynamique de recrutement. Lorsque les gros trafiquants vont en prison, le vide laissé crée un appel d’air et donne des motivations à des trafiquants plus jeunes. C’est comme cela que l’âge d’enrôlement recule d’année en année.

Des leviers permettent-ils aujourd’hui de contrer cette dynamique de recrutement des plus jeunes, notamment du côté de la PJJ, méconnue du grand public ?

La PJJ, selon moi, est la première bouée de sauvetage. Ses agents arrivent réellement parfois à casser des trajectoires de trafiquants. Les mineurs suivis se retrouvent en foyer, doivent pointer la journée, participer à des activités, voir un psy, peuvent être exfiltrés en cas de danger imminent… Les possibilités sont nombreuses pour tenter de suivre le mineur, mais aussi de l’ouvrir à d’autres perspectives. Le souci est évidemment financier : la PJJ manque de moyens. Mais ce manque n’est rien comparé aux baisses de subventions qui frappent les associations de quartiers alors qu’elles sont les premières à pouvoir agir. Enfin, et je n’invente rien, la vacance la plus criante dans les quartiers reste celle de l’État.

Les Minots de Romain Capdepon est paru le 9 janvier 2018 aux éditions JC Lattès

(1) La délinquance des mineurs à Marseille. 500 jeunes suivis par la PJJ, Daphné Bibard, Octobre 2016

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Commentaires

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  1. petitvelo petitvelo

    “Enfin, et je n’invente rien, la vacance la plus criante dans les quartiers reste celle de l’État.”

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