[Marseille 1983 : retour vers le Futé] Stop ou encore

Série
par Sophie Bourlet & Timothée Vinchon
le 19 Août 2023
2

Installés ici depuis peu, Sophie Bourlet et Timothée Vinchon le savent : ils sont ce que beaucoup appellent "des néos". Bien décidés à se défaire de ce statut, ils ont mis la main sur un guide local du Petit Futé vieux de quarante ans. Tout au long de l'été, ils ont embarqué Marsactu dans leur exploration du Marseille des années 80. Dernier épisode : rendez-vous au bar de nuit.

(Illustration : Sophie Bourlet)
(Illustration : Sophie Bourlet)

(Illustration : Sophie Bourlet)

Il y a des lieux comme celui-ci où absolument tout le monde semble être allé une fois dans sa vie. O’Stop dans le quartier de l’Opéra est de ceux où tous les noctambules de Marseille se sont mélangés, des féministes de la librairie des femmes aux petits caïds du coin. Plongée dans l’ambiance de ce resto, pour un after qui dure depuis quarante ans.

Épisode 5 : Stop ou encore

Écoute conseillée pendant la lecture : Plastic Bertrand – Stop ou encore (1981)

O’STOP. Place de l’Opéra – 33.85.34. Ouvert tous les jours de 7 h 15 jusqu’à 7 h du matin. Carte 60 F. “Du journaliste au touriste, de la pure prostituée au Marseillais “pure race”, ils sont tous perchés sur les hauts-tabourets et le spectacle est dans la salle. Repas froid, sandwich ou plats du jour, steak pizzaïole, lapin à la moutarde, gambas à la persillade, tartare…

À lire le guide, difficile de faire adresse qui ait pu rassembler autant de monde dans le centre-ville. Plus encore, et c’est phénoménal, l’établissement est encore là et n’a changé ni de nom ni de concept. Tout juste si la devanture a bougé. Pour autant, une fois sur place, pas facile d’aborder les années 1980. On y croise d’abord le nouveau patron : “Moi, je suis originaire de la région parisienne, je ne suis là que depuis 20 ans. Je ne peux rien vous raconter. Tout ce que je peux vous dire, c’est que c’est que tous ceux qui l’ont tenu ne l’ont quitté que les pieds devant”. C’est que l’institution, autant qu’elle représente une époque, relève du sacerdoce : il faut de la passion pour faire vivre ce rade. 

Le Stop est aujourd’hui encore ouvert quasiment 24 heures sur 24.

Depuis plus de 50 ans, on y sert de jour comme de nuit. Les moments de fermeture font partie de la légende : 15 minutes selon le guide, tout au plus quelques heures, pour faire le ménage, selon des clients et clientes. Si le patron a changé, il reste quelques piliers, comme Jo, qui a traversé les époques. Mais Jo est fatiguée des journalistes, qui n’en ont que pour les histoires de mafieux qu’elle estime mal racontées, profitant que ceux qui sont morts ne puissent plus les contredire. On nous dit qu’une ancienne cliente qui a assidûment fréquenté la brasserie tient encore un commerce de lingerie au coin de la rue Glandeves. Après plusieurs tentatives soldées par un rideau baissé, la patronne nous dit “ne pas connaître du tout le quartier”.

Une seule solution s’offre à nous. Si les tenanciers ne peuvent plus raconter ce pilier de la nuit marseillaise, ses clients et clientes le peuvent. On poste une simple annonce sur le groupe Facebook “Marseille Villages”. C’est le début d’un incroyable flot de témoignages nostalgiques, où l’on croise d’anciens patrons de boîtes de nuit, des journalistes retraités, des artistes, mais surtout un peu tout le monde. Le guide disait juste. 

“À 4 heures, tous les chats sont gris”

En 1983, le Stop est depuis plus de 15 ans l’un des points de rassemblement des noctambules de tous poils alors que le quartier est au sommet de son effervescence nocturne. L’itinéraire des habitués et habituées est toujours le même, à peu de chose près. On y arrivait à des heures pas possibles, à la sortie du Barbarella pour Vivi, de l’Ascenseur pour Dominique ou du Passeport comme Paul, en fonction des affinités musicales et amicales et de l’époque. “Le guide a complètement raison, commente Rachid Yousfi, 65 ans, habitué de l’établissement à l’époque et enfant du centre-ville, de la rue Thubaneau plus précisément, haut lieu de la prostitution à Marseille pendant des décennies. “Au Stop, on croisait vraiment tout le monde. Des loubards, des fêtards, des étudiants, tout le monde”, raconte-t-il.

Solange, elle, l’annonce d’emblée, connaît Marseille comme sa poche : “Je peux vous parler des heures de l’Opéra. Moi et mon mari, nous étions des oiseaux de nuit”. On lui cause par téléphone, et Nano, le fameux conjoint, intervient au loin pour confirmer ou préciser des souvenirs. Aujourd’hui presque sexagénaire, elle estime avoir profité de la vingtaine. En nous racontant les repas où ça discutait entre les tables, elle se rappelle un petit monde qui semblait s’autoréguler : “Tout le monde se mélangeait, et tout le monde connaissait sa place”. En tant que femme tout autant. “On pouvait descendre de jour comme de nuit, on veillait les uns sur les autres, y compris sur les filles qui travaillaient“, explique Solange.  

Le quartier de l’Opéra à la nuit tombée appartenait à tout le monde. Danie et Michel s’y sont rencontrés en dansant le zouk au Vol de Nuit, Bernard y croisait le flic Georges N’guyen Van Loc, dit “le chinois”, qui jouait au cow-boy, flingue à la main, et Anne-Marie, qui habitait le quartier, se rappelle encore des marins américains qui tombaient de leurs chaises ivres morts. L’écrivaine Dominique Manotti, dans Marseille 1973, décrit des anciens de l’O.A.S. qui traînent dans le quartier à la recherche d’Algériens, victimes de ratonnades pendant toute la décennie qui a précédé les années 80. Un quartier qui fait couler beaucoup d’encre et qui ravive des souvenirs plus ou moins heureux. 

Il ne fallait pas faire le mariole si on n’avait pas l’étoffe pour le faire.

Rachid, ancien habitué

On était jeunes, on était beaux, on sentait bon le sable chaud”, fredonne Rachid dans le combiné, en se rappelant ses chaussures vernies dans lesquelles il pouvait voir son reflet. “À quatre heures, tous les chats sont gris”, sourit-il en expliquant qu’on fréquentait autant des personnes du gang de la Brise de mer que les touristes de passage : “Il ne fallait pas faire le mariole si on n’avait pas l’étoffe pour le faire. Ce secteur, c’était aussi celui des maquereaux, des prostituées et des entraîneuses”. De nombreux anciens et anciennes passagères de la nuit que nous avons appelés invoquent des souvenirs souvent flous, mélangés à ceux de “bars à filles“, où des femmes, “des entraîneuses” vendaient leurs charmes. Pour celles-ci, le Stop fut cantine et aussi lieu de réconfort grâce à une équipe à l’oreille attentive. Et notamment celle de “Nana”, qui a fait la réputation de l’établissement. 

Nana et les sandwichs aux boulettes

C’est Thierry Bensusan, ancien patron de l’Art studio, une discothèque du quartier à l’époque, qui l’explique : “Elle était autant respectée par les plus grands voyous que par le plus jeune étudiant”. Toute fine, cheveux noirs, avec un accent marseillais comme on en fait plus, elle était un monument selon les plus de 200 témoignages de plusieurs générations de Marseillais récoltés sur les réseaux. “On était ses enfants, elle veillait sur nous”, se remémore Thierry avec émotion. Au passage, il nous aide à résoudre l’énigme de l’image à la couverture du guide : “L’autre monument, notre papa, c’était Roger, le patron de la boulangerie Minute, un Arménien qui arrivait tous les jours en Ferrari”.

Nana, celle que certains disent l’ex-femme d’un voyou, accompagnée de Raymonde, ont régalé les papilles des noctambules de tout horizon. Le menu offrait à moindre coût, comme c’est encore le cas aujourd’hui, des petits plats simples aux accents provençaux : alouettes sans tête, escalope à la crème, sandwich au rosbif et moutarde, mais surtout les légendaires boulettes sauce provençale, casse-dalle des éméchés ou des travailleurs de la nuit. 

À partir des années 1990, l’Opéra, ça a commencé à se défaire. Avec du bon et du mauvais. Avant, Estienne d’Orves, avec son parking couvert, c’était un coupe-gorge”, explique Thierry.  Puis le quartier de l’Opéra a très progressivement tourné le dos à la nuit pour tendre les bras aux touristes. Au milieu de tout ça, le Stop continue de mener sa barque, tant bien que mal. Et tel un phare dans la nuit, il permet à toutes et à tous de se retrouver. Car cette aventure aux confins des “eighties” nous a offert une porte incroyable sur la ville : le rendez-vous est pris au Stop avec plusieurs personnes interviewées pour casser la croûte autour de pâtes aux boulettes. Et continuer à se raconter la plus belle ville du monde. 

Cet article vous est offert par Marsactu

À vous de nous aider !

Vous seul garantissez notre indépendance

JE FAIS UN DON

Si vous avez déjà un compte, identifiez-vous.

Sophie Bourlet
Journaliste indépendante basée à Marseille, Sophie illustre et écrit les histoires qu'elle entend, surtout si elles viennent de Méditerranée. Elle fait partie du collectif Presse-Papiers.
Timothée Vinchon
Ancien correspondant de presse en Tunisie, Timothée Vinchon est journaliste et membre du collectif Presse-Papiers. Il est très impliqué dans des projets d'éducation aux médias et a créé la newsletter Rembobine, qui mesure l'impact d'enquêtes un an après leur publication.

Commentaires

L’abonnement au journal vous permet de rejoindre la communauté Marsactu : créez votre blog, commentez, échanger avec les autres lecteurs. Découvrez nos offres ou connectez-vous si vous êtes déjà abonné.

  1. MICHEL CHAPELLIER MICHEL CHAPELLIER

    Bonjour
    Pour info:en 1965 et sans doute bien avant;O’STOP nous faisait des sandwiches aux rillettes dans une “guérite”,jusqu’a pas d’heures;( (nous étudions !!!!).
    La guitoune a bien changé.

    Signaler
  2. ThéoSerre ThéoSerre

    je me suis encore pris un sandwich boulette harissa avant hier soir, un classique

    Signaler

Vous avez un compte ?

Mot de passe oublié ?


Ajouter un compte Facebook ?


Nouveau sur Marsactu ?

S'inscrire