Délinquance : “Marseille n’est pas une exception mais un miroir grossissant”

Interview
le 27 Déc 2017
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Pour le sociologue Laurent Mucchielli, qui vient de publier une étude sur la délinquance enregistrée par la police à Marseille, les délinquants agissent avec une grande rationalité. In fine, ils participent selon lui à une forme de "redistribution violente" des richesses d'une société très inégalitaire. Et en terme d'inégalités, si Marseille n'est pas un cas à part, elle est un cas d'école.

Laurent Mucchielli, chercheur et sociologue a eu accès à toutes les données statistiques de la DDSP.
Laurent Mucchielli, chercheur et sociologue a eu accès à toutes les données statistiques de la DDSP.

Laurent Mucchielli, chercheur et sociologue a eu accès à toutes les données statistiques de la DDSP.

Laurent Mucchielli est sociologue et directeur de recherche au CNRS. Spécialiste des questions de sécurité, il a crée en 2011 l’Observatoire de la délinquance et des contextes sociaux en région PACA à l’université Aix-Marseille. La semaine dernière, le chercheur a rendu publique l’une de ses études intitulée “la délinquance enregistrée par la police nationale à Marseille”. Missionné par la Ville de Marseille qui, tous les quatre ans lors de la remise à plat de la stratégie territoriale, doit établir un diagnostic local de sécurité pour faire le point sur les problèmes de délinquance, Laurent Mucchielli a eu accès aux statistiques de la police nationale afin d’étudier la petite et moyenne délinquance (vols, cambriolages, dégradations, violences verbales, physiques ou sexuelles). Il a également pu s’entretenir autant qu’il le souhaitait avec des policiers. Mêlant chiffres et témoignages, le chercheur a ainsi tenté de mener une analyse géographique et sociale d’une partie de la délinquance à Marseille, celle qui se trouve dans les radars de la police. De par son ampleur, l’étude est une première en France. Pour être sur de démarrer la nouvelle année sur de bonnes bases, Marsactu vous propose un entretien avec un chercheur qui remet les pendules à l’heure et les idées reçues au placard.

Marsactu : Avant de rentrer dans le vif du sujet, une question sur la méthodologie et les limites de votre étude. Vous expliquez dans votre rapport final que vous n’avez étudié qu’une partie de la délinquance, celle enregistrée par la police et que, par ailleurs, cet enregistrement se fait avec une certaine “culture du chiffre”. Vous écrivez que cela peut mener à des “dérives importantes”. Pouvez-vous préciser ce mécanisme?

Laurent Mucchielli : Il y a un rapport de l’Inspection générale qui l’a écrit noir sur blanc que je cite. Cette culture du chiffre a été mise en place par Nicolas Sarkozy quand il est arrivé au ministère de l’Intérieur en 2002. Elle consiste à prendre certains des indicateurs statistiques qui existent, à les publier de façon mensuelle et non annuelle et surtout à en faire l’unique outil pour évaluer la performance policière ou gendarmique, à s’en servir pour manager l’ensemble de l’institution et lui imposer sa volonté. Avec en appui, un chantage sur l’avancement de carrière si l’on n’a pas les bons chiffres. C’est ce qu’ont montré les inspections générales de l’administration, et ce que nous, chercheurs, on disait depuis longtemps. Une telle pression conduit fatalement les gens à s’arranger avec les chiffres, pour qu’ils soient bons et qu’on leur fiche la paix. Le commissaire de police, son principal souci c’est de ne pas trop attirer l’attention, de pouvoir faire son boulot sans se soucier de la pression que va lui mettre sa hiérarchie. 

Il y a quelques semaines, l’hebdomadaire Le Canard Enchaîné publiait un article intitulé : “Comment la police marseillaise dégonfle les statistiques de la criminalité”. Pensez-vous qu’il y a plus de dérives de la sorte à Marseille ?

Je ne sais pas. Ce n’était pas l’objet de ma recherche. Mais je ne vois aucune raison a priori pour que cela se fasse plus qu’ailleurs.

Venons en alors à l’objet de votre étude, à plusieurs reprises vous démontrez que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les infractions dont il est questions sont le plus souvent commises en journée, et non au beau milieu de la nuit. Finalement, c’est un constat logique…

Oui. La délinquance – ou les délinquances car il y en a plein – suscite tout un tas de peurs et de fantasmes assez éloignés de la réalité. Il y a donc cette idée qu’existe un monde de déchaînement irrationnel de violence la nuit. Ce sont des peurs archaïques. Alors que dans la réalité la délinquance a des formes de rationalité. Le but est de gagner de l’argent donc cela suppose que l’on s’organise. En réalité, les vols sont concentrés là où il y a des choses à voler, sur les biens ou sur les personnes. Quand il y a beaucoup de voitures laissées sans surveillance c’est là que vont être commis les vols. Lorsque ce sont des vols sur les personnes, les vols de téléphones ou de colliers comme on disait avant à Marseille par exemple, et bien cela se produit logiquement là où il y a le plus de personnes. Pas à deux heures du matin dans des rues désertes, mais la journée dans des endroits où circulent la foule. De la même manière les cambrioleurs font partie des délinquants qui se lèvent le plus tôt, car le but du jeu est d’aller dans les maisons quand elles sont inoccupées, donc le matin quand les gens sont partis travailler. Tous ça est très rationnel, pour gagner de l’argent, il faut s’organiser un minimum.

C’est ce que vous appelez la prédation économique et vous établissez un lien entre ces prédations économiques, qui dominent la petite et moyenne délinquance à Marseille, et les inégalités sociales. Que dit votre étude au sujet des inégalités à Marseille ?

Elle constate ce que l’on constate un peu partout, Marseille n’est pas une exception française mais un miroir grossissant de ce que l’on peut voir partout ailleurs. Ce n’est pas un hasard s’il y a beaucoup de problèmes concentrés dans des grosses agglomérations comme Marseille ou dans la Seine-Saint-Denis. Ce sont des territoires où les inégalités sont très fortes. C’est aussi démontré au niveau international par mes collègues étasuniens ou canadiens par exemple. En terme macro-statistique, il y a une corrélation entre ces petites et moyennes délinquances et le niveau des inégalités, quand on a sur le même territoire des écarts de revenus très importants, des zones très riches et des zones très pauvres. Et c’est typiquement le cas de Marseille qui est globalement une ville assez pauvre avec au sein de cette moyenne des écarts très importants avec des gens très riches et des gens très pauvres. Donc globalement, cette délinquance, c’est des pauvres qui volent des riches ou en tout cas des plus riches qu’eux.

Trouve-t-on pour autant des spécificités de la délinquance à Marseille ? 

J’avais publié une petite étude en 2013 où je comparais les cinq plus grandes villes : Paris, Marseille, Lyon, Toulouse et Nice. Si on prend le taux par rapport à la population, on voit qu’à Marseille il y a plus de vols de voiture et de scooter. Ou en tout cas un peu plus, car Toulouse n’est pas loin derrière. Par contre, il y a moins de vols sur les particuliers, ce qui est lié en partie au tourisme. Il y a aussi moins de cambriolages qu’à Toulouse. En fait, ça dépend des types d’infractions mais en aucun cas il y aurait une ville exceptionnelle et exceptionnellement violente au point d’être décrite comme si ce n’était pas une ville française. Cela affleure pourtant dans beaucoup de commentaires, même si la mode du Marseille bashing est un peu passée, alors que les problèmes sont toujours les mêmes. Oui, Marseille a un haut niveau de problèmes, mais cela n’en fait pas une ville fondamentalement différentes des autres grandes villes.

Vous écrivez que dans l’esprit de beaucoup, deux sous-ensembles de populations existent, celle des nantis et celle des voleurs, celle du sud de Marseille et celle du nord de Marseille. Vous rapportez les propos d’un policier qui vous dit “c’est un peu comme s’il y avait une opposition entre le Nord et le Sud, comme entre le bien et le mal” : Outre les mots de ce policier, sur quoi repose ce constat ? 

Nous sommes une fois de plus dans l’imaginaire. Ce propos avait le mérite d’être explicite mais c’est quelque chose que j’ai entendu de plein de façons différentes et à de multiples reprises. Tout le monde a en tête cette espèce d’opposition globale, à l’échelle de la ville entière en imaginant qu’il y a une zone pauvre et menaçante qui s’appellerait les quartiers Nord alors que c’est bien plus compliqué que ça, il y a des quartiers très pauvres dans le centre et jusqu’à la Cayolle au sud. Mais cette représentation existe aussi à l’échelle même de certains arrondissements. Pour le 13e arrondissement par exemple, on oppose Château-Gombert avec les cités très dégradées qu’il y a pas très loin.

D’où vient cet imaginaire ?

D’une part de réalité mais aussi du fait que d’autres aspects de la délinquance sont devenus invisibles et disparaissent de la réalité. Il y a aussi de la délinquance chez les élites politiques mais quand on parle de délinquance, personne ne fait le lien. Ce n’est pas perçu comme tel alors que la délinquance d’entreprise, la corruption des politiques, les escroqueries de très haut niveau sont relativement courantes. Mais dans le débat public, elles ne ressortent que comme des scandales individuels. Faites un micro-trottoir et demandez des exemples de délinquance. On va plus souvent vous parler d’un jeune avec un survet’ qui vole le sac d’une grand-mère.

Vous écrivez : “Dans tous ces vols et cambriolages, l’on cherche de l’argent, des bijoux, des téléphones portables et des objets multimédias qui se revendront et ramèneront de l’argent dans un monde qui le répartit d’une façon particulièrement inégale. A Marseille comme ailleurs, beaucoup de jeunes hommes parmi les plus fragiles succombent à la tentation de prendre par la ruse ou par la force ces ressources et ces biens qu’ils ne possèdent pas.”  Ce que vous dites, c’est donc que la délinquance contribue à répartir les richesses d’un monde inégalitaire …

Oui, au fond cela constitue une espèce de redistribution violente. Robert Merton l’avait déjà dit dans les années 1930. On vit dans une société de consommation où la valeur étalon est l’argent et la possession des biens. Tout le monde est socialisé à ça, rêve de ça. Traduction concrète aujourd’hui : tout le monde veut le dernier Iphone, être habillé à la mode, le scooter ceci, la voiture cela… Et, disait Merton, selon les moments du cycle économique, du chômage et de l’emploi, il y aura une plus ou moins grande partie de la population qui ne pourra pas y accéder légalement et au sein de cette population, il y aura un certain nombre de personnes qui chercheront à se le procurer de façon illégale. Cela recoupe aussi la question des trafics de drogue, que je ne traite pas dans cette étude mais qui sont une économie parallèle qui fonctionne à plein régime dans les territoire où il y a le plus d’échec scolaire et le moins d’accès à l’emploi légal.

C’est peut-être quelque chose que vous, chercheurs, savez depuis longtemps, mais on entend rarement ce genre de propos. 

Oui car cela n’est pas politiquement correct. Dans le débat public, dès que l’on commence à montrer ça on a une armée de démagogues qui arrivent en disant “ah mais vous êtes des sociologues qui voulaient excuser les délinquants etc…”. C’est pour cette raison là. Vous avez tout de suite des gens qui viennent placer la chose sur le terrain moral. Mais moi je ne me situe pas sur le terrain moral, je ne dis pas c’est pas “c’est bien” ou “c’est mal”. Je ne défends pas les délinquants, je ne vois pas en eux des Robin des bois – c’est faux en plus, ils ne redistribuent rien, c’est pour leur poche. Je fais simplement un constat froid, je constate qu’on vit dans une société d’hyper-consommation, qui valorise la possession des biens et l’argent et que tout le monde désire ça. D’ailleurs, on accuse souvent les dealers de chercher l’argent facile, ça me parait être une plaisanterie de bien mauvais goût. On constate parfois exactement les mêmes comportement c’est les élites politiques et économiques.

Puisque l’on est dans la plaisanterie, vous faites un constat qui prête à sourire : vous notez qu’au cœur de l’hiver, vers le mois de février, quand il fait froid et que tout le monde à tendance à rester chez soi, la délinquance aussi, baisse. Y-a-t-il également une évolution notable de la délinquance pendant les fêtes de fin d’année ?

Les policiers font régulièrement ce constat, et je l’ai aussi fait du coup : il y davantage de vols et cambriolages à la fin de l’année. Pour résumer, les délinquants font aussi leurs courses de Noël. Ce qui confirme et renvoie à ce que je disais : la délinquance est rationnelle, elle fait partie de la vie sociale. Ce n’est pas un monde à part.

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Commentaires

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  1. Dark Vador Dark Vador

    De cette étude, j’ai été frappé par ces quelques lignes-force :

    “D’autres aspects de la délinquance sont devenus invisibles et disparaissent de la réalité. Il y a aussi de la délinquance chez les élites politiques mais quand on parle de délinquance, personne ne fait le lien. Ce n’est pas perçu comme tel alors que la délinquance d’entreprise, la corruption des politiques, les escroqueries de très haut niveau sont relativement courantes. Mais dans le débat public, elles ne ressortent que comme des scandales individuels”.

    “La délinquance contribue à répartir les richesses d’un monde inégalitaire… Cela constitue une espèce de redistribution violente”…

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  2. Michel Samson Michel Samson

    J’ajoute, en accord avec Mucchielli, que l’observation quotidienne de la justice à Marseille (voir “Marseille en procès”) conduit au même constat : les “légendes” mentent sur les supposées spécificités locales d’une ville, Marseille, très ordinaire. Qui ressemble, sociologiquement et judiciairement, à la Seine Saint Denis…

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    • VitroPhil VitroPhil

      Probablement…mais l’argument peut ne pas passer lorsque la majorité ne considère pas la Seine Saint Denis comme un département ordinaire.

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    • Michel Samson Michel Samson

      La Seine St Denis est un département ordinaire… Ce sont les grandes villes : Lyon, Paris ou Bordeaux etc etc qui ne sont pas sociologiquement ordinaires : les pauvres sont relégués dans leurs banlieues. Marseille ressemble donc à toute la France puisqu’elle n’a pas de banlieue : les pauvres vivent en son sein

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  3. didier L didier L

    Bon, rien de très nouveau sous le soleil pour qui connaît un peu Marseille et son histoire. Dans les années 1930, Albert Londres dans “Marseille porte du sud”, écrivait à peu près ceci: ” si on te vole un jour ton portefeuille dans un port quelque part dans le monde, installe toi à la terrasse d’un café sur la Canebière à Marseille et tu es sûr de voir passer ton voleur …” Il l’écrivait avec une certaine empathie, un peu d’humour et de tendresse, car il aimait cette ville. Ben oui la rédistribution …
    Cela dit je ne vois pas comment on peut produire une étude sur la délinquance à Marseille sans aborder la question non pas de La drogue, mais des drogues … du cannabis qui arrive du Maroc à la cocaïne et autres sous produits qui générèrent des sommes colossales et des réglements de compte en série pour le contrôle et donc qui générent de l’insécurité pour les habitants qui essaient de vivre en paix.
    Enfin le clivage nord/sud me semble bien dépassé le prix du m2 habitable à l’Estaque et la “boboïsation” font leur chemin depuis une quinzaine d’années. Pour conclure il sera toujours difficile de réduire Marseille à une étude et c’est heureux, que cette ville reste encore insaisissable … Le préalable sur la crédibilité des chiffres au début de l’article me semble essentiel les politiques, les ministères, les policiers ont besoin d’études et de chiffres, les universitaires s’efforcent de leur en fournir mais ne saisissent que l’ombre de la réalité.

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