En quête de l’ombre qui sème des pentagones dans tout Marseille
Depuis plus d'une quinzaine d'années, des signes géométriques réalisés au pochoir ponctuent les rues de la ville. L'artiste marseillais anonyme qui en est l'auteur suscite intérêt et curiosité d'un groupe d'amateurs éclairés, devenus "pentagonistes".
Un pentagone et quelques tags, rue Camas dans le 5e arrondissement. (Photo : Laurent Carte)
Ils forment un petit club, sans forcément tous se connaître. Ils ont en commun une attention, une passion, voire une obsession pour de curieuses formes géométriques qui, depuis plus d’une quinzaine d’années, ornent les murs marseillais. Ils font partie de ces graffs qui passent sous nos yeux sans qu’on les remarque, les associant parfois à de la pollution visuelle. Une fois repérés, ces pentagones-là ne quittent pas la rétine.
Posés avec élégance, ils viennent ponctuer le paysage urbain, soulignant ou valorisant tel élément de façade, plaque professionnelle, quai de tram ou appui de fenêtre. Mis à part quelques échappées, ces peintures réalisées au pochoir, toujours en noir, déclinent presque à l’infini des formes géométriques prises dans un pentagone d’une douzaine de centimètres de côté.
À force de traquer ces pochoirs, certains pentagonistes sont devenus de vrais spécialistes. Cette quête emprunte même une voie académique grâce à l’intervention opiniâtre de l’historien et directeur de recherche au CNRS, Jean-Luc Arnaud. En octobre dernier, à l’occasion des Portes ouvertes Consolat, ou “POC”, il a monté une exposition avec le photographe Éric Pringels, dans l’atelier Cadratem, boulevard Longchamp (1er). En janvier prochain, il fera une communication sur les pentagones marseillais dans le cadre d’un groupe de travail sur la fabrique des villes méditerranéennes au sein du laboratoire de recherche Telemme à Aix.
Il estime que les premiers pentagones ont été posés au tournant des années 2000, en ce que des preuves photographiques en attestent. “Mes premiers clichés pris au téléphone datent effectivement de 2006, confirme Éric Pringels. J’en ai peut-être d’autres qui datent d’avant mais il faudrait que je plonge dans mes affiches argentiques“.
Dans un premier temps, Éric Pringels a vu dans ces ponctuations graphiques un écho à un travail mené à Bruxelles. “Avec un collectif d’activistes, on avait graffé des points rouges sur des immeubles qui risquaient de disparaître du fait de la spéculation immobilière. J’ai d’abord pensé que le pentagoniste faisait de même. Mais ce n’est pas le cas“. Depuis cette époque, il a compilé les pentagones jusqu’à en avoir la collection la plus complète.
Reconnu comme graffeur, inconnu de tous
Pour Jean-Luc Arnaud, la rencontre avec ce graffeur obsessionnel est plus tardive. Historien de la cartographie, le chercheur est aussi “un bidouilleur de cartes”. À ce titre, il a obtenu la possibilité de reproduire une carte de Marseille de 1860 sur un des murs de la L2, il y a quatre ans. “J’étais assisté par des professionnels du graff, raconte-t-il. Lors d’un dîner d’équipe, ils se mettent à parler de ce graffeur. Ce qui me frappe alors, c’est qu’ils le connaissent tous, sans le connaître précisément. Or, c’est un milieu très interconnecté. À partir de là, j’ai commencé à chercher ces pentagones et je me suis aperçu qu’en centre-ville, il y en avait partout“.
En compilant ses propres trouvailles et celles d’Éric Pringels, il comptabilise 2068 photos de pentagones. “Mais entretemps certains ont été effacés et d’autres ont été ajoutés”, précise-t-il. Pour lui, une logique émerge de ces trouvailles. “Je me suis aperçu qu’il y avait à la fois des limites et des impasses dans la couverture de la ville, raconte-t-il. Il n’y en a aucun sur la Canebière alors que c’est une vitrine de la ville et dans certaines rues, il y en a partout. Il y a même des endroits où il les accumule comme s’il dessinait une porte”.
Il n’a pas de projet géographique. Mais, au moins, cela nous aura fait marcher.
Jean-Luc Arnaud, historien de la cartographie
Le chercheur décide alors d’en faire un inventaire plus systématique. Lui qui n’est pas un marcheur acharné entreprend donc de repérer les vides et les pleins de cette géographie des pentagones, créant à partir de là une base de données exhaustive. “Avec mon épouse, Pascale Philippon, qui est architecte, nous avons sillonné la ville. En tout, nous avons marché 700 kilomètres. À chaque fois qu’on en trouvait un, on faisait plusieurs photos, du motif lui-même et de son environnement“. Il projette ensuite sur une carte le relevé précis de ces peintures. “Je partais de l’hypothèse qu’il avait un projet géographique, qu’il allait détourer un pentagone à l’échelle de la ville à partir des endroits où il n’allait pas, tente l’historien. Ça n’est pas le cas. Il n’a pas de projet géographique. Mais, au moins, cela nous aura fait marcher”.
La carte de Jean-Luc Arnaud dessine surtout l’obsession d’une personne qui depuis des années sillonne la ville avec dans son sac à dos, un ou plusieurs pochoirs. “Il tient son projet par plusieurs bouts en même temps, raconte le chercheur. Il a une vraie connaissance en géométrie. On voit qu’il utilise des tracés régulateurs pour donner naissance à des motifs qui développent une vraie esthétique. On voit également qu’il a une réelle connaissance de l’architecture. Il aime la symétrie et la répétition et a une prédilection pour les quartiers huppés du XIXe siècle“.
Un mail de Faust depuis le Pentagone
En revanche, de l’homme derrière le pochoir, on ne sait rien ou presque. Éric Pringels garde en mémoire un échange au ton cuisant alors qu’il préparait le OFF de Marseille Provence 2013. “On avait eu l’idée de les utiliser comme QR code, pour ouvrir des portes virtuelles vers une Marseille fantasmée, une ville babylonienne. J’ai donc conçu une page sur notre site qui reprenait une photo de pentagone”. Problème : le site génère automatiquement une légende avec présence d’un copyright. Quelques jours plus tard, Éric Pringels est destinataire d’un mail furibard signé d’un certain “Faust” au ton délibérément menaçant. Un mail intraçable et muni d’une fausse adresse, renvoyant au Pentagone américain.
“Votre projet n’est qu’une vaine et nauséabonde tentative d’un phénomène qui vous dépasse. Vous êtes d’infâmes imposteurs assoiffés de subventions (sinon comment vous payer votre prochain smartphone de merde à 700 euros) : des artistes. Attendez vous à des représailles disproportionnées”.
Éric Pringels supprime les pages incriminés et arrête son projet là même s’il continue à prendre ses photos. En revanche, en creusant sur le web, il a trouvé une autre référence au pentagoniste. Cette fois-ci policière. En 2010, La Provence rend compte de l’arrestation “d’un homme âgé de 50 ans” pris sur le fait vers 4 heures du matin, aux alentours du boulevard de Plombières. Devant les agents, il revendique avoir posé plus d’une cinquantaine de pentagones cette nuit-là. Mais ce qui donne son titre à l’article est la qualité “d’ingénieur de la Ville, affecté à la direction de l’habitat” du suspect placé en garde à vue et déjà connu pour des faits similaires.
Une rencontre et un mystère
Autre traqueur de pentagones, le graphiste et photographe Laurent Carte a suivi une piste plus chaude. Dans le cadre de son travail documentaire autour de la L2, il a repéré ces pentagones et les a photographiés dans leur contexte urbain. À force, il constitue un livre, resté coincé dans ses cartons. L’ouvrage, À la recherche de monsieur Pentagone, propose une quête graphique tout en mettant à jour sur un ton humoristique des traits de personnalité à partir de ce qu’on peut déduire de ces errements :
“On circule sur certains axes, dans certaines rues sans voir de traces de l’artiste.
Forcément, à force de passer et de ne rien voir, on se dit que M. Pentagone
est un fainéant et qu’il n’aime pas les rues trop pentues. Fort de
cette remarquable analyse et tout imbibé de cette certitude que M. Pentagone
est un vieil homme ventripotent qu’une marche trop violente épuise,
on finit par ne plus regarder comme il faudrait. Et là, paf ! Le pentagone
caché vient vous sauter aux yeux.”
Laurent Carte a fini par mettre un visage sur cette silhouette. Mais il ne dira pas si son portrait-robot est ressemblant. “Un jour, une connaissance professionnelle m’a indiqué qu’elle le connaissait. Par cette entremise, je lui ai donc fait parvenir le livre pour qu’il me donne son autorisation à publier ses images. Il m’a répondu que c’était un travail anonyme, accessible à tous”. Laurent Carte n’en dira pas plus, pour garder secrète l’identité d’un homme qui tient tant à rester dans l’ombre.
Pour offrir une forme de postérité en contrepoids à cette modestie, Jean-Luc Arnaud a prévu de verser aux archives municipales l’ensemble du matériel glané au cours de sa quête. Une manière de construire un patrimoine commun à partir de ces petits riens qui embellissent notre quotidien.
Commentaires
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+ tomette divisé par deux .
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et au commentaire du roi des
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Ils ont pas mieux à faire au CNRS que suivre les pérégrinations grotesques d’un ingénieur territorial névrosé qui tagge les bâtiments, alors que travail devrait être de les remettre en état ? C’est sans doute qu’entre fonctionnaires dévoyés ils se comprennent.
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Certes. Mais qui, du maniaque ou du savant s’est coincé ses lunettes dans la descente d’eau à gauche de la fenêtre,
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arrêtez d’en manger il parait que cela attaque les neurones
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Merci Benoît Gilles, surtout pour la dernière phrase. Ces traces rassurent ma survie dans ces rues, si magnifiques et si brutes.
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Surprenant quand même son mail et sa teneur qui tien plus de l activiste extrémiste de droite que d autre chose.
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Dans le même registre connaît-on l’origine des sculptures en plâtres, peintes en différends coloris qui sont restées très longtemps aux portes de la ville à l’entrée des autoroutes et en différents endroits, une toujours en place entre Tallard et Gap cet été.
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Merci pour ce bel article dédié au street art, une scène très dynamique à Marseille. C’est justement parce que c’est du street art que cette personne souhaite rester anonyme, dans l’ombre, pour continuer son oeuvre. Il ont tous des pseudos. on peut imaginer que cette personne a un travail “le jour” et la nuit, elle aime parsemer les rues de ces signes. C’est justement parcequ’on ne sait rien de lui, que c’est attirant et intrigant…Sa démarche a beaucoup de points communs avec Space Invader (et d’autres Oré, Mister P) qui a envahi Marseille, en 2020. Il ne veut rien vendre, c’est juste pour la démarche et les interrogations que cela suscite. Lumineuse idée de déposer ce travail de recherche aux archives…
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