Vidéosurveillance automatisée : “Avec ce système, l’anonymat dans la ville c’est fini”

Interview
le 22 Jan 2020
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Des associations de défenses des libertés individuelles viennent de déposer un recours contre la décision de la Ville de Marseille d'installer un système de "vidéoprotection intelligente". Interview de l'un des requérants.

1600 caméras de vidéosurveillance sont actuellement installées à Marseille. (Photo BG)
1600 caméras de vidéosurveillance sont actuellement installées à Marseille. (Photo BG)

1600 caméras de vidéosurveillance sont actuellement installées à Marseille. (Photo BG)

Ils viennent de déposer un recours devant le tribunal administratif. La Quadrature du net et la Ligue des droits de l’homme attaquent la Ville de Marseille. En ligne de mire de ces deux associations, l’installation dans le centre-ville d’un système dit de “vidéoprotection intelligente”. Ce dispositif, élaboré par une société privée (Snef) pour le compte de la mairie, peut fournir entre autres des alertes automatiques permettant d’isoler un individu dans la masse. Selon ces associations de défense des libertés individuelles, ce système serait actuellement en cours de déploiement.

Présenté comme une aide à la décision pour garantir une ville plus sûre par les pouvoirs publics, il concernerait pour le moment une cinquantaine de caméras dans le centre-ville, comme le révélait Télérama en décembre dans un dossier consacré à la reconnaissance faciale. Les associations entendent elles dénoncer une mise en place du système sans étude préalable ni consultation de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Plus généralement, elles craignent des dérives et regrettent un manque de transparence. Entretien avec Félix Tréguer, membre fondateur de la Quadrature du net et de la campagne Technopolice, qui organise prochainement deux événements à Marseille.

Concrètement, de quoi s’agit-il ? La vidéosurveillance automatisée (ou vidéoprotection intelligente, comme l’appelle la mairie) s’insère-t-elle dans le marché d’acquisition de 500 nouvelles caméras (lire notre article sur le triplement du budget alloué à ce marché) ? Ou bien dans le projet dit du “big data de la tranquillité publique” (lire notre article sur ce fourre-tout sécuritaire marseillais) ?

Il s’agit de marchés distincts. C’est une couche applicative, qui analyse les flux des caméras de vidéosurveillance, pour faire des alertes automatiques en cas de détection de comportement ou d’événement suspect.

Je ne sais pas s’il y a eu la nécessité d’installer des caméras particulières, avec des micros par exemple [le dispositif comprend également une détection sonore, ndlr]. Mais le système permet aussi de suivre en temps réel un individu, dès qu’il le “flashe” devant les caméras lors de son parcours dans l’espace urbain marseillais.

Pour l’instant, le système ne fait pas de reconnaissance faciale, en tout cas ce n’est pas indiqué dans les documents que l’on a consulté, même s’il suffit de brancher les algorithmes spécifiques pour qu’il le fasse. Mais le suivi des individus est possible. Soit, comme je le disais, en temps réel, soit dans les données vidéos stockées, à partir d’un signe distinctif comme son accoutrement, la couleur de son bonnet, un sac, sa démarche…

En quoi craignez-vous que ce dispositif nuise aux libertés individuelles ?

Il faut bien comprendre à quel point cela transforme la nature de l’ingérence dans les droits fondamentaux et les libertés publiques. En automatisant la vidéosurveillance on est capable de décupler son efficacité, son potentiel d’atteinte aux libertés. Comme les caméras qui ont été branchées à ces algorithmes d’analyse se situent en centre-ville, on imagine bien que parmi les usages privilégiés – c’est assez systématique dans le déploiement des nouvelles technologies de surveillance dans l’espace urbain – la surveillance des manifestants et manifestations sera assez centrale. Le droit de manifester peut donc par exemple être bafoué.

Pourquoi déposer un référé suspension (procédure devant le tribunal administratif qui vise à faire annuler en urgence un décision administrative) maintenant ?

Nous avons décidé de cette procédure en urgence après la révélation par Télérama du déploiement du dispositif. Nous avions déjà des documents, dès le mois d’octobre, sur un appel d’offre en cours pour ce projet, qui remonte au moins à 2015. Mais nous n’avions pas la date de mise en œuvre exacte. Au détour d’une petite phrase lâchée par madame Pozmentier (adjointe déléguée à la sécurité) à Télérama nous avons compris que le déploiement était en cours, et que Marseille était l’une des premières villes à déployer ces systèmes.

Pourquoi y a-t-il urgence selon vous ?

La cadre juridique étant extrêmement défaillant, voire inexistant pour réguler ce type d’usage, cela nous semblait important de déposer une procédure en urgence pour demander la suspension du projet. Cela n’est pas débattu démocratiquement alors qu’il y a un fort risque d’atteinte aux libertés individuelles que nous défendons.

Finalement, s’il n’y avait pas eu cet article de Télérama ni votre recours, peut-être ne serions-nous pas au courant…

Pourtant, ce sont des choses qui devraient faire l’objet d’une transparence proactive. On a le même problème à Nice, à Valenciennes, à Toulouse où il y a une opacité largement entretenue par les élus sur ces systèmes.

Une “expérimentation” selon la mairie
Contactée à ce sujet, la mairie de Marseille met quant à elle en avant une simple “expérimentation”. De plus, “nous n’avons pas été informé officiellement de ce recours”, ajoute le service presse. Dans l’article de Télérama cité plus haut, la mairie de Marseille se défend d’avoir recours à la reconnaissance biométrique (physique ou comportementale). Ce qui justifierait donc selon la municipalité l’absence d’étude d’impact et de la nécessité de prévenir la CNIL. Jointe par Marsactu, Caroline Pozmentier n’a pas répondu à notre sollicitation dans le temps imparti à la publication de cet article.

Étant donné l’absence de cadre juridique, attendez vous une jurisprudence ?

C’est effectivement l’enjeu de ce recours. Un recours contre la vidéosurveillance automatisée, c’est une première en France. On espère que le tribunal administratif saura mettre fin à ces graves dérives. Nous pensons que ces systèmes sont dangereux. Mais au-delà du débat juridique et dans le contexte des municipales, nous attendons aussi que les candidats se saisissent du sujet, et s’engagent à ne pas déployer ces systèmes extrêmement intrusifs, il s’agit aussi de questions politiques.

Vous parlez de “graves dérives”, pouvez-vous développer ?

Avec ce système, l’anonymat dans la ville, c’est fini. Il y a la possibilité d’ajouter de la reconnaissance faciale, mais même sans ça, avec la reconnaissance des démarches, la possibilité de suivre des individus… Le débat se focalise sur la reconnaissance faciale mais d’autres applications sont possibles.

Il faut qu’on puisse en débattre, savoir si c’est vraiment le monde dans lequel on a envie de vivre. On joue beaucoup à se faire peur en parlant de la Chine, tout le monde à l’air de trouver très choquant ce qu’il se passe là-bas. Mais finalement on se rend pas vraiment compte qu’on est certes dix ans en arrière, mais sur le même chemin. À terme, ces technologies reviennent à instaurer un contrôle d’identité permanent et généralisé, mais aussi invisible.

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Commentaires

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  1. Electeur du 8e © Electeur du 8e ©

    Que la Ville de Marseille s’autorise à déployer un système d’une telle nature sans débat de fond ni avis de la CNIL, comme si c’était aussi banal que l’installation d’un quelconque mobilier urbain, pose question. Simple incompétence ? Volonté délibérée de mettre tout le monde devant le fait accompli ?

    Et une autre question : qu’en pense le candidat LREM à la mairie, soutenu par Mme Pozmentier ?

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    • Alceste. Alceste.

      Question pertinente

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    • Regard Neutre Regard Neutre

      @Electeur du 8ème,
      Bonne question, car les deux transfuges de la liste de J-C Gaudin,déclarées candidates dans l’équipe LREM, amènent avec dans leurs bagages,respectivement le très lourd fardeau de la gestion du logement et la nouvelle vidéosurveillance automatisée, casserole au demeurant,issue de la compétence liée à la sécurité…Vivons-nous une stratégie d’une future fusion LR/LREM ou bien une manœuvre de démolition de M.Yvon Berland?

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  2. Zumbi Zumbi

    L’alliance LR-LREM est devancée : Castaner en rêvait, Pozmentier- Gaudin-Vassal-Gilles-Berland l’ont fait.

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  3. Lecteur Electeur Lecteur Electeur

    Entièrement d’accord avec le commentaire de @Electeur du 8e (22 janvier 2020 à 19h30). J’ajoute que pour ce qui est de la vidéo-surveillance ordinaire actuellement en place elle a la vertu d’ignorer complétement les délits et crimes de la police de Macron et de Castaner qui n’a plus rien à voir avec une police de la république, république qui semble avoir été abolie.

    1. Pour rappel, lors de la mort de Zinedine Redouane à sa fenêtre au 4 ème étage d’un immeuble, « la caméra la plus proche des lieux aurait été défectueuse»,. « sous le terme de « faux en écriture publique aggravé », l’avocat Yassine Bouzrou vise le rapport d’exploitation des images, « Il est particulièrement surprenant que ce soit justement cette caméra qui ait été déclarée inopérante », insiste-t-il dans sa plainte ». https://marsactu.fr/bref/la-famille-de-zineb-redouane-depose-plainte-pour-une-entrave-a-lenquete/

    2. La Provence nous apprend dans son édition du samedi 18 janvier en page 3 que dans le cas de la jeune femme qui a été sauvagement agressé le 8 décembre 2018 en marge d’une manifestation de gilets jaunes à laquelle elle ne participait pas et très grièvement blessée au crane «cinq mois après les faits, les bandes de vidéosurveillance avaient été écrasées et un rarissime dysfonctionnement du logiciel attestant de la présence des policiers sur le terrain empêche de savoir qui était où et quand». Pour des raisons bien compréhensibles la jeune femme a d’abord dû se faire soigner de ces très graves blessures et n’a décidé de porter plainte que tardivement, plainte qui a donné lieu à l’ouverture d’une enquête préliminaire le 30 avril …

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