Nora Mekmouche : “On est constamment dans un contexte où les corps sont malmenés”

Interview
le 6 Jan 2024
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Avec Corps en suspens. Histoires d'une dépossession, l’éditrice marseillaise Nora Mekmouche co-dirige avec Soraya Guendouz un ouvrage sur le corps, comme objet politique dans une perspective décoloniale. Un récit choral qui réunit témoignages d'universitaires et de travailleurs de terrain.

(Photo : Emilio Guzman)
(Photo : Emilio Guzman)

(Photo : Emilio Guzman)

Le deuxième ouvrage de la collection Silence de la maison d’édition marseillaise Cris écrits créée en 2002 a été publié en décembre 2023. Nora Mekmouche, qui co-dirige l’ouvrage avec Soraya Guendouz, revient sur le processus qui a mené à la réalisation de ce recueil d’œuvres textuelles et graphiques. Au fil des pages, une vingtaine de contributeurs venus de différents horizons – sociologie, géographie, psychologie, poésie, militantisme, santé ou photographie – ont réfléchi autour de la question des “corps en suspens”. Parmi eux, une majorité de Marseillais. On y retrouve entre autres l’éducatrice spécialisée Zohra Boukenouche, la directrice de l’agence France Travail Marseille Pont-de-Vivaux Nadia Oudia et l’écrivaine Anna Proto-Pisani.

Cela débouche sur un ouvrage hétéroclite, mélangeant récits à la première personne, dessins et photographies. Tantôt analytiques, tantôt poétiques, les contributions ainsi rassemblées explorent les multiples facettes des corps qui, au-delà d’une simple enveloppe charnelle, racontent la vie et le parcours de ceux qui les habitent.

 

D’une contribution à l’autre, on passe d’un récit très théorique à une description très pragmatique des effets du travail manuel sur le corps. Avant toute chose, comment a été initié ce projet qui rassemble des personnes aussi variées ?

On avait sorti en 2022 Nos Algéries intimes, un livre autour de la relation intime qu’entretenaient des personnes avec l’Algérie. Lors des ateliers d’écriture qui ont permis la réalisation de ce précédent ouvrage, la question du corps était omniprésente. La manière dont le corps était traversé, pénétré. Ce corps particulier des stigmatisés, des marginalisés. On s’est intéressé en particulier à la question de l’effacement des corps dans l’espace public, à celle de la mort qui irrigue quasiment tous les textes présents dans l’ouvrage. La maladie et le rapport aux soins également. Comment on prend soin de soi et comment on prend soin de ce corps.

Que recèle cette question du corps en suspens ?

Avec cette collection, on veut s’intéresser à la question décoloniale. Le livre est né pendant cette période très difficile de la mort de Nahel. Avec l’obscénité de la manière dont cette affaire s’est déroulée. D’abord la mort de Nahel en elle-même. Le policier, la cagnotte, le million et demi, les manifestations, les jugements. Ça a été une période assez particulière. Puis depuis 3 mois, il y a Gaza et la Palestine. On est constamment dans un contexte où les corps sont malmenés, où les corps sont maltraités. Et la question qui revient dans de nombreux textes, c’est : Est-ce que nos vies ne valent rien ? Les corps gardent les traces de toute cette histoire. Une histoire très lointaine qui part de l’esclavage, la colonisation, l’immigration et comment les corps sont fracassés par le travail harassant, comment les corps sont fracassés par la prise de soin qui bat de l’aile, comment les corps sont malmenés par le rapport à la santé et aux soins qui est inaccessible dans certains territoires parce que ces territoires sont relégués. Ce sont toutes ces questions et comment la lutte, la résistance, la survie au quotidien fracassent aussi les corps. C’est ça qui nous a préoccupés et qui continue à nous préoccuper.

Comment avez-vous choisi les différents contributeurs et contributrices de cet ouvrage ?

On défend l’idée de la subjectivité et donc on a décidé de choisir les personnes avec lesquelles on avait envie de s’aventurer et d’aller explorer cette question des corps en suspens. Mais on voulait qu’il y ait également des amis militants, travailleurs de terrain marseillais qui abordent la question. On considère qu’il n’y a pas de hiérarchie des savoirs et que la parole d’un philosophe, d’un sociologue ou d’un écrivain avec une notoriété nationale avait autant d’importance, d’intérêt ou de sens qu’un militant des quartiers nord de Marseille. On voulait aussi de la poésie et de l’art justement pour montrer qu’il y a différentes manières d’appréhender cette question du corps. On voulait d’abord que ce soit un ouvrage collectif qui réunisse ces voix, qui soient multiples et différentes. On voulait que ces voix soient situées, que la parole soit incarnée, qu’il y ait de la subjectivité et du sensible à travers les uns et les autres.

Une bonne partie des textes commencent par une présentation des auteurs, de leurs parcours. Pourquoi ce choix ?

La mini-biographie, ou la nécessité de se situer, elle est d’autant plus importante qu’on aborde la question des subjectivités et qu’on veut absolument que les propos soient complètement assumés par les auteurs et qu’ils ne soient à aucun moment délégitimés. Pour nous, c’est important de dire d’où on parle : “À partir de là où je parle, voilà ce que je pense”. Et toutes les personnes sollicitées sont partisanes de cette démarche et de cette posture qui est très commune. Le fait d’être situé, c’est aussi assumer, c’est s’engager et c’est s’impliquer.

Une partie des contributions sont des retranscriptions d’entretiens. Pourquoi cette démarche ?

On voulait mêler différents types de voix et certains n’avaient pas envie d’écrire. C’était plus simple pour eux de faire un entretien oral. Ce qui est inédit dans ce livre, c’est qu’il y a vraiment des entretiens oraux qui n’ont pas été retravaillés, qui ne font pas l’objet d’une analyse. D’autres contributeurs au contraire étaient plus à l’aise dans l’écrit pour prendre le temps de répondre à un questionnaire qu’on a élaboré avec Soraya Guendouz. Les personnes sollicitées ont répondu comme elles le souhaitaient. Elles pouvaient écarter certaines questions et focaliser sur d’autres ou répondre à toutes les questions. Enfin, on a organisé plusieurs ateliers d’écriture où on a réuni les Marseillais [Samia Benyoub, Zohra Boukenouche, Christophe Collado, Farida Guendouz-Khalfi, Nadia Oudia et Anna Proto-Pisani NDLR]. Ça nous semblait nécessaire d’aborder la question de l’écriture créative et littéraire à l’occasion de ces ateliers.

(Photo : Emilio Guzman)

 

Pour vous exprimer dans ce livre, vous n’avez pas choisi les mots comme habituellement mais la peinture. D’autres œuvres graphiques sont présentes, en quoi était-ce important d’illustrer le propos du livre ?

Ce ne sont pas des illustrations, c’est le regard de ces artistes sur nos corps en suspens. Ce ne sont pas non plus des créations pour cet ouvrage. Certains travaux existaient déjà et pour certains avaient déjà fait l’objet de publications. Kamel Khélif qui est un grand artiste marseillais a vu tout de suite les quelques planches “La petite Arabe qui aimait la chaise de Van Gogh” parce qu’il y a ces corps qui s’envolent. Yohanne Lamoulère, une photographe marseillaise a beaucoup travaillé sur les corps de ces jeunes dans les quartiers. Elle s’intéresse aux périphéries et a accepté avec beaucoup d’enthousiasme de nous passer ses photos pour être publiées.

Plus de la moitié des contributeurs sont Marseillais, et cette ville a une place particulière dans le livre, pourquoi ce choix ?

Dans la mesure où on avait vraiment envie de mêler ces différents types d’écriture, il me semblait fondamental, même évident de travailler avec ces personnes qui travaillent sur le terrain et qui s’intéressent à ces questions. Par exemple Khadidja Sahraoui-Chapuis qui est la directrice de Réseaux 13 qui est une association qui travaille dans les quartiers nord. Elle fait de la prévention en matière de santé, d’addictions, où elle prend en compte la dimension ethnico-raciale dans ses pratiques de soin, d’accueil et d’accompagnement des habitants de Frais-Vallon et des alentours. Il y a aussi Yazid Attalah qui est un des co-fondateurs de l’association SEPT qui pareil fait de la prévention auprès des habitants. Tous les deux font un amer constat. Celui de l’abandon de ces quartiers en matière de santé et de soins.

Extrait de l’entretien de Yazid Attallah
Cette notion de corps en suspens m’évoque à travers l’expérience que j’ai eue une différenciation du corps. Quand tu es bien né, un corps en suspens c’est comme un miroir dans lequel tu vois un corps gracieux, sain. On dit que pour aller loin, il faut ménager sa monture. Je suis exactement dans ça. Cela me fait penser à ce que mon père me dit souvent, une sorte de proverbe. “Quand tu vas nager à la piscine ou à la mer, tu ressors toujours mouillé.” Et bien ici, c’est pareil. Tu as beau essayer d’être détaché, de vouloir te détacher de cet environnement, que tu le veuilles ou non, tu es impacté. Tu es impacté par exemple par la pollution, car dans les quartiers populaires, tu as énormément de pollution, comme par exemple l’histoire de la L2. On s’est battu pour que la L2 soit sous cloche, on a pensé à l’impact environnemental.

L’ouvrage sera présenté le jeudi 18 janvier à la Compagnie, lieu de création et d’exposition situé au 19, rue Francis de Pressensé à 19h.

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Commentaires

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  1. Patafanari Patafanari

    L’intersectionnalité n’est plus ce qu’elle était. Une hiérarchie des victimes s’est créée. Les décoloniaux se focalisent sur les corps ethniquisés , les néo-féministes sur la fluidité de genre. Les un.s.es ont les cheveux laissés au naturel, les autres teints en rose ou en bleu.

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