Marseille assourdissante : le bruit, enjeu de santé publique négligé

Le boulevard Sakakini au croisement du boulevard Jeanne d'Arc.

En fin de journée sur le boulevard Sakakini (5e), les étudiants en médecine croisent les riverains qui vont faire leurs courses au Casino ouvert 7 jours sur 7. C’est l’heure de pointe : les voitures et scooters défilent. À chaque feu rouge, les pilotes démarrent en trombe, pressés de rentrer chez eux. Par-dessus ce vrombissement, il y a les sirènes des ambulances et, plus ponctuellement, le rotor d’un hélicoptère qui arrive ou repart de l’hôpital de la Timone. Au milieu de ce capharnaüm urbain, Erica Duarte-Sobral, 19 ans, a commencé sa première année à la fac. Originaire d’Entraigues, dans le Vaucluse, elle n’est pas habituée au flux continu du trafic qu’elle entend depuis sa chambre de la résidence étudiante Cornil. “On s’habitue au bruit de fond mais quand il y a les klaxons, c’est impossible de travailler, reconnait la jeune femme. Et ça peut durer 10 minutes !”

La pollution sonore, moins scrutée que la pollution de l’air, a pourtant un lourd impact sur la santé. L’Organisation mondiale de la santé estime que c’est le deuxième facteur environnemental ayant le plus de conséquences, derrière la mauvaise qualité de l’air. Un récent article du Monde détaille comment les cellules ciliées de nos oreilles s’abîment face au vacarme. Le bruit quotidien a des conséquences au-delà de la perte d’audition : perturbations du système cardiovasculaire, troubles du sommeil, troubles cognitifs, effets indésirables sur la grossesse et atteinte de la santé mentale.

Boulevard Jean-Moulin, à côté de la Timone, un micro est à l’écoute de cette problématique. Installé par Atmosud, association agréée pour évaluer la qualité de l’air, il vise, lui, à mesurer en continu le bruit ambiant. Le dispositif fait partie des actions de l’observatoire de l’environnement sonore, créé en 2019 par la métropole Aix-Marseille. D’après son dernier bilan, le trafic routier est de loin la principale source de nuisances sonores dans la métropole. Et le constat est sans appel : Marseille est la plus impactée. Pour réduire la cacophonie de la ville, plusieurs solutions sont sur la table allant de l’isolement des façades à l’installation de radars sonores, murs antibruit et de revêtement absorbant. Si la mairie et la métropole s’accordent à vouloir réduire la place de la voiture dans le centre-ville, le sujet du bruit reste, lui, largement oublié.

90 000 personnes vivent au-delà du seuil réglementaire à Marseille

Pour mesurer le bruit à Marseille, l’observatoire a deux méthodes : la modélisation de données et des mesures réelles. Les données sont compilées par la société Impédance ingénierie pour le compte de la métropole sous forme de cartes et sont disponibles en accès libre. L’une d’elles indique les rues de Marseille où le bruit routier dépasse le seuil réglementaire de 68 décibels. Une limite établie dans le code de l’environnement. L’indice LDEN utilisé correspond au niveau de bruit moyen annuel perçu sur une journée de 24 heures.

Les zones où la réglementation est dépassée sur 24h

^{Source : Cartographie du bruit stratégique. Donnée produite par Impédance ingénierie pour le compte de la métropole Aix-Marseille Provence. Cette carte est le résultat de calculs de modélisations acoustiques et représente les zones où l’indicateur Lden est supérieur à 68 décibels dB(A). Cet indicateur représente le niveau de bruit moyen pondéré au cours de la journée en donnant un poids plus fort au bruit produit en soirée et durant la nuit (22h-6h) pour tenir compte de la sensibilité accrue des individus aux nuisances sonores durant ces deux périodes.}

Sans surprise, on voit se colorer les autoroutes, la rocade Prado-Rabatau-Jarret-Plombières-Fleming et les rues du centre-ville. Le réseau secondaire ressort aussi nettement, tel que les avenues de Bonneveine, Hambourg, Haïfa, Clot-Bey et Mazargues au cœur du 8e arrondissement. Plus étonnant, on voit apparaître des petits axes situés en périphérie, comme le chemin des Amaryllis (12e), en pleine zone pavillonnaire de Saint-Julien.

Selon les données récoltées, les autoroutes ne sont pas les principales responsables du bruit urbain à Marseille.

Ces données doivent permettre à la métropole d’actualiser son plan de prévention du bruit dans l’environnement (PPBE). Ce document obligatoire identifie les points noirs et les zones calmes de la ville et propose des pistes d’amélioration. Mais il n’est pas contraignant d’un point de vue juridique, notamment en matière d’urbanisme. Dans le précédent PPBE prévu pour la période de 2018 à 2023, produit par la même société pour la collectivité, on apprend qu’à Marseille 90 078 personnes vivent au-delà de la moyenne de 68 décibels, soit 11% des habitants. Et dans ce vacarme, les autoroutes n’ont un impact que sur quelques milliers de riverains.

Cette modélisation comporte toutefois des limites et l’observatoire l’écrit dans son bilan : la cartographie “présente des défauts et des incertitudes, dus notamment à la nature et à la qualité des données d’entrée utilisées (trafic, population, établissement sensibles…)”. Aussi, elle ne peut pas être comparée aux précédentes données de bruit en raison des changements de normes.

“Aucun répit” pour les riverains

Pour Bernard Donadio, secrétaire du collectif anti-nuisances (CAN), le bruit n’est pas suffisamment pris en compte par les politiques publiques et la modélisation ne permet par de faire un véritable état des lieux. “C’est toujours sujet à controverses selon comment elle est interprétée. Les moyennes réalisées masquent les pics de bruit”, déplore-t-il. Le collectif n’est pas convaincu du travail de l’observatoire sonore comme il l’a fait savoir dans un récent communiqué.

En plus des calculs de modélisation, la métropole a placé des capteurs de mesures en temps réel. Trois bonnettes de micro sont installées à Marseille, sur les boulevards Rabatau (8e), Jean-Moulin (5e), et de Dunkerque (2e). Le premier voit passer 12 000 véhicules par jour. “Les niveaux sonores ne descendent jamais en dessous de 63 dB(A), n’offrant aucune période de répit pour les riverains“, peut-on lire sur le bilan 2020-2021 de l’observatoire.

Pour la pollution de l’air, il y a une dizaine de stations de mesure à Marseille. À titre de comparaison, la ville d’Aix est équipée de sept stations pour mesurer le bruit. Contactés, les services de la métropole précisent que chaque commune peut demander à la collectivité de faire appel à son prestataire pour réaliser une étude acoustique.

Des projets poussifs

Malgré leurs limites, les données existent. 11% des Marseillaises et Marseillais sont exposés à des nuisances sonores du trafic routier supérieures au seuil réglementaire. Pourtant, ces chiffres s’invitent peu, voire pas, dans le débat public. Amapola Ventron, vice-présidente de la métropole (Génération écologie) chargée de la lutte contre les pollutions, reconnaît le bruit comme un enjeu de santé publique mais souligne sa complexité. “C’est une forme de pollution qui est subjective. Il faut vraiment avoir des approches très globales et à la fois différenciées“, pose-t-elle. L’élue explique que les services de l’État, du département et de la métropole travaillent actuellement à mettre en commun leurs données afin de produire “un plan bruit cohérent et lisible pour tous“. Il devra être approuvé au plus tard le 30 juin 2024 et sera soumis à une consultation du public.

Pour l’élue métropolitaine, la zone à faibles émissions va “mécaniquement” faire baisser le volume sonore.

“On aimerait que ça aille plus vite mais le bruit est transversal. Et puis même si j’arrive avec des solutions, c’est le maire qui gère sa commune et qui décide !“, se défend celle qui est aussi maire de Cabriès. Selon elle, la mise en place en septembre 2022 de la zone à faibles émissions (ZFE) va “mécaniquement” faire baisser le volume sonore. “Le but c’est d’avoir moins de voitures et que l’habitant prenne naturellement un transport en commun. C’est toute une chaîne qui est en train de se mettre en place“, appuie-t-elle. Sur la résorption des points noirs identifiés dans le précédent PPBE, l’élue renvoie aux services de la métropole qui, eux, n’apportent aucune réponse.

Cet objectif est partagé par l’adjoint au maire de Marseille à la transition écologique, Sébastien Barles (EELV) : “La réduction du bruit passera par des mesures structurelles d’apaisement, par la requalification de la voirie et la diminution de la place de la voiture“. Mais lui regrette les conditions de mise en place de la ZFE. “Il aurait fallu revoir les plans de circulation à l’échelle d’un quartier avec les grands axes mais aussi les grandes places. Je pense aux Réformés où on pourrait libérer de l’espace public sur la partie centrale et laisser seulement le boulevard de la Libération en circulation“, songe-t-il.

Des aménagements à imaginer

Des aménagements en cours pourraient donc faire baisser le volume sonore de la ville. Mais aucun budget ou projet dédié au bruit n’est réellement évoqué. Des dispositifs techniques peuvent permettre de l’atténuer comme l’isolation des façades avec des fenêtres double-vitrage ou un revêtement absorbant. Pour le secrétaire du CAN, ces deux dispositifs ne sont pas très utiles. “On sait qu’à Marseille on ouvre rapidement les fenêtres à l’arrivée de l’été. Et le revêtement absorbant de la route s’use, avec des véhicules de plus en plus lourds comme les SUV“, estime l’associatif.

Son collectif milite pour la création d’une réglementation “zone calme”, l’installation de radars sonores en ville – à l’image de ceux installés à Paris – et des travaux d’encorbellement au-dessus des autoroutes. Lors d’un comité de suivi des actions de l’État, en 2016, il avait formulé cette dernière demande. Ce dispositif sert à réduire le bruit et à y déposer des panneaux photovoltaïques qui bénéficieraient aux riverains, précise Bernard Donadio. “En plus Atmosud nous a notifié que ça peut permettre de diffuser les panaches des voitures et réduire la concentration des polluants dans l’air”. Les services de la préfecture auraient approuvé le lancement de ce projet sur deux portions d’autoroute : à la Pomme et aux Aygalades. “Pour le moment on est en attente mais on veut que ça fasse partie des priorités“, assure le secrétaire. Contactée, la préfecture n’a pas pu confirmer ces informations avant la publication de cet article.

En attendant, sur le Jarret, en face de la fac, la brasserie le Vizille a ouvert sa terrasse extérieure. La responsable Christelle Casella sait qu’elle verra toujours les étudiants et les enseignants venir déjeuner. Mais d’autres habitués du quartier “ne viennent plus à cause du bruit”, concède-t-elle. “C’est une grosse ville, c’est normal. Mais moi j’ai quitté Marseille pour ça“, sourit celle qui réside aujourd’hui à Belcodène. Le silence, un luxe ?