Le futur chef des rédactions de La Provence accusé de harcèlement moral et attitude déplacée

Enquête
le 9 Déc 2022
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David Blanchard doit prendre ses fonctions à la tête des rédactions de La Provence le 16 janvier prochain. Marsactu a recueilli plusieurs témoignages au sujet de cet ancien rédacteur en chef de 20 Minutes. Ils font état de harcèlement moral, management toxique et comportement inapproprié à l'égard de certaines consœurs.

Le journal La Provence a été racheté par le groupe CMA CGM en 2022. (Photo : Tom Bertin)
Le journal La Provence a été racheté par le groupe CMA CGM en 2022. (Photo : Tom Bertin)

Le journal La Provence a été racheté par le groupe CMA CGM en 2022. (Photo : Tom Bertin)

[Actualisation le 10 décembre à midi] Selon les informations du Monde que nous sommes en mesure de confirmer, le nouveau directeur des rédactions ne viendra pas sur décision de la direction du journal.


David Blanchard, futur directeur des rédactions du quotidien La Provence, doit prendre ses fonctions le 16 janvier prochain au sein du titre régional. Son arrivée fait suite au rachat récent du journal par le groupe CMA-CGM. Mais celui qui était jusqu’alors rédacteur en chef des éditions print et web de 20 Minutes fait l’objet de nombreuses accusations.

“Cet homme, il faut l’empêcher de nuire.” Eugénie (*) est une ancienne journaliste de 20 Minutes à Marseille. Ancienne journaliste tout court, d’ailleurs. “Après l’expérience vécue au sein de cette rédaction, j’ai changé de boulot. La “news” ça me dégoûte, l’actualité à Marseille, ça me dégoûte…” Ce que décrit Eugénie tient d’un long “travail de sape”. En 2012, alors qu’elle est déjà en poste, arrive le nouveau rédacteur en chef adjoint chargé des informations régionales, David Blanchard. “Dès notre première rencontre, il se dévoile et demande quel est mon genre de mec. Il était très copain-copain, pas du tout dans une posture managériale”, précise la jeune femme. Après une rebuffade, “il a montré de l’animosité et n’a plus du tout été dans la séduction”.

Il emmerdait [Eugénie] tant qu’il pouvait. Clairement, il y a avait une différence de traitement entre les hommes et les femmes.

Un journaliste de 20 Minutes

La suite, dit-elle, prendra la forme d’une “vengeance”. En poste à Paris, son supérieur multiplie les coups de fil auprès d’Eugénie. Le rédacteur en chef adjoint utilise en permanence à son égard – mais pas envers ses confrères – un vocabulaire humiliant. “J’étais nulle, mes papiers étaient nuls, j’étais une bonne à rien… Tout ça répété tous les jours, plusieurs fois par jour. Parfois je mettais le haut-parleur pour que mes collègues entendent et ils étaient atterrés.” Ce que l’un d’eux confirme : “C’est vrai, il pouvait être cassant avec tout le monde. Mais il emmerdait [Eugénie] tant qu’il pouvait. Clairement, il y a avait une différence de traitement entre les hommes et les femmes.”

Stress au travail

Patrice Magnien, ancien photographe de la rédaction marseillaise, le corrobore : “J’ai vu [Eugénie] changer peu à peu après qu’il est arrivé. Il ne comprenait rien et faisait de l’autoritarisme en permanence. Il lui mettait la misère au téléphone tout le temps. Elle venait bosser avec la boule au ventre. Et plus elle avait peur, plus elle s’autocensurait. Elle s’est plainte et il y a eu un recadrage.”

Au bout de plusieurs mois, la jeune femme se rend chez un psychologue qui décèle chez elle un état de stress au travail. Et dresse un certificat médical. “J’ai alors rencontré le P-DG de 20 Minutes d’alors, Olivier Bonsart”, explique-t-elle. Ce que confirme à Marsactu l’ex P-DG, aux manettes entre 2012 et fin 2018. Une démarche dont se souvient aussi Gilles Durand, délégué syndical SNJ-CGT et élu du personnel au sein de la rédaction depuis 11 ans. Il a accompagné Eugénie dans ses démarches auprès de la direction et indique : “Après ce rendez-vous, la décision a été prise que David Blanchard n’ait plus de relation avec [Eugénie]. Il ne devait plus avoir de contact avec elle, ni lui faire passer ses entretiens d’évaluation annuels.” Olivier Bonsart dit se souvenir de ce cas de harcèlement mais assure n’avoir pas sanctionné David Blanchard directement : “Peut-être a-t-il décidé de lui-même de prendre du champ vis-à-vis de cette personne”.

Dans diverses rédactions régionales de 20 Minutes, Marsactu a collecté quatre autres témoignages qui vont dans le même sens. Entre “vexations”, “brimades”, “humour vachard à la Ligue du LOL” et côté “rentre-dedans avec les femmes”, la manière qu’a David Blanchard de gérer ses troupes est décrite comme “musclée”, voire “brutale”. “David Blanchard a un problème de comportement et de maîtrise de soi”, glisse un ex-rédacteur. Une ancienne pigiste d’un bureau en région résume : “C’est quelqu’un qui manage par la terreur et le mépris.” Alain (*) dit “ne pas avoir été harcelé” mais avoir subi “un management toxique” à base de pression permanente, objectifs annuels impossibles à tenir et amplitudes horaires de travail intenables. Il quitte l’entreprise après un burn-out et en se disant “plus jamais je ne bosse avec ce mec-là”.

Vous croyez que si mon management avait été toxique on ne m’aurait pas éjecté avant ? Je rejette ce qualificatif.

David Blanchard

Contacté par Marsactu, David Blanchard défend ses méthodes. “Je n’ai sans doute pas tout bien fait. Mais j’ai managé au moins 200 personnes en 20 ans. Vous croyez que si mon management avait été toxique on ne m’aurait pas éjecté avant ? Je rejette ce qualificatif. Dans le feu de l’action j’ai pu blesser des gens. Mais quand je manage j’essaye que les gens soient bien et progressent. Je suis exigeant parce que le métier le veut”, répond David Blanchard. Il souligne aussi que beaucoup de collaborateurs ont manifesté le plaisir qu’ils avaient à travailler avec lui à l’heure de son départ de 20 Minutes.

Au sein de la rédaction parisienne, d’autres griefs se font jour contre l’ancien rédacteur en chef. Des faits qui, s’ils ne relèvent pas pénalement du harcèlement sexuel ou de l’agression sexuelle, mettent en lumière un comportement inapproprié avec certaines de ses consœurs.

Soirée arrosée

En 2015, Coline Clavaud-Mégevand est en CDD au siège de 20 Minutes depuis quelques mois. Elle est en début de carrière et David Blanchard fait partie des chefs de la rédaction. “Il jouait le mentor, le grand frère. Il m’envoyait des messages privés sur Twitter, sur mes papiers. Il m’encourageait, me valorisait. Et moi, perdreau de l’année que j’étais, je prenais ça pour une relation totalement pro. Rétrospectivement je considère qu’il s’agit-là d’une phase de prédation”, rembobine la jeune femme qui insiste pour témoigner à visage découvert. “Je n’étais pas son supérieur direct“, minore David Blanchard.

Au mois de juin 2015, un pot de départ “très officiel avec toute la boîte” est organisé dans un bar parisien. “Je n’avais pas très envie d’y aller mais David m’a envoyé des tas de messages pour me convaincre. Il m’avait gardé une place. J’étais au bout de la banquette, coincée entre lui et le mur. Et il s’est mis à me servir bière sur bière et shooter sur shooter. J’ai rapidement été ivre, j’avais bu énormément. Et quand les gens ont commencé à partir j’ai manifesté mon désir de rentrer chez moi”, détaille la journaliste. Son supérieur lui propose de passer chez des amis “parce que ce sera bien pour [son] réseau”. Mais trouve porte close devant l’immeuble en question.

Dans le taxi, je me suis endormie quelques minutes. Et lorsque je me réveille (…) je m’aperçois qu’on ne va pas vers chez moi mais vers chez lui.

Coline

Coline Clavaud-Mégevand poursuit : “Il m’a alors proposé de partager un taxi pour rentrer chacun chez soi. J’étais dans un état d’ébriété comme j’avais rarement été. J’ai accepté. Dans le taxi je me suis endormie quelques minutes. Et lorsque je me réveille, on est entre Bastille et République. Je m’aperçois qu’on ne va pas vers chez moi mais vers chez lui.” Dans le taxi, la rédactrice renouvelle sa volonté de rentrer chez elle. David Blanchard lui aurait alors répondu : “On va boire un dernier verre chez moi. Ma copine n’est pas là.”

La jeune femme décrit alors “sa panique” dans le taxi : “J’ai peur, je veux rentrer chez moi. Je finis par dire au chauffeur que je vais vomir et il s’arrête. Je rentre à mon appartement par mes propres moyens.” Dans les jours qui suivent, elle parle des faits à une de ses consœurs, élue au CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail). Puis déclare “avoir fait une sorte de black out, de déni”. Elle ne dévoile ce qu’elle a vécu qu’au début de l’année 2019, alors que sort l’affaire de la ligue du LOL, un groupe Facebook où se retrouvaient de nombreux jeunes journalistes parisiens accusés de harcèlement en ligne notamment. Une cadre de la direction d’alors s’émeut “d’un témoignage qui arrive tardivement”.

Ces faits, David Blanchard les dément avec force. “C’est ultra-violent d’avoir à me défendre de cela. Tout ceci est factuellement faux. Je payais des coups, oui. Tout le monde buvait. Il y avait une troisième personne dans ce taxi”, explique-t-il en refusant toutefois de préciser son identité. Il a bien proposé, dans ce taxi, de boire un dernier verre à Coline Clavaud-Mégevand. Puis assure l’avoir raccompagnée chez elle. Interrogé à propos de cette histoire, le mari de celle-ci s’en étonne : “Coline est rentrée à 4 heures du matin, en état de sidération et en pleurs.”   

“Tu viens, on va chez moi”

Céline (*) dépeint, elle aussi, une soirée dans un bar, en décembre 2015. Elle est particulièrement heureuse car elle va signer un CDI dans les jours qui viennent. Au cours de la soirée, David Blanchard qui est un des cadres de l’entreprise mais pas son chef direct la bloque dans un coin. Avec son bras, paume à plat sur le mur, il forme un espace suffisamment contraint pour que la jeune femme se sente “pas libre de [ses] mouvements”. Elle évoque “une conversation totalement anodine” quand, par deux fois, le rédacteur en chef adjoint lui dit : “Tu viens, on va chez moi.” La journaliste reste, dit-elle, tétanisée : “C’était un chef, j’étais en CDD, je ne savais pas quoi faire, quoi dire. Mais j’avais conscience qu’il abusait de sa position.” 

Les stagiaires et les CDD, on les mettait en garde : tu te tiens loin de lui et surtout tu partages pas un Uber avec lui pour rentrer.

Une journaliste

David Blanchard affirme n’avoir jamais formulé ces avances : “C’est faux. Ce sont des témoignages faits pour me nuire. Une vengeance de gens qui ont mal vécu d’avoir travaillé avec moi. Je n’ai jamais agressé personne. Je suis accablé par ce portrait que vous dressez de moi.” 

Une femme de la rédaction indique tout de même à Marsactu : “Les stagiaires et les CDD on les mettait en garde. À chaque soirée, si Blanchard restait tard, on savait que ça voulait dire que sa nana n’était pas là. Alors on leur disait : tu te tiens loin de lui et surtout tu partages pas un Uber avec lui pour rentrer.”

Deux poids, deux mesures

À la différence de Coline Clavaud-Mégevand, Céline témoigne rapidement en interne. Comme l’atteste le délégué syndical SNJ-CGT qui l’a accompagnée dans ses démarches auprès de la hiérarchie. “Évidemment, j’étais au courant”, convient Olivier Bonsart, l’ex-P-DG qui se dit “très sensible aux signaux faibles”. Il minimise toutefois le comportement de David Blanchard à l’égard de Céline et déclare d’abord : “Il ne l’a pas touchée. Il a fait une proposition et n’a pas insisté. Il s’est pris un râteau. Mais bien sûr on l’a engueulé, parce que la drague, comme ça, au boulot, ça ne se fait pas.” Le lendemain de cet échange et après que Marsactu a échangé avec David Blanchard, Olivier Bonsart prend le soin de nous rappeler pour modifier cette version : “J’ai relu mes notes, ça m’a rafraîchi la mémoire. Je n’avais pas de raison d’inquiéter David puisque je n’avais rien à lui reprocher.”

La RH et la direction faisaient tout pour que jamais le mot de “harcèlement” ne sorte.

Un élu SNJ-CGT

Après ces faits, les deux jeunes femmes regrettent le manque de réaction de la direction. Une enquête interne a bien été diligentée, mais ses effets sont restés modestes. “Une journée de formation, un mail à tout le monde… et à la fin Blanchard est promu”, regrette l’une d’elles qui voit là “un énorme foutage de gueule”. Pour le délégué SNJ-CGT, Gilles Durand “la machine 20 Minutes a été négligente” dans la gestion des faits révélés par Eugénie, Coline et Céline. “Il y a eu une forme de deux poids, deux mesures. Un collègue a reçu un blâme après un comportement tout à fait similaire à celui de David durant un weekend d’entreprise. Mais lui a été sanctionné et David promu”, met en perspective une ex élue syndicale. Celle-ci ajoute qu’il y avait “d’autres cas de salariées mises mal à l’aise par l’attitude de David Blanchard dans la rédaction. Mais la RH et la direction faisaient tout pour que jamais le mot de “harcèlement” ne sorte.”

Faits non “démontrés”

Au sein de la direction, une cadre qui ne désire pas être citée, affirme que “les faits allégués n’ont jamais été démontrés” : “On n’a pas de témoin, pas de possibilité de les vérifier.” Ce manque d’élément, dit-elle, “a conduit la direction à considérer qu’elle ne pouvait rien faire de plus.” 

À La Provence, ces accusations soulèvent l’étonnement de Virginie Layani, la directrice générale par intérim. “Je tombe des nues”, indique-t-elle, assurant découvrir ces reproches. “Je ne les crois pas. J’ai rencontré David Blanchard. C’est quelqu’un de bien, de prévenant. Il a l’air soucieux du bien-être de sa rédaction.” À la tête du titre, le futur directeur aura à encadrer plus de 200 journalistes. Marsactu a cherché à joindre Gabriel d’Harcourt, futur P-DG du groupe et le cabinet de Rodolphe Saadé, P-DG de la CMA-CGM et donc nouveau propriétaire du journal. Ces derniers n’ont pas donné suite. Durant le processus d’achat du groupe La Provence, Rodolphe Saadé a promis de consulter les rédactions sur l’identité de leur directeur. À ce stade, aucune date n’est prévue pour un tel scrutin.

(*) À sa demande, son prénom a été modifié.

Addendum : Quelques heures après la parution de notre enquête, le syndicat SNJ de La Provence a publié un communiqué jugeant la situation “intenable”.

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Commentaires

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  1. barbapapa barbapapa

    Chanceuse la rédaction de la Provence ! ils se prennent dans la poire un très riche armateur de porte-conteneurs et un présumé non-harceleur très amical avec ses subordonné(e)s, bières, shooters et taxis gratos…

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  2. Patafanari Patafanari

    Première nécrologie 2023.

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  3. MarsKaa MarsKaa

    Merci pour cette enquête rigoureuse.

    Type de situation maintenant bien connue :

    Un homme toxique à un poste important
    Tout le monde est au courant
    La direction n’a rien vu, rien entendu, “n’a pas de preuves”
    Pas de vagues
    Tant pis pour les victimes qui se noient
    Renforcement du sentiment d’impunité du gars toxique, Renforcement de son sentiment de toute puissance.

    Lorsqu’il est révélé : déni, accusation inversée, harcèlement des victimes qui ont parlé par tous les moyens, procédures judiciaires,

    Puis pétage de plomb. Surtout si le type voit s’effondrer son image, son aura, perd un statut, une place, un poste, un pouvoir.

    Protégez vous.

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  4. BRASILIA8 BRASILIA8

    Je ne pensais qu’il y avait un rédacteur en chef à 20 Minutes mais juste un algorithme qui choisissait des dépêches d’agences de presse
    Au delà de la personne et de ses “qualités” humaines le choix de Mr Blanchard permet de penser que La Provence ne va pas s’améliorer et devenir un grand quotidien régional

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    • Patafanari Patafanari

      En page 3 on aura la « pin-up du jour « .

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  5. Marc13016 Marc13016

    ça sent la manœuvre en effet : un gars toxique “lâché” dans la cour, avec une forme d’autorité. Quand il aura assez servi à faire le ménage, on le changera.
    Qui décide ? le “capitaine” R. Saadé, très probablement.
    Les conteneurs et les articles de presse, ça n’a décidément rien à voir. Qu’est qu’il est venu faire dans cette galère notre armateur ?!

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    • Alceste. Alceste.

      Cela fait partie de la panoplie du ” kapitaliste”, les décorations et un organe de presse.

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