La justice face au paradoxe des “scrubbers”, ces filtres à air qui polluent la mer

Actualité
le 7 Nov 2023
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C'est le premier procès en France consacré à l'utilisation abusive de scrubbers, ces filtres utilisés par les navires pour diminuer leurs rejets polluants atmosphériques. Un procédé qui n'est pas sans conséquence sur le milieu marin. Dans l'affaire audiencée lundi à Marseille, un navire a déversé un million de litres d'eau polluée dans le golfe de Fos. Le parquet a demandé une requalification des faits.

Des cargos au large de Martigues en 2021. (Photo : BG)
Des cargos au large de Martigues en 2021. (Photo : BG)

Des cargos au large de Martigues en 2021. (Photo : BG)

“C’est le premier dossier en France sur les scrubbers”, pose d’emblée le procureur, ce lundi, dans la sixième chambre du tribunal correctionnel de Marseille. Durant toute la journée, les affaires en lien avec l’environnement vont se succéder dans cette salle d’audience. Mais ce procès pour “pollution de la mer” dont parle Michel Sastre, a quelque chose de particulier pour la justice. Depuis plusieurs années, le terme de “scrubber” revient régulièrement dans les médias, jamais encore dans les tribunaux. Ces nettoyeurs de fumées des gaz d’échappement des bateaux sont au cœur des réflexions réglementaires et écologiques. En apparence vertueux, ces dispositifs en vogue s’avèrent pourtant néfastes pour l’environnement, si l’on regarde sous la surface de la mer.

Les scrubbers fonctionnent en effet grâce à de l’eau pompée en mer, utilisée pour nettoyer le système moteur. Celle-ci est ensuite rejetée dans le milieu marin. Les polluants ne se trouvent donc plus dans l’atmosphère, mais dans l’eau, empoisonnant les milieux naturels. On parle alors de “boucle ouverte”. Comment quantifier et sanctionner une pollution peu visible, nouvelle, difficilement contrôlable ? “Impossible”, répond le procureur qui demande ce jour une requalification des faits pour sanctionner l’impact sur le vivant, plutôt que le simple constat de pollution.

“Les scrubbers ne sont pas la panacée”

“Le temps que je fasse mes réquisitions, la compagnie en question a dû brûler dans le monde 100 000 euros de fioul, une somme bien supérieure aux 4000 euros d’amende d’une infraction de catégorie 5”, estime le procureur. Il souhaite s’appuyer notamment sur un article du Code de l’environnement qui sanctionne “le fait de jeter, déverser ou laisser écouler, directement ou indirectement en mer des substances ou organismes nuisibles pour la conservation ou la reproduction des mammifères marins, poissons, crustacés, coquillages, mollusques ou végétaux, ou de nature à les rendre impropres à la consommation”.

Il s’agit là, précise le procureur, “d’une pollution au large qu’on ne voit pas, qui n’émeut personne. Et à côté, on dit qu’il ne faut pas manger plus d’une fois par semaine du poisson, parce qu’ils sont contaminés aux métaux lourds, et c’est cela dont on parle.” Pour ce dernier, les scrubbers “ne sont pas la panacée et sont censés être provisoires pour des compagnies en mutation”. Les associations de défense de l’environnement présentes à l’audience espèrent que le tribunal suivra cette demande de requalification. Et que cela dissipe l’écran de fumée qui subsiste autour de l’utilisation des scrubbers, plus proche du greenwashing que de la solution miracle.

La justice à tâtons

Dans l’affaire en question, les faits remontent à mars dernier. Nous sommes à Fos-sur-Mer et le Seaforce, un navire de marchandises, qui bat pavillon maltais pour un armateur grec, entre dans le port industriel chargé de charbon. Lorsqu’il s’amarre, la gendarmerie monte à bord avec une inspectrice pour effectuer un contrôle. Celle-ci constate, notée dans un registre, une pollution anormale due au système de scrubber. Des eaux polluées venant de ce dernier ont ainsi été déversées jusqu’au quai. Lors de sa garde à vue, le capitaine du bateau, seul prévenu dans cette affaire et absent à l’audience, indique aux forces de l’ordre avoir changé de fioul à plus de 40 miles des côtes et coupé le système de scrubber “avant la station de pilotage”, soit avant 1,5 mile des côtes. Un discours qui, en théorie, colle avec les normes, car tout ici est question de réglementation.

Depuis 2020, l’Organisation maritime internationale impose aux armateurs d’utiliser des carburants qui présentent une teneur en soufre inférieur à 0,5 %. À l’approche de certains ports, comme c’est le cas à Marseille-Fos, cette teneur en soufre ne doit pas dépasser les 0,1 %. Ce taux réglementé – qui reste cent fois plus élevée que celui des véhicules terrestres – oblige donc les armateurs à changer de fioul, ou, à utiliser des scrubbers. Mais l’utilisation des scrubbers “à boucle ouverte”, qui induisent des rejets en mer, est, depuis 2022 interdits à moins de trois miles des côtes. Ce qui, visiblement, n’a pas été respecté par le Seaforce, qui a rejeté pas moins d’un million de litres d’eau polluée dans le golfe de Fos.

“Le commandant connaissait la réglementation, et dit l’avoir indiquée au chef mécano. Mais quand on est capitaine, mieux que la confiance, il y a le contrôle”, tance le procureur. À ses côtés, la présidente Azanie Julien-Rama et ses assesseurs veulent être sûrs de bien comprendre. Car outre l’aspect réglementaire complexe et mouvant, ce dossier dans lequel la justice tâtonne présente également un volet technique.

Métaux lourds, hydrocarbures et acidité

La présidente appelle ainsi un témoin à la barre. Pascal Giano est administrateur des affaires maritimes au centre de sécurité des navires, service qui effectue les contrôles. Il explique le fonctionnement des scrubbers “à boucle ouverte” : le procédé permet d’épurer de certaines substances l’échappement des moteurs, lesquelles substances se retrouvent mécaniquement dans la mer. “L’eau rejetée est polluée en métaux lourds et en hydrocarbures. Elle présente une plus grande acidité et une plus grande turbidité”, précise Pascal Giano. Bref, l’air est épargné d’une pollution qui se retrouve directement dans la mer.

“C’est un scandale, les scrubbers devraient être interdits, réagit pour sa part Isabelle Vergnoux, avocate pour l’Aspa, association de protection des animaux sauvages, l’une des cinq associations qui se portent parties civiles. Ces rejets, qui comportent aussi des hydrocarbures aromatiques polycycliques [HAP, substance persistance et toxique pour l’environnement, ndlr] augmentent la température de l’eau, et causent la mort directe du plancton.” “Ces substances chimiques participent à l’eutrophisation des océans [asphyxie des écosystèmes, ndlr], induisent des pathologies sur le zooplancton, des cancers sur les mammifères”, complète l’avocate de France nature environnement.

“Vide juridique”

Si la pollution est avérée, et clairement hors les clous, reste à savoir comment la qualifier. Pas avec l’infraction au Code l’environnement citée ici, considère le procureur. En effet, l’article en question selon lequel “est puni de 4 000 euros d’amende le fait, pour tout capitaine, de provoquer un rejet de substance polluante par imprudence, négligence ou inobservation des lois et règlements”, n’est pas adapté, estime-t-il. Outre la seule prise en compte dans cet article de la pollution aux hydrocarbures, et non aux métaux lourds, celui-ci ne correspond pas selon le procureur à l’immense quantité déversée dans le golfe de Fos.

Ce dossier se trouve “dans un vide juridique”. Michel Sastre requiert une amende de 80 000 euros. Face à ce retournement de situation, la défense demande légitimement le report de l’audience, report accepté par le tribunal, pour septembre 2024. “D’ici là, vous aurez le temps de bien préparer votre défense”, indique la présidente à l’avocate du capitaine. Et à la justice le temps de potasser un dossier qui pourrait bien faire jurisprudence.

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Commentaires

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  1. CAN. CAN.

    Concis, complet et vulgarisateur; un modèle de journalisme et où l’on observe que la justice est placée nouvelle une fois en 2023, en matière de protection de l’environnement, dans l’obligation de pallier au laxisme du politique fort en paroles, faible en actions. Cela étant au vu du contexte international, ne nous plaignons pas à l’excès car nous pouvons l’exprimer sans risque.
    Bravo à Marsactu et à la Justice qui a su percevoir l’ampleur de l’enjeu.

    Richard Hardouin
    CAN – Président
    Entre autres

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  2. mrmiolito mrmiolito

    Merci pour cet article effectivement clair.
    Puisque vous avez parlé des scrubbers “à boucle ouverte”, il serait utile de préciser qu’il en existe également “à boucle fermée” qui gardent à bord les eaux de lavage, ainsi que des “scrubbers secs” avec zéro rejet à la mer (et qui traitent les particules aussi).
    Dans les deux cas il faut stocker à bord, puis s’occuper sur terre des résidus de traitement (liquides ou solides). C’est très cher et potentiellement énergivore. Globalement les scrubbers, même “vertueux” ne sont donc bien qu’une solution temporaire et peu satisfaisante, d’évitement de la pollution de l’air …

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    • BRASILIA8 BRASILIA8

      Ce n’est pas qu’une question de couts
      La Méridionale : scrubbers secs, raccordement au réseau électrique à quai
      Corsica : scrubbers à boucle ouverte, moteur à quai en attendant que le raccordement payé sur nos impôts

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    • mrmiolito mrmiolito

      Pour les scrubbers je ne sais pas, en tout cas leur usage est interdit à Marseille.
      Par contre votre affirmation est erronée : le raccordement est également financé pour toutes les compagnies, par l’Etat, par la Région, parfois par l’Union Européenne, peut-être bientôt par la Ville de Marseille. Dans tous les cas ce sont vos impôts mais toutes les compagnies de ferries ont bien demandé des subventions.

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  3. Christian Christian

    L’amende de 4000 euros, en rapport des budgets de la navigation : à tomber à la renverse de rire.

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