“J’ai joué le jeu des médias pour que mes élèves arrêtent de respirer de l’amiante”
Un peu moins d'un an après la parution de sa lettre ouverte à la ministre de l’Éducation nationale qui allait faire prendre conscience au pays de la situation des écoles marseillaises, l'enseignante Charlotte Magri récidive en librairie. Entretien avec cette instit' bien décidée à encore faire bouger l'école.
© Valentine Vermeil
Excédée par la situation des écoles marseillaises, Charlotte Magri avait pris son clavier en novembre pour dire sa colère à la ministre de l’Éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem. Ce courrier, publié sur Marsactu, a déclenché un tourbillon médiatique qui a mis les écoles marseillaises à la une des quotidiens nationaux. En cette rentrée, l’enseignante, qui ne rempilera pas cette année, récidive en librairie avec Lettre au ministre de l’Éducation nationale. A l’initiative des éditions Stock, elle livre un minutieux témoignage de son quotidien d’instit’ qui la mène de classe pour élèves qui connaissent des difficultés d’intégration scolaire à la “brigade” de remplacement dans les quartiers populaires.
Boules au ventre et coups de blues, espoirs et désillusions, le récit narre la dureté du métier et les grandes ambitions pour ses élèves d’une enseignante engagée. À ce récit, s’entremêle un constat plus large sur la déliquescence d’une école qui ne permet plus l’ascension sociale, “qui développe la passivité plutôt que le libre arbitre”, qui “met en œuvre les principes de compétition, de sélection et d’exclusion”. Entretien avec Charlotte Magri en ce jour de rentrée.
Dix mois après, quel regard vous portez sur cette lettre ? Vous attendiez-vous à une telle déferlante depuis sa publication sur Marsactu jusqu’à la une de Libération et aux encouragements de la ministre ?
Je ne m’attendais à rien. C’est typiquement le genre de choses que l’on fait quand on est au pied du mur. J’avais pour espoir que ça change dans l’école où je travaillais et que les enseignants dans le reste de Marseille se disent qu’en prenant la parole, en dénonçant ce qui ne va pas, on pouvait changer les choses. Je voulais contribuer à nourrir les énergies qui étaient là depuis longtemps. Je crois que je ne voyais pas plus loin que ça en fait.
Il y a eu des résultats. État et Ville de Marseille ont été contraints de réagir…
Oui mais c’est un résultat très amer parce que normalement dans une démocratie, il n’y a pas de besoin de faire cela pour qu’on se préoccupe de la santé des élèves. J’aurais souhaité que l’État ordonne à la Ville de Marseille de le faire. Ils ont préféré s’entendre et l’État a ménagé Gaudin qui avait permis la naissance de la métropole. Finalement, c’est aussi l’État qui paie et tous les Français avec. Alors, oui, ça a bougé un peu. En réalité, ce qui me satisfait le plus, c’est quand je vois les états généraux de l’éducation de la Castellane où on se remet en action pour faire changer les choses.
Est-ce que cela a remis à niveau les écoles marseillaises ?
Je n’ai pas visité toutes les classes évidemment. Ce que je sais concerne l’école où j’enseignais l’an dernier, l’école Jean-Perrin. Les peintures ont été refaites, ils ont rebouché les trous dans le sol amianté, ils ont changé deux fenêtres dans certaines classes, aucune dans d’autres. Et pour les chauffages, il faut attendre l’hiver ! Mais globalement, j’ai l’impression qu’il y a eu davantage une opération d’image. Sur le fond, il est clair que tout n’est pas réglé : j’ai peur que l’attention se détourne et que cela se poursuive comme avant. Je me souviens encore de Jean-Claude Gaudin qui feignait de découvrir l’état des écoles. En revanche, il y a eu vraiment une bonne nouvelle concernant les remplacements des enseignants avec cinquante remplaçants supplémentaires affectés dans les quartiers Nord. Après malheureusement, ce sont souvent de jeunes profs qui débutent et n’ont jamais pu apprendre à faire tourner une classe avant d’en faire cinq par semaine.
Vous dites que l’état des écoles saute aux yeux. Mais vous évoquez dans votre livre aussi la résignation qui vous entoure. On vous dit « Va falloir que tu t’y fasses, t’es à Marseille… » Le portrait de vos collègues n’est pas très flatteur.
Je pars du principe que si on est passif et subissant, nos élèves le seront aussi. Mais, attention, je n’ai pas cherché à faire un portrait des enseignants ou de l’école en général. Je n’ai pas raconté les amis que je suis fait dans ce milieu. Je n’ai pas raconté non plus les moments magiques passés dans les classes. Le récit de mes expériences devait amener la réflexion que j’allais développer après.
Mais tout de même. Vous vous présentez souvent comme vous battant seule… C’est un choix ou vous avez l’impression de ne pas avoir trouvé de combattants ?
Je n’ai pas trouvé au niveau de l’école de gens motivés pour agir. Une seule enseignante m’a suivie et elle a été tellement malmenée ensuite qu’elle s’est retrouvée en arrêt maladie. Mais je ne juge personne. Quand les difficultés s’empilent à une vitesse folle, on se lasse et on peut être tenté de ne se concentrer que sur sa classe, ses élèves, le programme…
C’est un combat que vous avez mené seule finalement, sans l’aide de syndicats par exemple.
J’ai beaucoup été impliqué dans des mouvements syndicaux d’ultra gauche dans ma jeunesse et j’y ai passé beaucoup de temps. Mais j’y ai retrouvé trop d’enjeux de pouvoir et d’ego. Cela prenait le dessus sur ce pourquoi on se battait. J’ai donc gardé une distance. Qui plus est, n’étant pas encartée, je ne me sentais pas de me tourner vers un syndicat.
D’autres que vous, des élus, des associations de parents, des syndicats ont dénoncé les mêmes choses que vous sans succès. Pourquoi selon vous, cela a-t-il marché cette fois-ci ?
Ils sont attendus dans leur rôle d’opposants et quand ils le jouent, personne n’est surpris. De plus, il y a toujours une tendance à aller contre tout de manière peu différenciée. Pour que quelque chose change aujourd’hui, malheureusement, il faut que les médias s’en mêlent. Avec moi, il y avait une histoire à raconter. J’ai joué le jeu du storytelling, des médias, en me disant que si c’était le moyen pour que mes élèves arrêtent de respirer de l’amiante, il fallait le faire.
Votre critique porte beaucoup sur l’échec de l’école dans les quartiers populaires. En quoi le système actuel est-il inefficace selon vous ?
Je pense qu’il est inefficace dans tous les quartiers de France mais particulièrement sensible dans les quartiers populaires. C’est assez simple, depuis la tentative de la loi de René Haby sur la démocratisation de l’école. Ce ministre avertissait déjà sur le fait qu’il fallait se garder d’une reproduction de la sélection et de la compétition de manière détournée dans les classes. Un enseignant ne peut pas arriver devant des élèves en rang d’oignons avec un programme prévu d’avance sur lequel il sera ensuite évalué, ça n’est pas possible ! Ils sont formés à appliquer le programme mais, a contrario, on n’est pas formés au développement de l’enfant et de l’adolescent. On parle d’individualisation du travail mais, comme le dit la Cour des comptes, il n’en est rien. Que tout le monde soit au travail ne veut pas dire que tout le monde doive faire la même chose.
On vous sent proche des mouvements comme l’école émancipée, d’une vision très à gauche de l’école.
Oui je me sens proche de ça. Mais attention, ce n’est pas une bannière que je revendique, un prisme idéologique dans lequel je m’insèrerais. C’est un constat. Je suis persuadée que dans une classe, soit on fait avancer avec le bâton, soit on individualise avec une approche personnalisée avec un cadre clair et bienveillant.
Qu’allez-vous faire désormais ? Comment allez-vous poursuivre votre engagement ?
Ma démission de l’Éducation nationale est effective à partir de ce jeudi et je le fais sans regrets. Même si les élèves vont me manquer, j’ai envie de faire autre chose. Aujourd’hui, je veux réfléchir et je veux écrire. Je veux aller voir des gens qui mettent des choses en place et faire des propositions pour que l’éducation – y compris l’éducation populaire – se réinvente. Je n’enseignerai plus comme maîtresse dans l’Éducation nationale. Mais peut-être dans l’enseignement pour adultes, qui sait. Une association m’a déjà proposé de venir parler chez eux des problématiques éducatives auprès de leurs bénévoles. Mais tout cela est encore flou.
Un conseil aux professeurs qui font leur première rentrée ce jeudi ?
De passer leur première semaine avec pour objectif de poser un cadre de travail bienveillant, d’installer une autorité qui soit saine et respectueuse des élèves. Pas de savoir quelle couleur prendre pour quel cahier, ils auront tout le reste de l’année pour le faire ! Et ça, on ne le leur apprend pas.
Commentaires
L’abonnement au journal vous permet de rejoindre la communauté Marsactu : créez votre blog, commentez, échanger avec les autres lecteurs. Découvrez nos offres ou connectez-vous si vous êtes déjà abonné.
Vous avez un compte ?
Mot de passe oublié ?Ajouter un compte Facebook ?
Nouveau sur Marsactu ?
S'inscrire
Passionnant entretien avec cette instit qui fait honneur à son métier – que malheureusement elle cesse d’exercer. Bravo Charlotte ! Et bonne route en dehors de l’Education nationale.
Se connecter pour écrire un commentaire.
Oui deux qualités majeures qui font défaut aux élus de cette ville : courage et engagement
Se connecter pour écrire un commentaire.
Merci beaucoup ! Je pense que ce n’est pas seulement depuis l’intérieur qu’on peut contribuer à transformer l’école…
Se connecter pour écrire un commentaire.
Merci à vous Charlotte, sans votre action coup de point, le scandale n’aurait pas éclaté, enfin ! ça a été l’étincelle. On se tue à la tache dans les associations de parents d’élèves, les instit de leur côté aussi, depuis des années, on ne reçoit que du mépris. L’engagement aussi du mouvement MPE13 a été salutaire dans bien des écoles. La situation est impensable. Il y a tant à faire, tant à dire ! ce scandale révélé enfin, l’effet boule de neige à partir de votre lettre, ça a été comme une libération, enfin on nous entend !
Reste à ne pas se laisser berner par les panneaux sur les écoles et les chiffres claironnés par la Mairie. Le combat n’est pas fini, le retard à combler est immense.
Bonne route, je comprends tout à fait que l’on veuille “en sortir”.
J’imagine que vous avez du aussi recevoir des remarques à minima, des pressions peut-etre, de l’IA et/ou des politiques ? Vous avez été courageuse.
Se connecter pour écrire un commentaire.
“coup de …poing” bien sûr !
Se connecter pour écrire un commentaire.
Bravo Charlotte, vous avez été une efficace et courageuse lanceuse d’alerte. Et il en faut de la pugnacité dans notre cité phocéenne marquée par le clientélisme et l’immobilisme
J’achèterai votre bouquin
Se connecter pour écrire un commentaire.
Dans le troisième arrondissement de Marseille un collectif pour l’école publique vient de se créer, aucune nouvelle construction alors que plus de 6000 logements sont en construction ou vont être livrés
Plus d’info sur Facebook “collectif écoles publiques du 3ème”
Se connecter pour écrire un commentaire.
Si seulement les marseillais pouvaient se fâcher durablement du sempiternel discours municipal, affirmant que toute plainte de citoyen-parent est un coup politique avec pour seul but d’attaquer une majorité pourtant pas si regardante sur la pureté de sa liste pro-Guérini aux dernières municipales …
Se connecter pour écrire un commentaire.
Bonjour,
Bravo et merci à Madame MAGRI
J’étais heureuse qu’enfin une enseignante s’engage à dénoncer ce qui se passe dans les écoles sanctuaires de la république, on peut dire que c’est l’omerta. Les enseignants ne sont pas soutenu pas leur hiérarchie. Manque de communication entre les ATSEM ne et les Enseignants (les enseignants dépendent du Ministère de l’Education et les ATSEM de la municipalité). Ayant travaillé dans le cadre “des contrats avenirs”, j’ai pu constater que c’est vraiment un autre monde renfermé et ne donnant aucune chance aux enfants issus des quartiers dit “populaires”.
Quant aux parents, malheureusement souvent mis à l’écart mais présents pour confectionner des gâteaux pour financer ou organiser des activités telles que kermesses, tombolas etc…
La médiation a mis le doigt sur des années de dégradations que l’on voulait ignorer. Je faisais confiance au service public mais ça c’était avant. Vivant dans le 15ème arrondissement, j’ai pris conscience malheureusement trop tard que mon enfant accumulait beaucoup de retard, un an de scolarité au primaire avec une enseignante débutante, les projets pour l’année de la culture 2013 et beaucoup d’autres soucis sans compter les problèmes de radiateurs en panne, coupure d’eau, toilettes fermés, dégradations matérielles, absences enseignants, violences, grève des ATSEM etc….. Nous avons inscrit notre enfant dans le privé pour plus de sécurité. Je sais que je dois absolument lui payer des cours mais je ne sais où aller pour raison financière. Les associations qui dispensent le soutien scolaire ont des conventions spécifiques avec les collèges publics.
Bref, disons que les enfants ne partent d’un bon pied dès la primaire. Il ne faut pas s’étonner de l’échec scolaire ! Vouloir sans cesse condamner les parents en les accusant de ne pas s’occuper des enfants est faux. Quel parent ne voudrait pas voir son enfant réussir ses études et son avenir professionnel quel que soit l’origine où le lieu d’habitation ou le statut social des parents.
Se connecter pour écrire un commentaire.
oups erreur médiatisation et non médiation !
Se connecter pour écrire un commentaire.
Le système broie les meilleurs éléments… On parle beaucoup ces temps-ci d’une jeune enseignante ayant elle aussi arrêté pour se consacrer à la formation des adultes, l’Éducation Nationale ne soutenant pas, voire mettant des bâtons dans les roues à des expériences innovantes même couronnées de succès (il s’agit de Céline Alvarez).
Se connecter pour écrire un commentaire.