Faute d’engouement, la monnaie locale la roue est contrainte de freiner

Décryptage
le 8 Nov 2023
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Lancée il y a une dizaine d’années, le réseau d'associations La Roue licencie l’ensemble de son équipe, répartie dans différents départements. À Marseille, Aix et Arles, les bénévoles souhaitent continuer le projet, mais plusieurs autres équipes locales vont cesser leurs activités.

Une boutique du 5e arrondissement de Marseille où il est possible de payer en roues. (Photo : AC)
Une boutique du 5e arrondissement de Marseille où il est possible de payer en roues. (Photo : AC)

Une boutique du 5e arrondissement de Marseille où il est possible de payer en roues. (Photo : AC)

Lundi en fin de journée, quelques clients se succèdent au comptoir de la boutique zéro déchet de Marine Gérard pour effectuer des courses d’appoint. Aucun ne paie en “roue”. Pourtant, la gérante accepte cette monnaie locale depuis l’ouverture de sa boutique, Vrac a dit, en septembre 2020. “Avant, la clientèle était un peu plus diversifiée. Maintenant, c’est tout le temps les mêmes clients qui paient en roues. Au total, ça fait environ une vingtaine de roues par semaine”, estime la commerçante, soit 20 euros qui resteront dans l’économie locale. Son épicerie assure également le service de bureau de change pour la monnaie locale. En quatre mois, seuls quatre changes d’euros en roues ont été effectués. Après une dizaine d’années d’existence, le constat est sans appel : la roue ne suscite pas suffisamment d’engouement.

D’ici à la fin du mois de novembre, les neuf salariés du réseau qui structure l’association La roue dans la région auront tous perdu leur emploi. Les contrats arrivant à leurs termes n’ont pas été renouvelés et plusieurs salariés sont en procédure de licenciement économique. ​​​​​Le CDI de Marie s’arrête ce mercredi. Elle l’a appris au mois de septembre mais elle “le sentai[t] venir depuis juin”. La chargée de développement du réseau des utilisateurs depuis mars 2022 est la dernière salariée de l’antenne de Marseille. “Le moral des troupes en a pris un sacré coup et on sent le désinvestissement de l’équipe de bénévoles. Pour nous les salariés, ça a été assez violent.” À l’antenne d’Avignon, Aude, chargée de développement et de l’animation du réseau des adhérents professionnels, partage le même constat : “C’est du gâchis. On a consacré des milliers d’heures à ce projet-là et on a l’impression de ne pas être allés au bout. Et tout s’est accéléré très rapidement sur la fin de la roue. C’est très étrange de tout arrêter en deux mois.” Contrairement à l’antenne de Marseille, l’association de la roue Vaucluse cesse complètement de fonctionner. Les bénévoles des antennes de Marseille, Aix et Arles souhaitent en revanche continuer le projet.

Dans son épicerie, Marine Gérard propose également le change d’euros en roues. (Photo : AC)

Née dans le Vaucluse en janvier 2012, l’association La roue est en réalité composée de six associations locales : Avignon, Aix, Marseille, Salon, Alpes-de-Haute-Provence et Hautes-Alpes. Aujourd’hui, environ 500 adhérents professionnels, les commerces, et autant d’adhérents particuliers font circuler 300 000 roues dont 100 000 numériques. Les endroits où l’on peut régler en roues se concentrent à Marseille, où ils sont autour de 300. Le principe de la monnaie locale est simple. Pensée comme étant complémentaire à l’euro, elle a pour but favoriser le commerce et la production de proximité. Très concrètement, la valeur d’une roue est indexée sur la valeur de l’euro mais payer en roue permet de conserver cet argent dans un circuit local. “Il n’y a pas d’intérêt financier direct” pour l’utilisateur, reconnait Ingrid-Hélène Guet, déléguée générale du mouvement Sol, qui fédère en France toutes les monnaies locales. Elle voit d’autres avantages à l’utilisation de monnaies locales. Par exemple, le fait que les euros stockés en échange de roues sont placés dans des banques éthiques. “C’est rare qu’on puisse à la fois investir et acheter en même temps”. L’association ne se finance que via les cotisations annuelles des utilisateurs pour faire tourner la structure.

Les collectivités locales manquent à l’appel

La trésorerie de l’association a toujours été fragile mais les signaux d’affaiblissement se sont montrés au début de l’été. Alors coordinateur, Barthélemy Gardel attendait beaucoup de l’adhésion d’une collectivité en bonne voie d’être signée : “On avait tablé sur ces 12 000 euros de la mairie du 6/8. Sur le budget de la roue Marseille, c’est assez important et donc ça a précipité l’arrêt des contrats.” De son côté, la mairie de secteur dirigée par Olivia Fortin (Printemps marseillais) évoque “une discussion un peu primitive”. Ayant fait le choix de ne pas donner suite à cette adhésion en raison du “budget serré” et estimant que “le partenariat avec la monnaie locale pouvait se faire par d’autres façons”, la mairie du 6/8 a préféré investir sur les compétences premières de la mairie de secteur tel que l’entretien des parcs ou l’animation”, nous indique-t-on.

Contrairement à d’autres monnaies locales en France, La roue n’a jamais suscité l’adhésion de beaucoup de collectivités. Seules les communes d’Avignon, de Salon, de Venelle et la mairie du 4/5 à Marseille ont cotisé. Pourtant en charge de l’agrément de l’économie sociale et solidaire et de l’économie, le conseil régional Provence-Alpes-Côte d’Azur n’a jamais subventionné La roue, contrairement à d’autres régions. Sollicitée, la collectivité n’a pas eu le temps de revenir vers Marsactu dans les délais impartis à l’écriture de cet article.

Pour Delphine Frenoux, adjointe (EELV) au maire des 4/5 déléguée à l’économie sociale et solidaire, “le modèle économique de ces monnaies, tient seulement s’il y a l’adhésion des collectivités”. Sa mairie de secteur a adhéré en déboursant 10 centimes d’euros par habitant, soit environ 10 000 euros. “L’écueil, c’est de voir la roue uniquement dans sa dimension monétaire. La roue fait beaucoup de choses peu visibles. C’est avant tout une tête de réseau qui fait le lien entre plein d’acteurs, tous les commerçants”, poursuit l’adjointe qui regrette que les autres collectivités n’aient pas pris conscience de ces enjeux.

Un développement régional lancé en 2021

Ayant pâti de la pandémie, l’association avait tenté de se renouveler en lançant notamment la roue numérique et en essayant de se régionaliser dès 2021. C’est à ce moment-là que les premiers postes de salariés sont créés. Gwenaël Kervajan, membre de la “collégiale” de La roue qui administre le réseau, se souvient : “Même si on n’avait pas de soutien de la puissance publique, on s’était dit qu’on allait y aller quand même : essayer de changer d’échelle, développer une application numérique, avoir des salariés et développer les relations entre institutionnels et collectivités. On a fait ça au forceps et on est arrivés au bout de l’exercice en cette rentrée 2023.” Pour Marie, dont le contrat s’arrêtait cette semaine, “il y a eu un accroissement d’activité qui a été trop rapide. Il n’y avait pas les ressources suffisantes pour maintenir le projet. Ça s’est développé très vite”.

Ingrid-Hélène Guet voit plusieurs facteurs au mauvais épisode que traverse La roue. “À la base, ils n’ont pas été suivis suffisamment par les collectivités territoriales, souligne la responsable associative nationale. Faute de salariés, les équipes se sont épuisées et certains bénévoles ont jeté l’éponge. Enfin, le passage à la monnaie numérique s’est peut-être fait un peu tard.” La déléguée générale du mouvement Sol explique également que les commerces ayant adhéré à la monnaie locale font partie de secteurs en crises depuis la pandémie et la crise inflationniste, tels que des boutiques qui proposent des produits bio. Ces commerces qui ont déjà du mal à joindre les deux bouts rencontrent encore davantage de difficultés à verser leurs cotisations à La roue.

Si la déception est importante pour les personnes qui se sont investies dans le projet de monnaie citoyenne, locale et complémentaire, la foi dans le projet reste indemne. Même si Marie ne souhaite plus s’investir en tant que bénévole dans le projet, elle assure vouloir “continuer à faire ses achats en roues”.

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Commentaires

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  1. jacques jacques

    Et à la fin la Roue pète

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  2. jacques jacques

    D’engouement ou d’en “roue”ment?

    Signaler

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