Ézéchiel Zérah : “On n’a jamais autant parlé food à Marseille, et ça ne fait que commencer”
Avec Marseille, un jour sans faim, le journaliste Ézéchiel Zérah signe un livre de 375 pages aux ambitions presque encyclopédiques sur le paysage culinaire marseillais, cible d'un engouement tout récent.
Ezéchiel Zerah, journaliste auteur de "Marseille, un jour sans faim !" (Photo : CMB)
Il a l’ambition d’être la nouvelle “bible culinaire” de Marseille. Lourd comme un pavé, le livre de 375 pages Marseille, un jour sans faim, 25 heures d’explorations culinaires pour croquer la ville, est sorti en librairies le 8 novembre aux éditions Hachette cuisine. Il est signé du journaliste spécialisé Ézéchiel Zérah, aujourd’hui rédacteur en chef du magazine Z par Zenchef. Ce marseillais d’origine est fraîchement revenu sur ses terres natales après avoir travaillé depuis Paris pour L’Express.
Les lecteurs les plus fidèles à Marsactu se souviendront peut-être des chroniques culinaires qu’il a signées chez nous entre 2015 et 2017… Mais depuis, tout a changé. Instagram est devenu la nouvelle vitrine des restaurateurs. Un phénomène de gentrification a entraîné par endroits une véritable tornade : où est passé le bistrot du quartier, et quel est ce nouveau bar à sandwichs où la formule vegane coûte deux fois le prix d’un kebab ? Certains Marseillais restent (très) perplexes, mais qu’importe. La clientèle débarquée depuis l’après-Covid est déjà séduite.
Le tableau est caricatural. Ézéchiel Zérah, lui, s’attèle à décortiquer les nouvelles tendances marseillaises, mettre en lumière les adresses les plus prometteuses, avec une gourmandise et un enthousiasme palpables. Et bien plus qu’un catalogue de la hype, l’ouvrage se veut presque encyclopédique et revient aussi très en longueur sur les indétrônables monuments de la cuisine locale. Le Marseillais historique ne sera donc pas perdu. Il apprendra tout sur la pizza typique d’ici, les fromages locaux, les rois du couscous et les meilleures bouillabaisses.
L’ouvrage est enrichi par 31 contributeurs extérieurs. “Ils sont presque tous installés à Marseille”, promet le bouquin. L’écrivain Hadrien Bels raconte un repas de famille au Panier, l’auteur Philippe Pujol concocte une recette corse, le critique Pierre Psaltis philosophe sur le “goût marseillais”, la journaliste Émilie Laystary rend hommage à la diaspora vietnamienne… Un peu avant l’épilogue, une double page signée du journaliste et essayiste Jean-Laurent Cassely, dédiée à la question de la gentrification, offre une mise en perspective critique de la nouvelle branchitude marseillaise. Quoiqu’on en pense, le sujet nourrit de nombreux débats (y compris à la rédaction de Marsactu) et le résultat est sans appel : on n’a jamais autant parlé de bouffe à Marseille.
C’est une question très importante. Moi, je me définis comme journaliste spécialisé sur l’univers gastronomique. Avant cela, j’ai été critique culinaire chez L’Express. Mais c’est un métier qui a pratiquement disparu. Pour moi, être critique, c’est aller anonymement tester des restaurants remboursés par ton employeur. Aujourd’hui, ce sont les restaurants qui veulent t’inviter, et ça change tout. Surtout si tu veux dire du mal, tu seras très vite blacklisté. Pour ce livre, ma maison d’édition m’a débloqué un budget restaurant. Évidemment, je l’ai très vite cramé, et c’est ma propre entreprise qui a financé le reste. C’est pas un projet rentable, comme la plupart des livres, mais je m’en fiche ! Je voulais écrire sur ma ville.
Justement, comment est né ce projet de livre ?
Je suis né et j’ai grandi à Marseille, mais j’avais très peu écrit sur la ville… Mises à part mes chroniques dans Marsactu à l’époque, et un projet autour des camions pizzas marseillais. Après plusieurs années à Paris, je me suis réinstallé ici cet été. Et je remarque comme tout le monde que depuis l’après-Covid, la ville est devenue super glamour pour les gens. Je voulais écrire un livre sur le sujet, qui compile toutes les références : les restaurants de l’ancienne et de la nouvelle garde. Mais aussi les boulangeries, les épiceries…
Une adresse comme la pâtisserie tunisienne Maison Journo, c’est une institution mais aucun livre n’en parlait. Et dans le même temps, le café-restaurant où l’on se trouve actuellement, la Restanque, ils ont un jeune chef qui est passé par de très grandes maisons et lui non plus, il n’était dans aucun bouquin. Dès le début, je voulais faire un très gros livre parce que je voulais réunir tous ces univers. J’ai aussi fait appel à des dizaines de contributeurs, qui viennent parfois d’horizons très différents. Au final, le résultat ressemble à un grand magazine qui ne se finit jamais. C’est son côté fourre-tout. Et c’est pour canaliser tout cela qu’on a imaginé le concept d’un livre qui se décline sur “25 heures d’explorations culinaires”. Chaque adresse est classée selon une heure de la journée.
Lorsque la scène culinaire marseillaise a commencé à exploser, vous étiez encore à Paris. Comment l’avez-vous perçu cette mutation de là-haut ?
Les gens savent que je suis marseillais, donc ils venaient m’en parler. Avant, les Parisiens qui descendaient prévoyaient tous le même circuit culinaire : l’Idéal, la Mercerie et Pétrin Couchette à Noailles, Figure à Vauban… Mais, depuis, les adresses se sont multipliées et, une fois sur place, les Parisiens ne mangent plus du tout là où ils avaient prévu d’aller. Ce renouveau est très visible sur les réseaux sociaux, aussi. Aujourd’hui, un restaurant peut voir sa page Instagram exploser, avant même d’avoir ouvert ! Parce qu’il y a une véritable communauté qui s’est créée à Marseille et qui a beaucoup d’attentes.
La situation actuelle ressemble peu au Marseille dans lequel vous avez grandi… Quels sont vos premiers souvenirs culinaires ?
Des souvenirs familiaux. Le couscous de ma grand-mère chaque vendredi soir, à la Belle-de-Mai où mes grands-parents vivent toujours. Ma mère était aussi une très bonne cuisinière. Le dimanche, on faisait le marché à Castellane avant d’aller au cinéma du Prado, à l’époque où ça coûtait 5 euros la place. Au lycée, j’étudiais à Thiers et on allait manger un truc sur la Plaine qui n’existe plus du tout aujourd’hui. C’était des petites pizzas rondes et briochées pliées en deux avec des frites au milieu, et une sauce tartare industrielle. Ça coûtait 2 euros et si tu en mangeais deux, tu étais par terre. Puis étudiant, j’ai pu me payer mes premiers restos. Je me souviens de chez Noël, aux Reformés, où on t’apportait une maxi pizza qui dégoulinait de mozzarella.
Ça fait écho à une certaine décadence décrite dans le livre. Vous écrivez qu’à Marseille, “on ose plus”. Comment ça se traduit dans l’assiette ?
Par des choix beaucoup plus tranchés qu’ailleurs. Un des meilleurs restaurants selon moi, le Livingstone, si tu regardes les avis, tu verras que les gens trouvent ça parfois “trop”. Trop salé, trop pimenté, trop iodé… Mais moi, c’est ça que j’aime. Le chef, il m’expliquait : “si tu commandes du poisson, je veux que tu te prennes une vague dans la tête !” Autre exemple. Caterine, la cantine de Marie Dijon rue Fontange, propose quelque chose d’assez classe mais c’est avec son kebab au poulpe qu’elle a vraiment fait sensation. Tout le monde en parlait, alors qu’on était en plein confinement ! Parce que c’était très affirmé.
On casse les codes dans l’assiette, mais est-ce pareil en cuisine ? La gastronomie est un monde très fermé…
Oui, mais c’est moins vrai à Marseille qu’ailleurs. Un truc bête, je connais beaucoup de chefs ici qui n’ont pas leur CAP cuisine, alors que normalement, c’est la base des bases. Aussi, il y a de plus en plus de femmes. Dans des proportions beaucoup plus importantes qu’à Bordeaux ou Nantes, par exemple. Dans mon livre, il y a une page dédiée aux chefs de la génération 90 et tous mes coups de cœur sont des femmes. On y trouve Lætitia Visse, de La Femme du Boucher, je parle aussi des restaurants Regain, Bouillon, Cantoche…
Marseille est une ville multiculturelle et vous recensez dans le livre des adresses italiennes, vietnamiennes… Mais est-ce que la scène culinaire locale est à la hauteur de la diversité de la ville ?
Il y a un paradoxe autour de cela. Si tu vas derrière l’Alcazar à Belsunce, tu vas trouver de nombreux restaurants de cuisines régionales algériennes. Pourtant, personne n’y va. Ou plutôt, si, mais les habitués seulement. Quant à la cuisine comorienne, elle est très peu présente alors que la communauté est très importante. Je mentionne tout de même une adresse au Roy d’Espagne, Chez Coco, qui est appréciée par les gens du quartier, qui ne sont pas forcément d’origine comorienne. Pourtant, des chefs comoriens, il y en a dans pleins de cuisines marseillaises ! Ils font tourner des restaurants français, italiens, ils connaissent toutes ces recettes… C’est eux les chefs, mais on n’en parle jamais.
Et le client, il se retrouve dans cette nouvelle offre ? À la toute fin du livre, il y a une double page sur la gentrification…
C’est le chercheur Jean-Laurent Cassely qui l’a écrite. On l’a titrée “gentrification”, mais il y a eu débat. Il y a des gens du milieu qui n’aiment pas ce mot. Moi, je pense que c’est ambivalent. Je pense que l’énergie insufflée par ces nouveaux restaurants fait du bien à Marseille. Mais le résultat, c’est qu’on se retrouve avec des croques-monsieurs à 12 euros… La question, en fait, c’est où placer le curseur ? Selon moi, un concept parfaitement positionné, c’est par exemple Pain à l’ail, qui fait des sandwichs de qualité garnis de plats marseillais : bouillabaisse, aïoli… Et ça marche très bien.
À l’inverse, une star de la cuisine comme Julien Sebbag a dû fermer son restaurant Forest, à la Joliette. Les prix étaient très élevés par rapport à la moyenne du quartier. Julien Sebbag, c’est une très grosse marque, mais qui le connait à Marseille ? Ça prouve que le processus de gentrification est pas maturé ici. Et qu’on peut pas ignorer que les gens ont moins de pouvoir d’achat qu’à Lyon, par exemple. Et au milieu de tout ça, il y a toujours une couverture médiatique quasi inexistante sur les restaurants ici. Et ce n’est pas normal : on n’a jamais autant parlé food à Marseille. Et ça ne fait que commencer !
Maintenant que vous êtes de retour à Marseille, vous allez approfondir cette thématique ?
Oui, c’est vraiment ce que je veux faire. Je veux parler des adresses de quartier où les gens viennent pour retrouver une ambiance… Le genre d’adresses pas forcément sur Instagram. J’ai envie de dresser plus de ponts entre Paris et Marseille, et de cartographier tout ce qui ouvre ici.
Question bonus pour les gourmands : quels sont les restaurants que vous avez découverts depuis le bouclage du livre ?
J’aime beaucoup Beans, une adresse anglaise récemment ouverte par un couple de Français, où les haricots sont frais. Je peux aussi citer la Boissonerie, un tout nouveau spot de sandwich aux Goudes. Il se passe vraiment quelque chose au niveau des sandwichs dans cette ville… J’aurais aimé aussi parler de Maison Assaud, un traiteur à Endoume qui nourrit les retraités du coin et qui est un vrai repère de quartier. Depuis que j’ai fini le livre, je réalise tous les trucs dont je n’ai pas parlé. Mais on a atteint 375 pages, quand même.
Marseille, un jour sans faim, 25 heures d’explorations culinaires pour croquer toute la ville, éditions Hachette cuisine (45 euros).
Commentaires
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le titre correspond bien à mon ressenti.
il y a une dizaine d’année j’avais en tête « mes » adresses de restaurant. selon l’usage, en vitesse à midi en bossant, pour un moment convivial au diner….il y en avait 4 ou 5 que je fréquentais un peu à tour de rôle et selon l’envie familiale ou amicale. quelques autres également qu’il ne fallait surtout pas fréquenter.
depuis, il m’arrive de partir davantage à l’aventure, et bizarrement (parce que c’est assez nouveau) je suis rarement déçu. il nous arrive d’expérimenter des nouveaux lieux, parfois séduisants, parfois moins, mais très souvent plutôt originaux et largement satisfaisants.
effectivement la « food » sur marseille s’est largement améliorée.
je me souviens bien des chroniques que vous signiez, et des quelques adresses que vous signaliez, et aussi de l’appétit provoqué par vos textes (merci !).
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J’avoue être toujours très ambivalente face à ce type de livre. A la fois, je vais y chercher des idées, à la fois je déteste l’idée que les restos marseillais sympas soient envahis par les parisiens. En même temps, je me dis que c’est bien pour leur propriétaire; en même temps, j’avoue que j’en ai un peu marre de ne pas trouver de place dans le resto de mon choix, dans ma ville, à cause des touristes…
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Maison assaud c’est mythique
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Ça donne envie d’aller au resto !
Je me demandais pourquoi le choix d’un livre édité et pas d’un site/blog. ça va tellement vite les changements ! Difficile d’actualiser le livre une fois publié. Et on ne va pas le racheter chaque année…
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On pourrait aussi se réjouir que le format papier trouve encore grâce auprès des auteurs sinon non ?
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Super d’avoir cité Maison Assaud à Endoume. Une institution pour le retraité actif que je suis
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Cette interview est le reflet exact du changement qui est en train d’opérer a Marseille.
En effet les restaurants y fleurissent, les touristes aussi; et parallèlement, depuis le covid, atour de moi, je ne vois que des gens qui ne vont plus du tout au restaurant. Ils n’en ont plus les moyens. La réalité d’une ville à deux vitesses qui a toujours existé, sefait encore plus palpable.
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Fini les bars et la belote. Il n’y en a plus que pour le foot et la food. Enfin, ça fera un « beau livre « à offrir pour Noël. Et vu le turnovaire de ces établissements, il sera possible de proposer une nouvelle édition chaque année.
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“où est passé le bistrot du quartier, et quel est ce nouveau bar à sandwichs où la formule vegane coûte deux fois le prix d’un kebab ? Certains Marseillais restent (très) perplexes, mais qu’importe”
Nope. Les marseillais, déjà il y en a la moitié qui ont pas les moyens de se payer un resto parce que déjà manger à la maison c’est pas facile tous les jours. Donc on se calme
Parmi le reste, il y en a encore un bon quart qui apprécie de se faire des bonnes adresses pas cher et trop bonnes, ou même un brave kebab ou une part de pizza après sa pinte (qu’il sait encore trouver à un tarif décent même pour une brasserie locale)… j’en ai fait partie pendant des années, et je sais que ce genre de bouquin pourrait faire péter les prix et rendre la réservation indispensable 15 jours à l’avance… quelque part tant mieux pour les chefs qui le méritent (enfin s’ils font trop péter les prix c’est dommage) mais ça me fait bien chier quand même.
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