[Marseille secret] La misère au carré
Explorateur de l'urbain, Guillaume Origoni aime se glisser dans les lieux abandonnés, cachés voire oubliés, pour toujours plus en apprendre sur sa ville, plutôt que de simplement la "consommer". Dans Marseille secret, il partage ses excursions les plus marquantes.
Le carré des indigents, ou fosse commune, dans le cimetière Saint-Pierre de Marseille. Guillaume Origoni / Hans Lucas.
“On voit ce qu’on est, quand on voit ce qui reste”, chante Dominique A.
Pour tous, arrivera le moment où “il ne restera plus personne sur terre qui nous aura touché du bout des ailes”, écrit Régis Jauffret… un autre grand optimiste.
Subsistent pourtant les traces de notre incarnation à défaut de l’inévitable corruption de la chair. On trouvera ces signes dans les nécropoles qu’indique la signalisation urbaine des villes en mouvement.
Pour beaucoup, ces cités des morts ne constituent pas seulement le lieu du souvenir des êtres aimés ayant payé leur obole à Charon, mais également un sous continent dans lequel nous perpétuons notre passage de la nature à la culture. Les rites funéraires, quelle que soit la forme qu’ils prennent, attestent a minima que, naguère, notre temps nous a été donné et que nous l’avons partagé avec d’autres.
Ainsi, ce qui reste vraiment, c’est le souvenir entretenu tant dans la mémoire des vivants que par le soin plus prosaïque des tombes et des caveaux.
Les mots des pauvres gens
Le cimetière Saint-Pierre est l’un des quartiers les plus peuplés de Marseille. Il s’étend sur 63 hectares et abrite environ 100 000 sépultures.
A l’image des disparités qui existent dans notre ville, les strates sociales sont aussi visibles pour les vivants que pour les morts. À Saint-Pierre, comme dans n’importe quel cimetière, on peut constater à quel point la classe moyenne est à la fois majoritaire et conformiste.
Ici aussi, les cercles concentriques du pouvoir d’achat (quelle drôle d’expression !) poussent les moins fortunés vers l’extérieur. Bannis du saint des saints, les plus pauvres se retrouvent peu à peu en banlieue. Loin des allées ombragées et des ornements pullulent les sépultures des pauvres gens, tous ceux qui, vivants, disaient “ne rentre pas trop tard” ou “surtout ne prend pas froid“.
Mais, être en banlieue, c’est toujours être quelque part, faire partie d’une communauté qui échange avec le reste de la société, même si ces interactions restent souvent transactionnelles.
Ici et maintenant et de maintenant à toujours, la nécropole marseillaise abrite, très modestement, ses bidonvilles mortuaires. À l’image des habitations de briques et de broc qui servent à leurs homologues vivants, on passe devant sans même les remarquer, sauf s’il venait à l’idée de ces affreux, sales et méchants d’être un peu trop bruyants.
Désormais, ces portions de terre dédiées aux morts sans famille, sans identité ou sans argent et souvent sans les trois, sont dénommées “terres communes”. On notera que, comme toujours, les biens communs sont surtout ceux des plus pauvres. C’est une constante vraisemblablement aussi ancienne que l’apparition des rites funéraires. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le passeur des âmes évoqué dans nos mythologies et cité ci-dessus, Charon, demandait à être payé pour traverser le Styx et ne prêtait service qu’aux défunts ayant reçu une sépulture.
Habituellement, on parle de “fosse commune” ou de “carré des indigents” pour qualifier cette banlieue noire. Pourtant, si l’on fait abstraction (difficilement) de cette misère au carré, on peut y déceler les manifestations d’une humanité profonde. Comme souvent, il faut savoir regarder et comprendre que le goût des autres n’est rien d’autre qu’un cadre de référence qui nous échappe, que nous ne parvenons pas à décoder.
“De toute façon on n’a que ça !”
Dans le carré des indigents du cimetière de Saint-Pierre, il y a des sépultures constituées en placoplâtre intégralement recouvertes de peinture noire sortie des mêmes bombes en spray utilisées pour graffer les monuments historiques du centre-ville.
En contemplant ces ersatz, je me remémore les mots de Zorba le Grec : “As-tu déjà vu un si beau désastre ?”.
J’imagine aussi le dialogue entre les deux compères venu offrir une dignité en matériaux de récup à leur ami, mais une dignité tout de même :
Oh ? Pour de bon, on la fait en placo la tombe cousin ?
Et ma foi, vas-y bouge, on a que ça de toute façon !
Sérieux frère ? Comme ça tout en blanc ? Une fois qu’il pleut dessus ça va faire une bouillasse.
En ben vé ! Passe la bombe, ça protège.
C’est pas bien quand même de faire un travail de boucan.
Boucan, boucan… alors vas-y sort les francs toi ?
…
Et ben voilà…
Çà et là je me rends également compte que parfois, le peu qui peut être fait pour éviter l’anonymat total, l’invisibilité dans l’invisible, est tout de même accompli. De nombreuses sépultures sont bordées par des haies en bois qui contiennent des bouquets de fleurs en plastique. Celles et ceux qui se sont occupés des damnés de la terre commune ont sûrement préféré le durable à l’éphémère, le pratique à l’esthétique sachant qu’ils ne pourraient pas venir souvent dans le bidonville du cimetière de Saint-Pierre.
Une autre tombe suscite rapidement mon intérêt et celui de mon reflex dont le prix équivaut à lui seul à celui d’un caveau familial standardisé pour le cadre moyen. Lorsque j’arrive devant, je ne peux m’empêcher d’espérer que le défunt ne fut, ni maçon, ni architecte. L’ensemble est composé en deux strates de parpaings bruts. Rien n’est droit. Tout semble fait à la va-vite un peu comme si le résident avait été pressé de mourir.
Mais rapidement, je chasse de mon esprit cet humour noir que j’affectionne et qui, pour moi, comme pour tous, est un mécanisme de protection basique, mais assez efficace. Dans le carré des indigents, le service est réduit au minimum. Comme au Burger King, si vous voulez manger, c’est vous qui faites le job. Cela signifie en substance que cette tombe qui semble aussi solide que le parc immobilier confié à la Soleam a toutefois été bâtie par un anonyme. Bien vivant, il y est venu avec sa voiture, ses parpaings, son ciment et a veillé à ce que « son » mort ne soit pas totalement aspiré par la terre de Marseille. Ce boulot mal fait a tout de même été fait. Cette main mal assurée a permis que ne soit pas franchi l’un des rares tabous universels : le cadavre sans terre. Ce n’est pas rien tout de même !
Cette zone de non droit, écrit ses propres règles et laisse éclore les représentations les plus libres que chacun se fait de l’au-delà et de la transcendance.
Il a été dit par un écrivain peu recommandable mais talentueux que “ne pas croire en dieu, ce n’est pas croire en rien, mais croire en n’importe quel dieu”. Par ces mots et de son vivant Maurice G. Dantec, a voulu signifier que les croyances en kit de ce XXIe siècle naissant n’ont pas de valeurs, car elles ne bâtissent jamais de civilisations.
Mais ici et maintenant, dans le carré des indigents du cimetière de Saint-Pierre, preuve est faite que l’agnosticisme, les religions en kit, le bricolage conceptuel peuvent aussi produire de la beauté. Je fais référence à deux sépultures dont il est difficile de retracer les intentions premières, mais qui m’ont procuré un réel sentiment d’apaisement. Ceux qui les ont conçues n’avaient peut-être pas le sou, mais connaissaient intimement les défunts et ont choisi de leur rendre hommage en les distinguant de la masse et ceci, pour les siècles des siècles.
Le secret le mieux gardé du carré des indigents du cimetière de Saint-Pierre, c’est qu’ici et maintenant, nous avons trouvé le moyen d’estanquer Charon…
Commentaires
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Bravo, c’est drole, émouvant et perspicace dans l’analyse. Cela me touche à la fois pour avoir eu un grand père qui, après avoir gravi tous les échelons entre 1911 et 1935, finiira Conbswerv atuer du Cimtierre Saint Pierre….et( mon père a évoqué ces souvenirs d’enfance où il jouait au milieu des tombes. J M R
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Oui, c’est touchant, unique, étonnant, en plus avec quelques paroles de Ferré
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Bravo, très émouvant et très éclairant d’une réalité qui est le coût des obsèques et des inhumations. Dommage que ces très belles photos ne puissent pas être agrandies comme celles de la chronique “La Mer Intérieure” ou celles du reportage (super lui-aussi) sur le Cirva. J’aime (aussi) Marsactu pour tous ces articles qui ne sont pas dans l’actualité immédiate. Merci.
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“les cimetières ont un sens parce qu’ils parlent de la vie du monde.”
je ne sais plus qui a dit ça, ce n’est pas moi, mais je trouve que ça correspond à votre chronique.
bravo et merci pour la poésie.
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Si haut qu’on monte, on finit toujours par des cendres.
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Même dans la mort vous serez traité comme durant votre vivant.
Je crois qu’il n’est pas mentionné que les sépultures des indigents enterrés à St Pierre sont enterrés provisoirement dans un carré spécifique une zone réservée à votre statut, mais ce n’est pas gratuit, tout de même.. Si l’on trouve un héritier (même indigent lui-même), le tarif lui sera facturé (1000 €, valeur il y a 10 ans). Pour cela on vous prête un trou pour 5 ans. Dessus la terre qui a servi pour la fosse et une étiquette plantée dedans, avec un numéro…..Alors là c’est sur, même plus de trace que vous avez existé ! Après ce délai, on vide pour y mettre les suivant…. Je ne sais pas ce que l’on fait des os.
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Magnifique article !
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Bonjour,
Un bel article sur ce coin de terre si particulier.
Savez-vous que des bénévoles et une association se relaient pour qu’il y est une présence et une “cérémonie” lors de l’enterrement d’une personne sans famille? J’aurais apprécié que cela soit mentionné dans l’article 🙂
La compagnie Rara Woulib a d’ailleurs effectué un merveilleux travail à ce sujet…
Bien à vous
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