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Marseille fait genre

[Marseille fait genre] Marina Gomes, réhumaniser les récits autour des quartiers populaires

Chronique
le 1 Nov 2025
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Dans cette chronique, Margaux Mazellier donne la parole aux féministes marseillaises. À travers des portraits intimes de militantes, activistes et citoyennes, elle explore la diversité des combats pour l’égalité à Marseille. Cette semaine, rencontre avec Marina Gomes, fondatrice de la compagnie de danse Hylel. Son travail, à la croisée de la création, de la transmission et de l’engagement citoyen, s’enracine dans les territoires qu’elle traverse, de Marseille à Medellín.

Marina Gomes. (Photo : Rodrigo)
Marina Gomes. (Photo : Rodrigo)

Marina Gomes. (Photo : Rodrigo)

C’est dans l’image des femmes révolutionnaires, cagoule sur la tête, arme dans le dos et bébé au sein, que Marina Gomes, danseuse, chorégraphe et docteure en psychologie se reconnaît. Originaire de la cité du Mirail à Toulouse, elle s’est installée définitivement à Marseille en 2019, où elle a fondé sa compagnie de danse, Hylel. Son travail, à la croisée de la création, de la transmission et de l’engagement citoyen, s’enracine dans les territoires qu’elle traverse, de Marseille à Medellín. Vingt ans après le soulèvement de 2005, alors que les quartiers populaires continuent à se battre pour être entendus, Marina Gomes incarne une nouvelle réponse artistique et politique.

Un souvenir d’enfance

Enfant, Marina Gomes entre dans la danse par le classique et le contemporain. Comme beaucoup de jeunes filles de son âge, elle écoute en boucle les Spice Girls et autres groupes pop. Un jour, pour son anniversaire, ses oncles lui offrent la cassette de J’ai pas de face d’Akhenaton, qui caricature ce genre de groupes. “Ils m’ont dit, t’es en train de mal tourner, écoute ça”, s’amuse Marina Gomes. Sur la face B de la cassette, Rien à perdre d’Akhenaton et Le Rat Luciano. “C’était mon amoureux de l’époque, j’avais sa photo dans mon porte-monnaie”, se souvient Marina Gomes. C’est ce son qui la fait entrer dans le rap : “C’est le point de départ de tout, parce que c’est le rap qui m’a ensuite amenée au hip-hop et à Marseille”, raconte la chorégraphe. À l’époque, on l’appelle déjà “la Marseillaise”.

Peu de temps après, l’année de ses douze ans, Marina Gomes auditionne à l’École nationale de danse de Marseille : “Je n’ai pas été prise. Ils m’ont dit que j’avais du potentiel, mais que je n’étais pas prête.” Les cours de danse classique étant chers, Marina Gomes voit dans ce refus la fin de son rêve de danseuse : “À l’époque, ce que j’ai compris, c’est que ce milieu n’était pas fait pour les gens comme moi. Je pensais vraiment que c’était l’endroit où je devais être pour devenir danseuse.” Avec le recul, Marina Gomes voit les choses autrement : “C’est une formation très classique, encore plus à cette époque-là. Ça ne me ressemble pas. Ma place, je l’ai trouvée plus tard, autour de mes seize ans, en entrant dans la danse hip-hop.”

Sa rencontre avec ce milieu se fait dans la rue avec le crew Guilty­ : “À l’époque, les cours hip-hop n’étaient pas aussi répandus qu’aujourd’hui, et encore moins dans les quartiers. Il y avait des mecs qui breakaient devant la gare, mais c’était plus un truc de mecs, justement.” Avec son groupe, ils s’entraînent dehors et parfois dans les salles du quartier lorsqu’elles sont disponibles. Plus ou moins à la même époque, elle entame des études de psychologie : “Chez moi, la danse, ce n’était pas considéré comme un métier”, confie Marina. Elle poursuit ses études et fait un doctorat en psychologie. Elle travaille en tant que psychologue tout en démarrant sa vie de danseuse, d’abord en tant qu’interprète, puis en tant que professeure. En 2017, elle commence à se faire une main de chorégraphe grâce à des projets pédagogiques menés avec de jeunes danseurs.

Un point de bascule

Dans la foulée, Marina part en Colombie dans le cadre d’un voyage familial. “Mon père est portugais et ma mère d’origine espagnole, on a un ancrage fort en Amérique latine”, souligne-t-elle. Là-bas, elle rencontre un peu par hasard une danseuse qui l’invite à animer différents stages. C’est ainsi qu’elle fait connaissance avec un collectif de jeunes rappeurs qui mène des actions sociales dans leur quartier via le hip-hop, notamment auprès de familles victimes du narcotrafic : “Ils montaient des projets avec rien, juste cette idée : dans un pays où l’État n’est pas présent ou quand il l’est, est violent, il faut que l’on prenne soin nous-mêmes des nôtres.” Cette rencontre va “changer [sa] vie et bouleverser [sa] vision du monde”.

C’est dans le cimetière de San Javier, un quartier de Medellín, qu’elle découvre leur travail pour la première fois : “Dans le cadre d’une réflexion sur la résilience et le retour du vivant, ils faisaient pousser des fraises qu’ils mettaient ensuite en pots. À l’entrée du cimetière, un pot était déposé pour chaque personne assassinée dans le quartier”, raconte Marina Gomes. Au-delà de la symbolique politique que représente ce geste, Marina est fascinée par leur rapport à la terre : “Ils m’expliquent que la première chose qu’on fait pour éteindre un peuple, c’est de le priver de sa terre. Mon père avait un jardin partagé dans notre quartier. Il a toujours jardiné, parce que mon grand-père, au Portugal, était paysan. Petite, je l’aidais. Mais une fois ado, j’étais full bitume et full rap : j’ai tourné le dos à tout ça.” Dans ce cimetière, les mains dans la terre, tout fait sens : le hip-hop, la danse, ses études de psychologie, son rapport à la famille, la question du béton et de la terre, les violences…

Marina mène plusieurs projets avec ce collectif. Ensemble, ils travaillent autour de la mémoire, la réparation et la résilience. Auprès d’eux, elle apprend “l’espoir et le fait de le construire soi-même” : “Le quartier, ça a toujours été important pour moi. J’y ai toujours été très heureuse, surtout au Mirail, à Toulouse, où j’ai habité à partir de mes 17 ans. J’étais là-bas en 2005, quand Nicolas Sarkozy a dit qu’il fallait nous « nettoyer au Kärcher ». Ça m’avait vraiment blessée. La différence qu’on faisait entre mon quartier et le reste de la société, je la vivais comme quelque chose d’injuste, mais je ne savais pas quoi en faire, à mon échelle.”

Je veux nous représenter, dire qu’on existe et qu’on a le droit d’exister, en parlant vraiment de nous.

Marina Gomes

C’est en commençant à créer ses propres spectacles que Marina réalise qu’elle peut, elle aussi, avoir un impact : “Je veux nous représenter, dire qu’on existe et qu’on a le droit d’exister, en parlant vraiment de nous. On monte sur scène avec nos habits de tous les jours, on danse sur de la trap ou de la drill, loin des sons hip-hop ou contemporains habituels.” Elle poursuit : “On veut aussi créer du dialogue, parce que le public des théâtres vient souvent d’un autre milieu social et qu’il a parfois des préjugés, ou simplement une méconnaissance, vis-à-vis de nous.” Dans les ateliers qu’elle et son équipe mènent aujourd’hui auprès des jeunes des quartiers Nord en milieux scolaire et socio-éducatif, l’idée de la force du collectif et du “prendre soin” est centrale.

Un slogan

“Toutes mes réussites ont commencé par des échecs.” C’est ainsi que Marina présente son parcours aux jeunes qu’elle rencontre. En 2019, alors que son fils est sur le point de naître, elle décide de rentrer à Marseille. C’est à ce moment-là qu’elle crée la compagnie Hylel : “Ma carrière en danse a commencé par un échec, avec l’école du ballet, et ma compagnie naît aussi d’un échec. Ma toute première création, Asmanti [Midi-Minuit], en 2021, était censée être un projet vidéo qui a échoué. Le vidéaste qui devait réaliser le clip était hyper amateur et sa vidéo inexploitable. Alors, avec une bande de potes avec qui on venait de se faire recaler d’une audition, on a décidé de monter un spectacle, pour que personne ne puisse nous couper au montage.” Dans cette pièce, ils racontent le passage de l’enfance à l’âge adulte. Comment la violence omniprésente prend le pas sur le groupe, le quartier, et devient un enfermement.

Marina se met à chercher des partenaires et des soutiens financiers : “J’ai longtemps pensé que je pouvais avoir uniquement une casquette artistique. À ce moment-là, j’ai compris que pour mener mes projets, il allait falloir que je remonte mes manches et que je m’occupe de tout le reste : portage de projets, financements”, explique-t-elle. Alors habitante de Félix-Pyat, elle se tourne vers Klap Maison pour la danse, structure culturelle du troisième arrondissement de Marseille. Après avoir insisté auprès d’eux pendant un an, ils finissent par lui ouvrir la porte : “Une jeune femme chorégraphe hip-hop, ce n’était pas dans leurs radars. D’ailleurs, le directeur de l’époque m’avait dit qu’il n’était pas convaincu par le hip-hop en création. Quand tu es danseur hip-hop, on t’attend au tournant, on pense toujours que tu n’es pas sérieux et pas professionnel. C’est vrai que dans le Sud, c’est un milieu encore très underground, il y a peu d’opportunités professionnelles.” Cette première porte franchie en ouvre d’autres. La compagnie obtient rapidement le soutien du chorégraphe Mourad Merzouki et le spectacle fera près de quarante dates en France.

Marina Gomes enchaîne dès 2023 avec Bach nord [Sortez les guitares], co-produit par le Festival de Marseille. La pièce naît en réponse au film BAC Nord de Cédric Jimenez : “L’image qu’il donnait de nos cités était, une fois de plus, caricaturale. On est montrés très animalisés, on est encore une fois les méchants.” Avec des jeunes des quartiers Nord et une douzaine de danseurs professionnels, Marina Gomes crée ce spectacle pour permettre à chacun de se réapproprier sa propre parole. Le spectacle est un vrai succès. Dans la foulée, Marina Gomes clôture cette trilogie avec La Cuenta [Medellín-Marseille], une création pour trois danseuses qui traite de la question des règlements de comptes homicidaires du point de vue des femmes, des mères, des sœurs, des amoureuses, “de celles qui restent et pour qui les morts ne sont pas que des chiffres”. Pour elle, le but de ce projet en trois mouvements est de “réhumaniser les récits autour des quartiers populaires”.

Actuellement, Marina travaille sur son prochain spectacle : Plutôt le feu que les larmes, une création pour douze danseuses qui parle de la place des femmes dans les mouvements insurrectionnels, prévue pour 2027. “On vit dans un monde de plus en plus fasciste qui nous interdit de penser d’autres possibles. Je voulais parler de ces femmes qui se lancent dans la bataille politique. Je me suis inspirée des femmes du mouvement de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) du Chiapas. Ce sont des femmes indigènes encagoulées avec l’arme sur le dos et le bébé au sein. Quand je vois ces représentations, je me reconnais. Quel monde vivable on peut imaginer pour nos enfants et comment on fait pour le construire ?” En parallèle, elle termine une autre création, Nidāl [dedans-dehors], avec des détenus.

Une personnalité marseillaise

“J’ai tout de suite pensé à Jul, s’amuse-t-elle. J’aime trop ses sons et ce qu’il représente.” Ce choix représente aussi, pour elle, “une petite insolence vis-à-vis du monde de la culture” : Jul, c’est un des rappeurs qui a été le plus décrié avec un mépris de classe assez impressionnant. Aujourd’hui, c’est un des artistes qui vend le plus de disques, il a même dépassé les scores de Johnny Hallyday !” Parce que son écriture est simple, Marina regrette que tant de personnes lui reprochent de ne pas savoir écrire : “Son écriture est incroyable ! C’est exactement ce que j’essaye de faire avec la danse : donner l’impression que c’est facile parce que c’est accessible, sans paillettes, proposer quelque chose de simple et de sincère.”

À la fin de ses spectacles, le salut se fait toujours sur une musique de Jul : “J’aime trop voir tous les bourgeois dans le public taper des mains sur ses sons.” Avant d’ajouter : “C’est aussi une façon de faire un clin d’œil à Marseille, bien sûr.”

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