Érika Riberi vous présente
Chronique littéraire

Frontières intérieures

Chronique
le 7 Mai 2016
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Frontières intérieures
Frontières intérieures

Frontières intérieures

Tous les mois, nous vous proposons une plongée littéraire avec Erika Ribéri. Une thèse à la fac et une émission sur radio Grenouille en cours, elle trouve encore le temps de nous proposer une chronique des auteurs et ouvrages qui prennent langue avec le territoire. Cette semaine, Erika nous propose de regarder les frontières intérieures de Marseille à travers deux livres, deux auteurs.

Marseille est parcourue de frontières intérieures : Joël Gombin, chroniqueur politique triturateur de données l’a montré il y a peu sur Marsactu en utilisant chiffres et cartes. Parlant pour qui travaille sur la littérature à Marseille, puisque certains romanciers ont eux aussi utilisé cette idée à leur manière, par les mots et la fiction. Je vous propose donc aujourd’hui une sorte de versant littéraire à la chronique politique de Joël Gombin. Et comme il en faut pour tous les goûts, je vous parlerai non pas d’un mais de deux romans dans lesquels apparaît cette idée de frontières intérieures au territoire marseillais. Deux romans publiés en 1994 aux tons radicalement différents : Disparue dans la nuit de Yann Queffélec, et Un Aller simple de Didier Van Cauwelaert.

“Chacun sa place.” La phrase apparaît comme un leitmotiv funeste tout au long du roman de Yann Queffélec, qui, à travers les différents personnages principaux, met en scène et fait se rencontrer deux mondes différents aux frontières bien marquées. Il y a d’abord Léna, l’adolescente française de classe moyenne du quartier du Prado qui, pour attirer l’attention de son père, flic à la dérive qui a abandonné le domicile familial, multiplie les provocations. Et puis il y a Momo, le jeune marocain immigré des quartiers nord, abandonné à l’âge de sept ans avec sa famille au large des côtes espagnoles par les passeurs chargés de les faire traverser la Méditerranée, atterri à Marseille et impliqué dans le trafic de drogue géré par son frère aîné.

Léna et Momo ont quatorze ans tous les deux mais vivent bien dans deux mondes radicalement étrangers l’un à l’autre. Elle, se perd et dérive un jour au fil des pas vers les cités des quartiers nord où “elle avait l’impression de n’être plus à Marseille”. Lui, “descend à Marseille en planche”, comme si la cité Dorée où il a grandi ne faisait partie de la ville que sur les cartes officielles. Pourtant, la vie n’est pas forcément plus idyllique du côté des plages que des collines marseillaises : les personnages de Yann Queffélec sont tous, chacun à leur manière, des êtres à la dérive. Violence verbale, violence physique. Egoïsme, haine, cruauté, vengeance, autodestruction, incommunicabilité des êtres : l’auteur n’y va pas de main morte pour raconter cette odyssée tragique où la scène inaugurale du récit en est en réalité l’aboutissement. Dès le départ, on sait où tout cela va nous mener, ou presque. Chacun sa place. Le récit remonte le temps pour le dérouler à nouveau et expliquer comment on en est arrivé là : c’est un roman noir dur et implacable qui embarque le lecteur, où Marseille, “la ville aux plaies vives”, s’impose comme le décor fragmenté sur lequel se dessinent les destinées broyées des personnages.

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“Un policier qui se mettrait en tête de contrôler les identités dans les quartiers nord, d’abord il serait immédiatement reconduit à la frontière, et puis le préfet lui passerait un savon, parce que la mesure qu’il a prise pour faire baisser la criminalité, le préfet, c’est de décider qu’on n’existe pas.” Le ton est beaucoup plus léger dans Un Aller simple de Didier Van Cauwelaert mais cette idée de frontière intérieure dans la ville reste la même dans ce roman qui a reçu le Prix Goncourt 1994. Marseille n’y est présente que dans la première partie du récit, qui met en scène Aziz Kemal, un orphelin élevé par les tsiganes de la cité Vallon-Fleuri dans les quartiers nord.

Son prénom, il le tient du modèle de la voiture Citroën dans laquelle il a été trouvé, une Ami 6. Son nom de famille, des faux papiers qu’il s’est fait faire, marocains car les français étaient plus chers et qu’il ne voulait pas “engraisser les faussaires du Panier”… Sans compter que le jeune homme de 19 ans a sa fierté : “si les gens ont besoin d’un faux papier pour se rendre compte que je suis français, je préfère rester arabe.” Sauf que ces faux papiers vont finir par lui jouer un mauvais tour : arrêté parce qu’accusé d’avoir volé la bague de fiançailles de sa promise, il est choisi pour être au cœur d’une opération médiatique du gouvernement. Affublé d’un “attaché humanitaire” dépressif qui a pour mission de le raccompagner sur son lieu de naissance afin de l’aider à “renouer avec ses racines”, Aziz désigne au hasard sur une carte du Maroc une zone dans le Haut-Atlas où il n’a bien sûr jamais mis les pieds… Le roman se met en marche et le voilà qui quitte pour la première fois Marseille pour entamer un périple insensé en compagnie de son attaché humanitaire. Un roman très drôle, tendre, poignant et émouvant, qui interroge des notions essentielles au premier rang desquelles celle de l’identité.

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