Chère Suzanne D.
Après avoir chroniqué la justice et plus récemment la campagne électorale pour Marsactu, le journaliste et écrivain Michel Samson revient dans nos colonnes pour reprendre, à sa façon, l'analyse de la vie artistique locale. Et suivre par la même occasion une saison culturelle marquée par les grandes ambitions de MP2018. Cette semaine, il est allé écouter le captivant récit de la vie de Suzanne.
Photo: L. Melone pour La Biennale d'écritures du réel
Les poules et les oies picorent dans leur enclos. Autour de la pelouse un peu râpée, se tient un troc de plantes, boutures de tomates noires ou rouges, graines de plantes aromatiques. On peut s’offrir un verre de sirop naturel de gingembre ou de romarin.
Ce samedi 7 avril à la Gare Franche était organisé un long, très long bon moment, avec le Bureau de Guides du GR 2013, Hôtel du Nord, la Biennale des écritures du Réel, Mille et Une Nuits – le tout sous l’égide de MP 2018. Des enfants jouent sous les deux platanes fendus et un immense cyprès, on attend. Quoi ? Je ne sais pas très bien, mais cet après-midi est de ces moments où regarder, écouter, bavarder, hésiter fait partie du plaisir. On sait que le conteur Till Roeskens nous racontera Suzanne D. dans la maison de laquelle il habite. Pas très loin d’ici, à l’Annonciade, dans les quartiers Nord en tous cas. Et d’où partent des randonneurs qui doivent arriver vers 16 heures.
Les nuages passent, le vent est léger mais les iris violets et les chorètes du Japon, d’un jaune intense, montrent que le printemps est en train de naître. Les deux groupes de randonneurs arrivés, une petite centaine, de tous âges : on s’installe. Till Roesken, mince, long cou et long nez, s’assied sur sa chaise devant la cabane délabrée, il va donc nous raconter la vie de Suzanne D., “chez qui j’ai habité pendant quatre ans, elle était là, dans la vieille bâtisse, elle est morte en février dernier”. Roesken donne quatre photos de la dame aux cheveux blancs, on se les passe de main en main, on regarde ces images banales comme si ce “témoin de presque un siècle de vie marseillaise” était notre maman ou notre grand-mère. Dans la vie de cette dame, on va le découvrir, rien n’est extraordinaire, rien n’est spectaculaire, rien n’est exceptionnel. Magie du conteur : durant ses trois heures de lecture, il montre que l’ordinaire peut être superbe, triste, merveilleux, tragique. Vivant quoi.
Je ne vais pas ici reprendre de fil interminable de cette histoire qui court du milieu du XIXème siècle aux années 1970. Qui emmène de Mazargues à la Viste, en passant par la rue Edmond-Rostand ou l’avenue de Toulon. Qui évoque l’occupation de la ville par les Italiens “qui offraient du chocolat” aux enfants, avant celle des Allemands. Qui croise les pieds-noirs “qui klaxonnent toujours” et le PCF : “Mon frère Georges était communiste et disait : ‘moi je veux faire prolétaire ! »”
À la pause, je demande à Jasmine pourquoi elle aime écouter ce récit. “C’est comme quand on te raconte une histoire, le soir, et que tu rêves avant même de t’endormir”. Elle ajoute : “Suzanne devait être, elle-même, une formidable conteuse…”. Roesken a d’ailleurs commencé son récit en expliquant que Suzanne lui avait dit avoir voulu écrire un livre de sa vie, avant qu’il ne s’aperçoive qu’elle ne s’y mettait jamais. Ce qui l’a décidé à l’enregistrer avant de l’écrire lui-même.
Suzanne semble en tous cas avoir eu une mémoire stupéfiante : elle se souvient de moments minuscules ; du prénom de son aïeul, l’Écossais protestant arrivé à Marseille au milieu du XIXème siècle; du prix de sa maison ou du nombre exact de mètres carrés de son jardin : “17 590 m2”, moins que les 20 000 exigés pour avoir droit de prendre gratuitement l’eau au canal qui coule en bas de chez elle. Je dis à Jasmine que le fait qu’elle ait été protestante explique un peu cette étonnante mémoire. “Pourquoi être protestant donnerait-il une bonne mémoire ?”, me demande Jasmine. Étant parpaillot d’origine et de culture, je sais que l’éducation religieuse, “et même le catéchisme adolescent”, se fonde sur la mémoire d’évènements inlassablement racontés par les pasteurs.
Après la pause Till Roesken, entame l’histoire des années 1960, quand le mari de Suzanne, médecin, donc “un intellectuel qui ne savait rien faire de ses mains”, devient radiologue. Ils doivent réaménager la vieille bâtisse qu’ils ont rachetée et où ils vivent avec leurs trois, puis quatre enfants : elle sait faire le plâtre, la menuiserie, tout bricoler, lui non : elle lui montre. Ils installent les enfants au premier étage, “la chambre des parents” au rez-de-chaussée et conservent les noms des pièces même si elles ont changé d’usage : “la fruiterie, la repasserie, la cabane des chèvres”. Manière de subvenir à leurs besoins, et plus encore après la mort tragique de son mari, Suzanne héberge “des vieux” que “la paroisse de Tilsit” leur confie.
Des auditeurs somnolent sous les couvertures bleu marine proposées par la Gare Franche, quelques-uns sont discrètement partis, d’autres yeux grands ouverts écoutent dans les transats cet interminable récit. Tous envoûtés, heureux d’être là, sans but, sans trop savoir pourquoi ils aiment tant rester. Détendus dans le soir qui est arrivé avec la fraîcheur…
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