SIGNIFICATIONS DE L’EMPRISE

Billet de blog
le 12 Août 2023
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L'entrée du G32 de Kalliste avec le menu du point de deal. Photo : B.G.

L'entrée du G32 de Kalliste avec le menu du point de deal. Photo : B.G.

Carolie Bonnefoy, Benoît Gilles et Clara Martot Bacry ont consacré une série d’articles, dans « Marsactu », à « l’emprise », aux logiques des pratiques des stupéfiants, au marché qui les accompagne et aux acteurs qui le font vivre. Je voudrais, aujourd’hui, réfléchir aux significations de l’emprise, à ce qu’elle représente.

Significations de l’addiction

Commençons par le commencement : par ce que représentent les addictions et l’usage des stupéfiants. Si l’on a désigné ainsi les stupéfiants, c’est qu’ils plongent celles et ceux qui en ont une pratique dans une stupeur : ils ne peuvent plus penser, leur conscience est inhibée par cet usage qui les déplace dans une sorte de léthargie, d’inconscience. Mais, dans le même temps, l’addiction va plus loin : il ne s’agit plus seulement d’une inhibition de la conscience à un moment donné, mais il s’agit d’un recours permanent aux stupéfiants, qui accompagne cet usage d’une sorte de besoin. Mais c’est ce besoin même, l’addiction, qui, au-delà de la stupeur, plonge dans une dépendance. C’est cette dépendance qui fait basculer la personne dans une double soumission, à l’usage et au marché et à ses acteurs. Au-delà, l’addiction, qui nous fait consentir à la dépendance, manifeste une régression : en effet, la consommation de stupéfiants nous fait retourner à la consommation primitive, antérieure à la formation de la personnalité, celle de l’allaitement et de la relation fusionnelle à la mère et à son sein. Dans l’addiction, en renonçant à l’autonomie de notre propre corps, nous cherchons à revenir au temps où nous étions à l’abri dans le corps de la mère : en cherchant à dépendre de l’emprise, nous nous imaginons encore dans cette dépendance à la mère.

Une sémiotique politique de l’emprise 

Mais nous ne sommes plus des nourrissons, et c’est autrement qu’il faut réfléchir à l’emprise des stupéfiants. En effet, en plongeant la personne dans la dépendance, l’emprise change de dimension : il ne s’agit plus seulement d’un usage, mais elle acquiert une signification politique. En effet, la personne perd sa liberté et elle se voit prise dans un engrenage qui lui impose un rôle dans un marché. L’emprise instaure une double dépendance : au stupéfiant et à sa consommation, ainsi qu’à la personne dont on dépend pour l’acquisition du stupéfiant. L’emprise fait de nous des sortes d’esclaves, comme prêts à toutes les actions pour satisfaire notre besoin de soumission. Car c’est la grande signification politique de l’emprise : elle fait de notre soumission un véritable besoin qui nous fait perdre toute identité d’acteurs, toute notre indépendance et notre liberté. La demande d’emprise a la signification d’une demande de dépendance, d’une renonciation à la liberté, d’un désir de soumission à une violence : celle de la violation de notre corps par l’emprise.

L’emprise : un pouvoir

Dans cette dimension politique, l’emprise peut se définir comme un pouvoir – à la fois le pouvoir exercé sur la personne par sa soumission aux stupéfiants et le pouvoir exercé sur l’espace politique par le marché des stupéfiants et par ses acteurs. Le pouvoir sur la personne, qui la réduit en une sorte d’esclavage est un pouvoir sur son psychisme, sur son affectivité, sur sa parole : elle cesse de disposer d’une conscience et d’un libre arbitre. L’usage des stupéfiants peut être une consommation passagère (et encore, ce serait à prouver et à vérifier), mais c’est quand il devient permanent qu’il devient une soumission de la personne à la dépendance, c’est-à-dire au pouvoir. Dépendre, c’est, justement, cesser d’être indépendant. C’est pourquoi la lutte contre les trafics s’inscrit dans la lutte pleinement politique contre les pouvoirs et les hégémonies. Il ne s’agit plus d’une lutte morale contre des pratiques illégitimes, mais bien d’une lutte politique contre les excès du pouvoir des trafics de stupéfiants. Lutter contre l’emprise, c’est lutter pour la liberté de disposer de son corps et de son psychisme sans qu’ils soient maîtrisés par des pratiques comme celle des stupéfiants, qui nous font perdre la maîtrise de notre propre corps, comme d’autres drogues, socialement admises, elles, on ne sait pas pourquoi,  comme l’alcool ou le tabac. On les considère, il est vrai, comme plus légitimes, sous la pression des organisateurs de leurs marchés. Les viticulteurs, les producteurs et les distributeurs de tabac ont, ainsi, gagné : ils ont acquis une légitimité, à la différence d’autres drogues. On pourrait ajouter à la liste de ces emprises sur nos corps et sur nos vies les industriels de la voiture car, si l’on se fait tuer dans des accidents de la route, c’est aussi parce que l’on était piégé par l’emprise de cette drogue d’un autre genre, celle de l’ivresse de la vitesse ou de la maîtrise de la route et du déplacement.

Le commerce et le trafic

C’est que nous nous retrouvons, à propos des stupéfiants, dans la vieille histoire du libéralisme et de cette autre emprise à laquelle nous sommes tous soumis : celle du marché. En un sens, l’emprise des stupéfiants revêt une signification particulière à Marseille, ville qui a engagé son histoire dans la logique du marché, port dont les cultures ont toujours été fondées sur l’existence de deux ports : un port légitime et reconnu et un port clandestin, celui dans lequel ont lieu les trafics. C’est, d’ailleurs, intéressant de noter cette mutation des mots : tant que le commerce se nomme ainsi, c’est qu’il est légitime, mais, quand il ne l’est plus, on le nomme trafic, un mot qui désigne des activités commerciales étrangères à la loi. Sans doute sommes-nous là devant un des plus grands pièges du libéralisme : en prétendant assurer la liberté de tous les acteurs de la vie économique, il laisse proliférer toutes les formes d’addiction – notamment, en ce qui concerne notre propos d’aujourd’hui, les trafics comme celui des armes à feu aux États-Unis, et, dans le monde entier, celui des stupéfiants. Ce que l’on pourrait appeler l’économie politique de l’emprise consiste dans la liberté sans limites du trafic des stupéfiants. C’est sur ce point que l’on est en droit d’attendre une politique efficace de l’État. Plutôt que de tuer des jeunes ou de leur faire perdre leur visage à l’occasion de la répression de manifestations politiques, la police ferait mieux de contrôler et de réprimer davantage le trafic des stupéfiants : en le laissant proliférer, elle exerce, à l’égard de ses usagers, une sorte de peine de mort par procuration. On ne peut pas penser pleinement l’emprise sans l’inscrire dans une économie politique qui permet de comprendre sinon le sens de l’usage des stupéfiants, au moins celui des trafics et des marchés qui imposent sa force et sa violence.

Commentaires

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  1. RML RML

    Il est dommage que vous ne qualifiez l’addiction que par rapport aux stupéfiants. L ‘addiction est une pathologie qui frappe de nombreuses personnes et développe des comportements compulsifs. Nous ne sommes pas seulement “addicts” aux substances addictives. Des etudes recentes ont aussi decouvert un terrain genetique a risque.
    Toute la societe de consommation quifonde notre économie exalte depuis les annees 60 le plaisir de la consommation, et on s’etonne aujourd’hui des dégâts de l’addiction?
    Les personnes les olus fragiles du point de vue del’addiction ont ete ciblees par l industrie du tabac et de l’alcool comme cheval de Troie d’une économie de la drogue légale et continuent de l’être.

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