Sept intérimaires poursuivent Total La Mède après des années de contrats précaires

Info Marsactu
le 20 Juin 2024
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Cantonnés à des contrats courts depuis plusieurs années et sans autre perspective, des intérimaires ont saisi la justice pour demander à Total La Mède de requalifier leurs contrats en CDI. Une première audience doit se tenir aux prud'hommes Martigues ce jeudi 20 juin.

Le site Total de la Mède, à Châteauneuf-les-Martigues. (Photo : Emilio Guzman)
Le site Total de la Mède, à Châteauneuf-les-Martigues. (Photo : Emilio Guzman)

Le site Total de la Mède, à Châteauneuf-les-Martigues. (Photo : Emilio Guzman)

On pourrait parler d’abord du jeune Nessim*, qui a accumulé près de neuf contrats en moins de quatre ans chez Total sur la plateforme de La Mède, près de Martigues, avant d’être “finalement remercié”. Ou d’Enzo, qui a enchaîné “pas moins de 20 contrats de missions, pour des durées toujours plus longues”, mais sans jamais obtenir de contrat à durée indéterminée chez ce même employeur. D’Ali, qui en a cumulé une quinzaine. De Fayed, bloqué dans cette même situation depuis dix ans. Ou de Younes, fragilisé par cette instabilité, qui s’est résolu à chercher un CDI ailleurs. À contrecœur.

Selon nos informations, au moins sept hommes employés comme intérimaires chez Total La Mède ont saisi la justice pour demander la requalification de leurs contrats d’intérim en CDI. Trois dossiers sont attendus ce jeudi 20 juin devant le conseil de prud’hommes de Martigues et les autres doivent être audiencés après l’été. Tous œuvrent depuis plusieurs années au sein des différentes unités de la raffinerie du géant pétrolier. Ils font partie de la trentaine d’intérimaires qui complètent les rangs de La Mède, où sont employés, au total, près de 355 salariés.

Dans certains cas, le travail en intérim est un choix volontaire, motivé par la flexibilité qu’offre ce type de contrats courts. Mais pour les sept personnes qui ont décidé de saisir la justice, c’est le sentiment de précarité qui domine. Une précarité subie, sans perspective d’embauche à la clef, regrettent-ils.

Recours abusif à l’intérim

Les pièces consultées par Marsactu mettent en lumière, pour chacun de ces cas, des procédés similaires. À chaque fois, le salarié est mis en relation avec Total via une agence d’intérim, du nom de CVA IPEC. C’est cette dernière qui édite tous les contrats. Ils courent sur quelques mois. Comme le veut la loi, ils sont toujours justifiés par un certain motif, puisqu’un contrat en intérim, aussi appelé “contrat de mission”, ne peut pas servir à “pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise”, rappelle le Code du travail.

Ce que l’on veut plaider, c’est le recours abusif au contrat d’intérim

Neila Mahjoub, avocate

Parfois, il s’agit d’effectuer le “remplacement” d’un salarié absent. À d’autres moments, de prêter main forte en période “d’accroissement temporaire d’activité”, lorsque la raffinerie lance des projets spécifiques. Le problème, c’est que pour les intérimaires qui ont décidé de poursuivre Total devant le conseil des prud’hommes, ces situations exceptionnelles se sont étalées sur des années. Sans qu’une solution pérenne ne se profile.

“Ce que l’on veut plaider, c’est le recours abusif au contrat d’intérim”, explique l’avocate Neila Mahjoub, qui défend quatre salariés. Chacun de ses clients a enchaîné les contrats de mission sans délai de carence et sur de longues périodes, ce qui prouve, selon elle, que les postes occupés “sont liés à l’activité normale et permanente de Total”. Et que les motifs indiqués sur les contrats d’intérim sont “fallacieux”.

Remplacements sans fin

L’un de ces intérimaires veut qu’on l’appelle Enzo. Il a commencé chez Total il y a plusieurs années avec un premier contrat dans un contexte “d’accroissement temporaire d’activité”. Plus de cinq ans plus tard, il n’a toujours pas obtenu de contrat stable, malgré les demandes qu’il a formulées par écrit plusieurs fois. “Quand j’arrive chez Total, mon but, c’est de prendre de l’expérience”, se souvient-il. Il accepte alors un premier poste d’opérateur au sein de la raffinerie. “Je commence plutôt en bas de l’échelle, puis je monte. On est motivés par le management et on nous dit : « il va peut-être y avoir des embauches dans l’unité ! »”, détaille-t-il.

Pour moi, Total, c’est le fleuron de l’industrie française. Mais j’ai aussi envie de dire que ma situation personnelle, je la mets entre parenthèses pour cette entreprise.

Enzo, intérimaire

Les années passent. Des postes s’ouvrent, parfois. Mais Enzo est devenu trop qualifié pour y prétendre. Ou dans d’autres cas, on lui demande de déposer sa candidature sans qu’il puisse bénéficier des canaux internes de recrutement. Pourtant, le dernier organigramme mis à jour par Total montre que des postes sont “à nommer”, comme cela est écrit dans plusieurs cases. Enzo pointe son index sur l’une d’elles : “Ça, c’est le poste que j’occupe”, explique-t-il en soupirant.

L’opérateur s’est finalement décidé à saisir la justice, malgré la “peur” que cette démarche lui coûte la place qu’il convoite. “Il y a des gens qui me disent : « Tu attaques Total, tu craches dans la soupe ! » Pour moi, Total, c’est le fleuron de l’industrie française. Mais j’ai aussi envie de dire que ma situation personnelle, je la mets entre parenthèses pour cette entreprise. Je peux pas me projeter, je peux pas acheter… Psychologiquement, ça pèse sur le moral”, déplore Enzo.

Pas de contrat, pas d’avantages

Sans CDI, Enzo et ses collègues sont aussi privés des nombreux avantages que Total réserve à ses salariés. Ancienneté, primes, épargne salariale, actionnariat, mutuelle… Si les intérimaires obtiennent gain de cause, ils auront aussi droit à une indemnité de requalification des contrats de mission en CDI. Pour l’un des intérimaires qui a travaillé dix ans chez Total, elle pourrait atteindre plus de 150 000 euros. Après avoir formulé plusieurs fois son souhait d’être pleinement intégré à l’entreprise, ce dernier assure avoir toujours reçu la même réponse à l’oral : “Vous devez attendre, il n’y a rien de disponible pour l’instant”.

Dans un autre dossier, celui d’Ali, la situation est devenue critique. Après avoir saisi le conseil des prud’hommes, cet intérimaire a appris que son dernier contrat allait être raccourci de deux semaines et ainsi s’achever plus tôt, sans être renouvelé. Cette décision a été prise au cours de la “période de souplesse” inscrite au contrat de mission. Elle serait due, selon Total, au retour du salarié qu’Ali remplaçait. C’est en tout cas ce que les avocats de la société ont assuré devant le conseil de prud’hommes de Martigues le 12 juin, saisi en référé par l’intérimaire. Dans l’ordonnance de référé rendue le 17 juin, la juridiction a rejeté la demande d’Ali, estimant que la situation ne présentait “pas de risque de dommage imminent”.

Au cours de cette audience, Ali a soutenu “être victime de discrimination, sans que celle-ci soit plaidée”, lit-on dans le compte-rendu reporté sur l’ordonnance du 17 juin. Dans un autre dossier, un intérimaire confie partager le même sentiment : “On en parle entre nous, mais on n’a pas de preuve”, résume ce dernier auprès de Marsactu. Tous les intérimaires qui ont saisi la justice portent un nom à consonance maghrébine, contrairement à leurs homologues en poste, dont les patronymes sont à grande majorité d’origine européenne, comme on le lit sur l’organigramme d’une unité.

“Le site recrute”

Contacté, le groupe Total assure que le recours à l’intérim s’explique “en partie” par “différents projets à venir du site qui participent à sa décarbonation comme MassHylia. Le géant pétrolier ajoute que “le site recrute” : quatre CDI ont été pourvus en 2023, et six embauches sont en cours. En off, on précise enfin que “sous-entendre que le site recrute les CDI en fonction de la consonance des noms de famille est indigne et mensonger”, et on soutient que “le respect de l’autre est une valeur cardinale de TotalEnergies”.

Selon nos informations, Total a formulé une demande de renvoi concernant les trois dossiers devant être jugés ce 20 juin à Martigues. Quant à l’agence d’intérim CVA IPEC, elle n’est pas visée par la procédure. “Nous considérons que contrairement à ce qui est écrit sur les contrats de travail, c’est bien Total qui emploie les intérimaires”, explique Neila Mahjoub.

Notamment parce que, comme le montrent plusieurs mails que nous avons consultés, il arrive que les intérimaires échangent directement avec la direction des ressources humaines de Total pour connaître les dates de leurs contrats. Ils disposent même d’une interlocutrice privilégiée, qui occupe le poste de “développeuse de talents” ou “support talent developer” à la raffinerie. Contactée également, l’agence CVA IPEC a décliné notre entretien, “par prudence dans la gestion de la communication alors qu’un litige est en cours.”

(*) Les prénoms ont été changés à la demande des intéressés

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