Victimes du docteur Guedj : “En plus de mes dents, il a pris ma dignité”
Jusqu'au 6 avril prochain le dentiste Lionel Guedj et son père comparaissent devant le tribunal judiciaire de Marseille. Lionel Guedj dévitalisait les dents à la chaîne pour les remplacer par des prothèses. Et empochait les remboursements de la sécurité sociale et des mutuelles. Plus de 350 parties civiles, le plus souvent originaires des quartiers Nord, ont été identifiées. Marsactu a rencontré plusieurs de ces victimes marquées à vie.
Farid Zidane fait partie des victimes du dentiste. Sa vie sociale est aujourd'hui réduite au minimum. (Photo : CBy)
Sur la table du salon, à côté des deux mazagrans de café, Messaouda a posé une boite de biscuits et bonbons chocolatés. Elle n’y touche pas. Messaouda ne peut plus croquer un morceau de chocolat, ni même une noix. “Je dois tout casser en petits morceaux d’abord”, mime-t-elle d’un geste de la main. La faute à des dents en grande partie fragilisées et à des gencives à jamais altérées: “Dans ma bouche, tout est faux, tout est dégueulasse !”
Comme des milliers de Marseillais, Messaouda Attalah, 67 ans, a été la patiente du docteur Lionel Guedj. Cette habitante du 14e arrondissement fait partie des quelque 350 personnes à s’être constituées partie civile dans le procès qui s’ouvre ce lundi contre celui qui a exercé la profession de dentiste de 2006 à 2012, dans le quartier de Saint-Antoine (15e). Comme son père, Carnot Guedj, 71 ans, il est renvoyé devant le tribunal notamment pour des faits de violences volontaires ayant entrainé une mutilation ou une infirmité permanente. Le mode opératoire décrit par les enquêteurs était toujours le même : le dentiste, avec la complicité de son père, dépulpait à la chaîne des dents encore vivantes pour les couronner, bien souvent sans nécessité médicale. Il empochait ensuite les remboursements de la sécurité sociale et des mutuelles.
Bouche-à-oreille
L’histoire démarre souvent de la même manière : le bouche-à-oreille. Un dentiste qui trouve un créneau facilement dans son emploi du temps surchargé et offre d’étaler les paiements? “Va voir Lionel Guedj”, intime une amie, à Messaouda. Elle pousse donc la porte de ce cabinet dentaire – “bien décoré avec de la peinture brillante au mur” – en toute confiance. “J’avais 52 ou 53 ans, un âge où on se dit que l’on peut se faire refaire quelques dents. Certaines manquaient au fond, d’autres me faisaient mal. Et puis j’avais une bonne mutuelle”, poursuit cette ancienne éducatrice auprès de personnes handicapées.
Sans devis, le docteur Guedj lui propose la réalisation de plusieurs couronnes. “Au départ, c’est sûr j’avais une dent pourrie. Mais petit à petit, il me disait : il faut dévitaliser celle-là, et puis celle-là, et puis celle-là”, détaille la sexagénaire. Au final, onze de ses dents – dont certaines ne le nécessitaient pas – sont dévitalisées, puis reçoivent, bridges, pivots ou couronnes. Du bout du doigt, elle pointe deux incisives: “Voilà, il me reste celles-là de bonnes. On les repère, elles sont un peu grisées par rapport aux autres”.
Un procès hors-norme“Je pense qu’on n’a pas connu de scandale sanitaire d’une ampleur telle depuis les prothèses PIP”, cadre Lionel Febbraro, l’un des avocats qui accompagnent les centaines de parties civiles. Lionel et Carnot Guedj sont accusés de violences volontaires ayant entrainé mutilations ou infirmités permanentes (délabrement, mortification ou extraction de dents sans justification médicale). Ils sont également poursuivis pour faux et usage de faux, et pour escroquerie. Notamment au détriment de plusieurs dizaines de mutuelles, mais aussi de la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) des Bouches-du-Rhône pour un préjudice estimé entre 3,6 et 4,7 millions d’euros. Les enquêteurs ont mis au jour une “fraude massive”: “le volume d’activité professionnelle de Lionel Guedj était exceptionnel, voire irréaliste”. Il recevait jusqu’à 70 patients par jour. Dans son cabinet le nombre de couronnes posées était “28 fois supérieur à la moyenne” départementale et les montants d’honoraire pratiqués 14 fois supérieurs. L’enquête spécifie que “sa facturation pouvait correspondre pour trois semaines (…) au chiffre d’affaires annuel d’un cabinet dentaire des Bouches-du-Rhône. “Au début de l’enquête, en 2012, le patrimoine de Lionel Guedj et de son épouse est estimé à 12,9 millions d’euros en biens immobiliers, œuvres d’art, voitures de luxe dont une Aston Martin à 260 000 euros et un yacht de 15 mètres. Pour ces différentes infractions, père et fils encourent jusqu’à 10 ans d’emprisonnement.
Samir, conducteur de car de 49 ans, a lui aussi été victime du docteur. Il se rend dans le cabinet où officient les Guedj père et fils “sans se poser de question”. Il lui manque une dizaine de dents. L’une de celles qui restent, sur le devant, est atteinte par une carie. Le chauffeur de car raconte : “J’ai 22 dents dans la bouche, il va toutes me les dévitaliser, une par une, en me promettant de me faire un sourire de star. Il m’a montré une radio pour me dire qu’elles le nécessitaient.” L’enquête a montré que certains “panorex dentaires” étaient falsifiés. Au fil des mois apparaissent les complications. “Les conditions sanitaires n’étaient pas réunies, alors ça s’est infecté derrière, poursuit Samir. Et puis surtout, il nous mettait des couronnes métalliques de mauvaise qualité qui se décrochaient.”
Vie sociale réduite à néant
Les dommages pour ces patients sont irréversibles. Ce dents taillées à la chaîne, ces mâchoires rendues vulnérables à force d’infections ne peuvent plus, pour certaines, être réparées. “Nous on reste avec des trous. Les dents c’est le sourire, c’est ce qu’on montre aux autres, ça fait partie de votre personnalité”, résume Samir qui décrit aujourd’hui une vie sociale réduite à néant. Même chose pour Farid Zidane, à qui Lionel Guedj “a tué” 14 molaires, canines et autres incisives. Ce Marseillais de 45 ans, chauffeur routier, refuse désormais les invitations à manger chez ses amis ou au restaurant. “Je n’ai plus rien en haut sur tout le côté gauche. Je n’arrive plus à bien mâcher. C’est galère”, confie-t-il. Zin Daham, alors engagé dans l’armée, n’avait lui qu’un peu plus de 20 ans quand le dentiste lui en a dévitalisé six “qui n’en avaient pas besoin”. Suivent des infections à répétition. Aujourd’hui, à 35 ans, l’homme ne mâche que sur son côté droit. Sa mâchoire s’est de ce fait décalée : “Tout ce qui est croquant, évidemment, j’oublie. Et la viande, ce n’est plus possible, sauf en tout petits bouts ou hachée.”
Dans son salon pimpant perché au 7e étage d’une tour du 14e arrondissement, Messaouda égrène les kystes, les abcès, les saignements quotidiens de ses gencives et “l’odeur horrible de [s]a bouche” certains matins. “Des fois, j’ai tellement mal que j’ai envie de me les arracher moi-même…”, se désole cette mère de famille. Atteint lui aussi dans son intégrité physique, Samir lâche : “En plus de mes dents, il a pris ma dignité”.
“Le fric, le fric, le fric ! Il n’y avait que ça qui comptait, il s’en foutait des gens. Il s’en vantait en plus de tout ce qu’il possédait.”
Messaouda
Choquées, les victimes le sont par l’ampleur des personnes touchées et par les dommages qu’elles ont subis. Mais aussi par les profits engrangés par le praticien, dont les revenus mensuels sont évalués entre 65 000 et 80 000 euros. “Le fric, le fric, le fric ! Il n’y avait que ça qui comptait, il s’en foutait des gens. Il s’en vantait en plus de tout ce qu’il possédait”, soupire Messaouda qui, avec sa sœur Nassera également victime du dentiste, a déposé plainte en 2013. “Je ne déboursais pas un centime, la sécu militaire prenait tout en charge. Pour lui c’était tout bénéf. Alors il s’est gavé sur mes côtes”, s’énerve Zin Daham. Farid Zidane pointe comme tous les témoins interrogés, la vitesse de réalisation des soins. “Son cabinet c’était une vraie usine, de l’abattage ! Il pouvait vous recevoir à 6h du matin”, se remémore ce chauffeur-transporteur.
Célérité exceptionnelle
Lionel Guedj a débuté son activité en août 2005 et a été radié de l’ordre des dentistes en 2016. Aux enquêteurs, il assure n’avoir “jamais facturé d’actes fictifs”, ni posé de prothèses sans nécessité médicale. Il explique l’importante fréquentation de son cabinet par ses horaires de travail, de 6h à 19h30. Et par “une célérité exceptionnelle” qui selon lui n’enlevait rien à la qualité des soins : 10 minutes pour dévitaliser une dent, contre deux fois 45 minutes dans les autres cabinets; 15 minutes pour tailler un bridge contre 3 heures ailleurs.
“Ne vous inquiétez pas, c’est moi qui fais les papiers pour la sécu et la mutuelle”, rassurait aussi le chirurgien-dentiste aux patients effrayés par les démarches liées aux soins. L’ordonnance de renvoi signée par la juge Mathilde Bloch, que Marsactu a pu consulter, décrit un phénomène de séduction, voire d’emprise. Samir ne dit pas autre chose. “Il nous mettait en confiance. Rapidement il nous tutoyait, nous offrait le café, nous faisait la bise. Il était capable de vous embobiner, comme le personnage de Leonardo DiCaprio dans Attrape moi si tu peux ! Mais en moins beau.” Le conducteur de car réfléchit: “C’était un peu comme un gourou. Ce gars, il a du sang sur les mains. Il pratiquait une médecine malsaine.”
CMU et tiers-payant
D’autant, pointent les parties civiles que la population ciblée est celle des quartiers les plus populaires de la ville. La patientèle des deux dentistes était constituée à 46% de bénéficiaires de la couverture maladie universelle (CMU) et “98,9% des honoraires du Dr Guedj lui étaient versés directement par l’Assurance maladie” via le tiers payant relève l’enquête. “Il s’est servi de nous. Le 15e c’est un quartier pauvre. Nous sommes des gens simples. Ici, on croit un peu aux miracles”, souffle Messaouda Attalah.
Une ancienne secrétaire du dentiste précise qu’il ne faisait “pas signer les devis par ses patients profitant de leurs faibles capacités intellectuelles ou de leur mauvaise compréhension du français.“
À la souffrance physique endurée s’ajoute la blessure d’avoir été abusés. Dans l’ordonnance de renvoi, une ancienne secrétaire du dentiste précise qu’il ne faisait “pas signer les devis par ses patients profitant de leurs faibles capacités intellectuelles ou de leur mauvaise compréhension du français.” Dans la cabine de son semi-remorque, Farid Zidane hoche la tête, dépité: “Un médecin c’est une autorité. Il est éduqué, intelligent. Il a fait de bonnes études. Et il s’attaquait à des gens qui ne comprenaient pas tout mais qui lui faisaient confiance.” Assise sur son canapé gris, dans sa robe fleurie, Messaouda n’en revient toujours pas. “Toute grande gueule que je suis, je me demande encore comment j’ai pu me faire avoir comme ça, s’interroge-t-elle. Je suis en colère contre moi-même. Et forcément, j’ai honte.”
“Et combien n’ont pas déposé plainte ?”
Cette honte-là, d’autres l’éprouvent. À La Castellane (16e), Saleha énumère les victimes qu’elle connaît. Au bas mot une dizaine, dont sa fille, âgée de 16 ans à l’époque des faits. Parents, proches, amis, voisins, tous fréquentaient le cabinet. “Et combien n’ont pas déposé plainte ?”, soupire-t-elle. Elle assure qu’ils sont nombreux à ne pas avoir osé. Comme le petit frère de Farid. Traité à 20 ans, il n’a presque plus aucune dent vivante dans la bouche, et est trop ébranlé pour engager les démarches.
“Il faisait beaucoup d’actes, posait beaucoup de prothèses par patient. Notamment chez des patients jeunes ce qui nous est apparu choquant”, souligne Frédéric Menasseyre, sous-directeur de la Caisse primaire d’assurance maladie des Bouches-du-Rhône, à l’origine de la première plainte en décembre 2011 qui fédère alors 85 victimes.
Au gré de ce long chemin de plus de 10 ans – l’information judiciaire a été ouverte en janvier 2012 – certaines parties civiles font aussi état de pressions. Des intimidations directes de la part du praticien ou des “menaces” subies par “un intermédiaire” pour obtenir leur silence lors des expertises. Intimidations que le prévenu conteste, même s’il convient avoir appelé le frère d’un patient mécontent “pour arranger les choses”.
“On m’a dit : écoute, il va te réparer tout ça. Mais il faut que tu arrêtes de lui mettre la pression sinon tu vas avoir des soucis.”
Samir
Samir raconte, lui, avoir été approché à plusieurs reprises par des habitants de son quartier. “On m’a dit : écoute, il va te réparer tout ça. Mais il faut que tu arrêtes de lui mettre la pression sinon tu vas avoir des soucis.” Un autre s’étonne : “Comment ça se fait que personne ne lui a éclaté la tête ? Quand on voit les noms des familles parties civiles, il y en a qui sont bien connus dans les quartiers Nord, des noms qui sont liés aux voyous d’ici. Il en a arrosé certains pour être tranquille, c’est évident”.
Samir ne décolère pas de voir que la préméditation n’a pas été retenue contre le Dr Guedj. On le sent à bout, rongé par une décennie d’instruction. Le conducteur de car se souvient des unes des journaux annonçant l’interpellation des Guedj père et fils : “Ça a été à la fois un soulagement et le début d’un long cauchemar”. Dix ans après, Farid n’arrive toujours pas à trouver un dentiste pour soigner sa dentition estropiée : “Quand je leur dis que j’ai eu affaire à Guedj aucun ne veut prendre de risque.”
Des débats éprouvants à venir
Ce lundi, Lionel Guedj comparaîtra libre. “C’est possible qu’un gars qui a mutilé des centaines de gens, comme ça, ne soit pas en prison?”, s’étouffe Messaouda. Le 10 janvier dernier, Samir s’est rendu à l’audience dite de “mise en état” qui détaille les différentes étapes d’un procès de cette envergure : “Guedj était là. Pas dans le box des accusés, mais assis au premier rang, comme le premier de la classe. Il a bien grossi. Il mange ses 5 fruits et légumes par jour, lui ! Alors que moi, j’ai encore des infections partout et pendant 7 ans, j’ai bouffé des antibios matin, midi et soir.”
Plusieurs, comme Zin et Farid, décrivent la “haine qui monte” à l’approche du premier jour du procès. Les débats devraient s’étirer jusqu’au 6 avril. Ils seront éprouvants, ils le savent, et les auditions s’annoncent explosives. “On va pas mentir, on est nombreux a avoir envie de lui péter les dents !”, avance une victime. “Je voudrais qu’il reconnaisse ce qu’il a fait, qu’il s’excuse”, glisse Zin, l’ancien militaire. Messaouda espère, elle, “une lourde peine de prison et la confiscation de ses biens mal acquis.” Au volant de son 44 tonnes, Farid veut comme les autres “une punition exemplaire”. Derrière ce masque qu’il garde parce qu’il “[l]’arrange bien”, le quadragénaire souffle : “Mais est-ce qu’il va morfler autant que nous on a morflé ? Je ne crois pas.”
Commentaires
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vu la rapidité de la justice et de la sécu pour engager des poursuites et la malignité du père et du fils je pense qu’ils ont du préparer leur insolvabilité
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Ce voyou avait aussi une bonne clientèle chez les demandeurs d’asile. L’idéal : puisque ne parlant pas ou peu le français.
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Des sales types , quand on aime l’argent , on fait n’importe quoi.
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Allô ? L’ordre des chirurgiens-dentistes ? Personne n’avait alerté les autorités en voyant arriver dans son cabinet des patients aux mâchoires détruites par ce ratiboiseur de badigoinces ?
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Je comprends l’exaspération et la colère des victimes. Voir ces hommes libres, depuis 10 ans en capacité de planquer des preuves et des biens, c’est révoltant.
Ce que les victimes ont vécu est innommable.
Merci Coralie Bonnefoi pour cet article si bien écrit.
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On confisque tout et en taule,père et fils, seul l argent compte,on parle de sans dents, avec eux s est certain !ils meprisent ceux qui ne sont pour eux que de simples gueux au service de leurs promenades en yacht !à vomir.
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