Ventilo, la fin d’un journal culturel local : “nous avons été naïfs, mais vertueux”
Le journal Ventilo va baisser le rideau. Après un dernier numéro d'été, l'association porteuse de ce média local culturel fondé en 2001 déposera le bilan. Ses fondateurs reviennent sur les raisons de cette mort, et tirent le bilan de 23 ans d'aventures éditoriales riches en émotions.
Damien Boeuf, directeur de Ventilo et Cynthia Cucchi, rédactrice en cheffe. Photo : VA
Il va traîner dans les cinés, les cafés, les théâtres, les magasins encore quelques mois. Et puis, après l’été, ce sera fini. Plus de Ventilo dans la ville et ses alentours. Le journal culturel local s’apprête faire ses adieux. Après 23 ans de bons et loyaux services, ce titre gratuit qui avait fait sa place dans le paysage médiatique marseillais arrive au bout du combat. Le mot n’est pas choisi à la légère. Produire un journal, papier, sans subventions, et qui traite de l’actualité culturelle dans la région, a été, depuis 2001, une lutte quotidienne, expliquent ses fondateurs.
Aujourd’hui, la structure – une association – est financièrement à sec. Ventilo ne tirait ses revenus que de la publicité dans le domaine de la culture, et la ressource ne permet plus de tenir. L’équipe de Ventilo va donc rendre la plume. Mais pas avant un dernier numéro. Prévu pour le 5 juillet, celui s’inscrira dans la continuité du travail abattu jusqu’ici, même s’il sera forcément aussi un peu spécial. Sans en dévoiler le contenu, Cynthia Cucchi, rédactrice en chef, et Damien Boeuf, directeur de ce journal culturel aux couvertures toujours intrigantes et au contenu foisonnant, regardent une dernière fois dans le rétro. Pour Marsactu, ils tirent le bilan de ces années d’aventures éditoriales, avec leurs joies et leurs difficultés.
Vous bouclez le dernier numéro de Ventilo dans quelques jours. Dans quel état d’esprit êtes-vous ?
Cynthia Cucchi : Pour paraphraser quelqu’un de connu, je ne dirais pas que c’est un échec, mais que ça n’a pas marché (rires). Plus sérieusement, nous ressentons un mélange de colère et de tristesse. Je crois qu’en ce qui concerne la colère, le contexte général y est aussi pour quelque chose. Je veux dire par là que Ventilo, c’était notre petit, notre bébé. Mais que même si cette mort nous rend tristes, le contexte global nous met en colère.
Damien Bœuf : Il y a aussi une forme de résignation. Nous avons fait des soirées de soutien, nous sommes passés de l’hebdomadaire au bimensuel puis mensuel, nous avons essayé de faire des économies. Mais nous devons payer notre équipe qui a grandi et aujourd’hui, tout cela ne permet plus notre survie. Aujourd’hui, les recettes de la publicité ne nous permettent plus de continuer. On aurait pu harceler les gens pour décrocher des encarts publicitaires, on aurait pu être plus proches des politiques locaux…
Cynthia Cucchi : … Mais nous préférons rester drapés dans nos convictions. Et cela devenait trop compliqué.
Vous parlez du contexte actuel, pouvez-vous nous expliquer à quoi vous faites référence exactement ?
Cynthia Cucchi : Eh bien, par exemple, je reçois de plus en plus d’articles tout faits. Comme si notre travail n’avait plus de valeur. Comme si chercher un angle, faire un portrait, une interview, ça n’avait aucun intérêt. Une fois, un festival de jazz nous a appelés pour nous dire que l’un de nos articles était trop politique. Mais le jazz est par essence politique. Notre liberté de ton est de moins en moins acceptée. Dans le monde de la culture, l’information est de plus en plus confondue avec la communication.
Alors, pourquoi payer de la publicité dans un journal qui donne son avis, alors qu’il existe tout un tas d’influenceurs qui retranscriront mot à mot ce qu’on leur demande, pour beaucoup moins ?
Damien Bœuf : Dans les structures culturelles, les chargés de communication ont pris un virage. Ils multiplient les supports, avec des contenus sponsorisés, des pages avec du texte, des images, des publireportages. Nous, nous n’avons jamais eu ces pratiques, nous sommes de la vieille école. Entre 2022 et 2023, nous avons perdu 25 % de notre chiffre d’affaires.
Ventilo est né en 2001. Cela fait 23 ans que vous tenez comme ça. Pourquoi est-ce que tout craque maintenant ?
Damien Bœuf : Septembre 2001, quand les tours s’effondrent. Il faut dire que nous avons un certain sens du timing. On va dire que nous sommes raccords avec l’actualité. L’actualité du chaos, des changements d’ère (rires nerveux).
Cynthia Cucchi : Pour répondre à votre question, en fait, nous avons vécu plusieurs crises, nous avons été bénévoles un temps, puis nous nous sommes professionnalisés. Et petit à petit, les coûts ont augmenté.
Damien Bœuf : Nous avons pérennisé les emplois, changé les mi-temps pour des temps pleins, intégré de nouvelles personnes dans la structure. Tout cela, on pensait pouvoir l’absorber. Mais les annonceurs sont restés au même nombre et leur budget a baissé.
De leur côté, les institutions ne nous ont pas soutenus. Le département jamais, la région rarement [par l’achat d’encarts publicitaires, ndlr]. Avec l’ancienne municipalité, nous étions carrément sur liste noire. La nouvelle était plus présente, mais ils ne se sont pas positionnés en sauveurs non plus. Bref, aujourd’hui, on ne peut plus rien faire, nous avons surmonté des crises, fait des campagnes de financement participatif, mais là, on ne voit plus quelle ficelle tirer.
Septembre 2001, donc, les tours du World Trade Center s’effondrent et Ventilo naît. Pouvez-vous nous raconter le début de cette nouvelle ère de votre vie professionnelle ?
Damien Bœuf et Cynthia Cucchi (dont les voix s’entremêlent) : Nous nous sommes rencontrés chez Taktik, le premier city news en France. Quand nous sommes arrivés, c’était la fin, Taktik vivait ses dernières heures. Nous étions moins de dix et nous nous sommes dits “mais nous, on sait le faire, et même, on le fera mieux !” Le but était d’éviter certains écueils, par exemple, la folie des grandeurs. Dix commerciaux, c’était trop ! Surtout qu’à l’époque, il n’y avait pas la même effervescence. En gros, il y avait la Fiesta des Suds, Marsatac, la fête du Panier et basta !
Une autre époque …
Cynthia Cucchi : Durant l’année, notre travail consistait à valoriser ce que faisait la Criée et le théâtre du Gymnase. Je parle d’un temps où les cinémas envoyaient leur programme par fax. Rien à voir avec maintenant, où l’on va moins chercher l’info, car l’agenda est devenu monstrueux, il se passe des tonnes de choses et toute l’année.
Damien Boeuf : Au début, nous avions même des dossiers logement, travail… Mais nous n’avions pas les moyens de les tenir, et petit à petit, nous avons resserré sur la culture. Et puis, Marsactu est apparu [voir la boîte noire au bas de l’article]. Nous faisions aussi des séries littéraires, avec des bénévoles, mais sur la longueur, c’était intenable.
Et pour les bureaux, où étiez-vous ?
Cynthia Cucchi et Damien Boeuf d’une même voix : Dans des squats ! (rires) Au début, quand nous étions bénévoles, nous étions hébergés dans des ateliers de cinéma à la Joliette. Nous travaillions dans un décor de commissariat, où Alain Delon avait tourné, c’était marrant. Et puis, les ateliers ont été détruits. Alors, nous avons été accueillis derrière un web bar, à la Joliette aussi, qui n’existe plus aujourd’hui. On avait des ordis, internet, c’était bien. Et le soir, ils faisaient d’énormes fêtes.
Et puis, nous avons déménagé aux Puces, dans des conteneurs, sans eau… Il ne fallait pas oublier sa bouteille, mais au moins, on avait le chauffage. Nous avons aussi été un temps chez notre ancien rédacteur en chef, et puis, dans un garage, sans lumière, c’était horrible. Le FID nous a aussi hébergés. Bref, on était un journal itinérant, avec le système D dans la peau.
Pour faire un journal, il faut une équipe motivée, une ambition, une ligne éditoriale, dit-on, dans le jargon, des locaux, mais aussi, un imprimeur… Alors que les ventes de papier s’effondrent, comment avez-vous tenu le coup ?
Damien Boeuf : Notre imprimeur historique a fini par mettre la clef sous la porte – il imprimait aussi Taktik et nous a fait une fleur quand nous sommes revenus le voir avec Ventilo. Mais même après cela, nous avons tenu à continuer d’imprimer à Marseille, et pas en Espagne. Nous voulions produire local, et réinjecter dans le local. Nous avons peut-être été naïfs, mais vertueux. Finalement, nous avons été imprimés par La Provence. Même si au début, nous y sommes allés à contrecœur, nous avons trouvé là-bas des équipes qui aiment leur métier d’éditeurs.
Qu’est-ce que vous allez regretter le plus ?
Cynthia Cucchi : Ventilo, c’était devenu notre famille, cette autre famille avec des membres mouvants, des membres que l’on accepte au fur et à mesure. Ventilo, ce n’est pas un objet pour nous. C’est un être vivant, notre enfant. C’est une vie professionnelle dédiée à ça. On vivait au rythme Ventilo.
Damien Boeuf : Même dans notre vie privée, quand on sort, on représente Ventilo.
Si Ventilo devait délivrer un dernier message, ce serait lequel ?
Cynthia Cucchi et Damien Boeuf : Il faut lire le dernier numéro ! Il sera dedans !
En gros, nous aimerions dire que la culture et la presse sont en danger. Que le contexte politique n’a rien de rassurant sur ce point. Nous ne voulons pas imaginer ce qu’il adviendra si le Rassemblement national passe, surtout quand on voit à qui appartiennent aujourd’hui les médias.
Nous aimerions aussi que certains fassent leur examen de conscience par rapport à nous. Les acteurs culturels qui prônent des valeurs avec lesquelles nous sommes d’accord à 100 %, mais qui se comportent ensuite comme des marchands de tapis.
Commentaires
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Salut, c’est Philou…
Merci pour toutes ces années dans l’équipe.
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Encore un journal local qui disparaît.
Taktik, le Ravi…. C’est dommage que toute cette presse pas pareille, qui, si elle n’est pas siphonée par un magnat, (qui de tout façon, s’en fiche éperdument) manque de supports locaux. Moi j’aimais bien vous retrouver en papier ou sur Marsactu, ça nous a donné bcp d’idées. Merci
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Vous allez nous manquer, beaucoup! Bon vent pour la suite de vos trajectoires respectives! Salut et Fraternité!
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Sur la’derniere ligne, “marchands de tapis” reste bien en dessous
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C’est corrigé, merci.
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La fin d’une époque … journal papier, pas de subventions… ne soyez pas tristes mais fiers de votre parcours , fidèle, envers et contre tout, à des valeurs qui vous honorent. MERCI
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