Pour le ministère de la Culture, les trésors des bibliothèques de Marseille sont “en danger”

L'Alcazar, navire amiral des bibliothèques marseillaises. (Photo : BG)

Qu’est-ce qui est le plus terrible : qu’un rapport commandé par le ministère de la Culture sur les bibliothèques de Marseille mentionne la cogestion avec Force ouvrière dès la première page de la synthèse ? Que les inspecteurs dudit rapport aient constaté qu’aucun des ordinateurs à la disposition du public ne fonctionnaient dans aucun site visité en février dernier, faute de mise à jour ? Ou que des livres parfois vieux de plusieurs siècles et conservés à la bibliothèque de l’Alcazar risquent de se couvrir de moisissures ?

Marsactu a eu accès au rapport confidentiel – dans sa version provisoire de juin 2022 – rendu par l’inspection générale de la culture, du sport et de la recherche, instance commune à plusieurs ministères, et qui remplace entre autres l’ancienne inspection générale des bibliothèques.

En 50 pages, le rapport provisoire dresse un portrait creusé à l’acide de l’état du réseau de lecture publique marseillais. Le constat amer ne surprendra personne : comme Marsactu l’avait écrit il y a quelques mois, les bibliothèques ont perdu un tiers de leurs effectifs entre 2004 et aujourd’hui. Et quelque 90 personnes doivent partir à la retraite dans les cinq prochaines années, ce qui porte à 180 équivalents temps plein les embauches nécessaires à court terme.

“Grand danger” pour les fonds patrimoniaux

Mais le plus inquiétant est sans doute que les milliers de manuscrits anciens, dont 144 datent des tout débuts de l’imprimerie, sont à la merci d’un gros orage qui inonderait les sous-sols de l’Alcazar. Les fonds contiennent notamment les archives de l’orientaliste, Pascal Coste, ou de très anciennes cartes de marine, baptisées portulans. Le rapport signale une situation de “grand danger”.

Déjà, en 2004, la Ville avait été contrainte d’évacuer les livres précieux après un épisode pluvieux. En 2005, une infestation de champignons avait suivi un gros orage. En 2020, rebelote : “des moisissures sont apparues dans le magasin 8”.

Dans les réserves du service patrimoine, le climat est beaucoup trop chaud et trop humide, au point que l’hygrométrie dépasse parfois les seuils d’alarme. Le rapport cite ainsi un courrier de l’ancienne conservatrice d’État, partie en 2021 faute de pouvoir assumer pleinement ses fonctions. Juste avant son départ, elle écrit à un correspondant de la direction des affaires culturelles :

“Mercredi 2 juin [2021], l’équipe m’informe que les taux ont dépassé les seuils d’alerte. J’en informe ma hiérarchie par courriel. Depuis l’intervention de l’ingénieur, les taux sont légèrement redescendus, mais ils restent très hauts (près de 55 % d’humidité dans les collections menacées, pas loin de 60 % d’humidité dans le magasin des livres anciens)”

Depuis, la situation est “sous contrôle” mais “le moindre incident climatique à l’extérieur [peut] entraîner une hausse du taux d’humidité déjà très élevé”. Le risque est d’autant plus élevé qu’il n’existe aucun plan d’urgence qui indique la marche à suivre en cas de sinistre.

De treize à quatre agents

À lui seul, ce service méconnu de consultation des livres patrimoniaux illustre la dérive du réseau de lecture publique municipal au fil des décennies. Doté de 13 agents dont deux conservateurs en 2005, le service n’en compte plus que quatre aujourd’hui. La dernière conservatrice d’État du réseau municipal a demandé la fin de sa mise à disposition. Le service n’est donc plus ouvert autrement que par rendez-vous.

Sur ces quatre agents en poste, un seul a moins de 58 ans. Les inspecteurs préviennent : “Si aucun recrutement n’intervient à court terme la mémoire de ces collections patrimoniales va se perdre et sera très difficile à reconstituer ultérieurement“.

Inauguré au début des années 2000, l’Alcazar présente de lourds problèmes d’humidité dans les sous-sols. (Photo : BG)

Force ouvrière à tous les étages

Si l’inspection générale de la culture, du sport et de la recherche a débarqué une nouvelle fois à Marseille, c’est que les bibliothèques y sont “classées”, depuis 1897, au titre des documents rares qu’elle possède. À ce titre, elles devraient pouvoir bénéficier des renforts de conservateurs d’État. Jusqu’à quatre, notait le précédent rapport de l’inspection, en 2012.

Il n’y en a plus un seul depuis le départ de la conservatrice en charge des fonds précieux. Le seul qui reste est le directeur du réseau de la ville, Pierre Chagny, mais il est détaché et non mis à disposition. Pire, il est clairement sur la sellette depuis qu’il est entré dans un bras de fer avec Patrick Casse, cadre de l’Alcazar et délégué FO. Ce dernier fait l’objet d’une “alerte éthique” inédite signée de son supérieur, au titre des risques psychosociaux qu’il ferait subir à ses collègues. Une enquête préliminaire a par ailleurs été ouverte sur des faits présumés de harcèlement suite au signalement du directeur.

Le rapport que nous avons pu consulter dans sa version provisoire de juin 2022 cite à de nombreuses reprises l’influence du syndicat et de son délégué au sein du service. Les inspecteurs mettent en avant “une volonté de nuire” de la part du cadre de Force ouvrière :

“En installant un « système » par lequel la non-appartenance au syndicat majoritaire implique des retards de promotion, des brimades, des violences verbales, etc. Ceux qui sont partis en restent meurtris et parlent toujours avec douleur de ce qu’ils ont vécu”.

À plusieurs reprises, les auditeurs du ministère détaillent la façon dont le syndicat et sa cogestion supposée avec l’administration repose sur un dispositif de promotions et de primes qu’ils estiment irrégulier.

Appel au départ et soutien au directeur

Dans un registre de langue (et un dépassement de fonction) inhabituel pour ce genre de rapport, ils vont jusqu’à demander le départ dudit cadre : “Il est grand temps que cet agent prenne sa retraite au 1er janvier 2023, comme il l’a lui-même annoncé, et que cessent ses multiples ingérences en dehors de son périmètre de responsabilité déjà considérable“.

De la même manière, les inspecteurs montent en défense de l’actuel directeur Pierre Chagny, allant même jusqu’à faire de son maintien en poste un chapitre du rapport provisoire, appelant la nouvelle équipe municipale à “le soutenir et le conforter”. “Cette personne [Patrick Casse] et son syndicat cherchent manifestement à allumer des contre-feux mais l’administration ne doit pas se laisser abuser”, conseillent même les inspecteurs.

“Libre administration des collectivités”

Une suggestion que n’a pas appréciée Jean-Marc Coppola. Dans sa réponse au rapport, l’adjoint à la culture est même cinglant :

“Je m’étonne que la reconduction du directeur des bibliothèques soit explicitement sollicitée, alors même que sont pointés des manquements relevant de sa gouvernance – absence de politique de lecture publique, de pilotage des activités, de projet scientifique et culturel – et que le principe constitutionnel de libre administration des collectivités locales fonde leur capacité à procéder librement à la nomination de leurs agents.”

Dans son courrier, l’élu communiste défend les actions entreprises par le Printemps marseillais : l’embauche de 31 personnes sur les postes laissés vacants, la promesse d’un investissement de 50 millions pour de futures bibliothèques, l’une à la Belle-de-Mai bien avancée et l’autre à la Rose, encore dans les cartons. Il n’a pas souhaité répondre à Marsactu sur les questions soulevées par ce rapport.

Toujours dans cette réponse écrite, l’élu insiste sur le caractère prioritaire de ce chantier, mais le volontarisme politique suffira-t-il face au gigantisme du défi ? Marseille dispose de 0,03 m² de bibliothèque par habitant contre 0,1 à Lyon et 0,07 à Toulouse. Conséquence : les emprunteurs actifs représentent à peine plus de 5% de la population, soit le chiffre le plus faible “de toutes les villes de plus de 100 000 habitants”. Quant aux inscrits, ils dépassent tout juste 8% de la population, contre plus de 25% à Lyon…