Accueil des mineurs isolés : les Bouches-du-Rhône condamnées en bout de course

Décryptage
le 18 Déc 2017
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Débordé par la problématique de l'accueil des mineurs isolés étrangers, le département est régulièrement sanctionné par la justice administrative pour des manquements à ses obligations. Mais la situation est-elle pire ici qu'ailleurs ?

La présidente du département directement interpellée pendant l
La présidente du département directement interpellée pendant l'occupation de l'église. (LC)

La présidente du département directement interpellée pendant l'occupation de l'église. (LC)

Tenu de mettre à l’abri tous les mineurs isolés se présentant à lui, le conseil départemental des Bouches-du-Rhône a vu ses lacunes dans ce domaine exposées au grand public ces dernières semaines. Pour s’expliquer de ne pas parvenir à remplir son devoir de mise à l’abri des mineurs étrangers, ses élus ont pour habitude de pointer l’absence de soutien de l’État alors que la crise migratoire ferait peser sur l’institution une charge en constante augmentation. Brigitte Devesa, élue déléguée à l’enfance évoquait ainsi “une situation d’urgence exceptionnelle totalement ignorée par le gouvernement”, en réaction à l’occupation de l’église Saint-Ferréol fin novembre, brandissant le chiffre de 500 mineurs étrangers pris en charge depuis janvier 2017, ce qui représente une hausse de 250 % par rapport à celui de l’année 2015. Un plan national de compensation des frais par l’État devrait voir le jour d’ici au printemps pour soulager les départements. En attendant, “nous ne sommes pas hors-la-loi”, a pu répéter l’élue interrogée pendant la crise.

Mais au-delà de ces négociations politiques sur les moyens, la responsabilité légale de faire en sorte qu’un mineur, étranger ou pas, ne soit pas à la rue, revient au département, et les tribunaux le lui rappellent très régulièrement. Le département a la charge de l’hébergement d’urgence de toutes les personnes se présentant comme mineures, un rôle qu’elle ne remplit que très peu, via les 35 places dont dispose l’association Addap 13 et quelques nuitées d’hôtel. L’autre pan de cette responsabilité est la prise en charge complète des jeunes reconnus mineurs et isolés par la justice, jusqu’à leurs 18 ans. Et c’est sur ces situations qu’il est le plus attaqué.

Atteinte grave à une liberté fondamentale

Marsactu a notamment pu consulter sept ordonnances rendues par le tribunal administratif de Marseille au cours des six derniers mois, chacune condamnant le département à mettre à l’abri un jeune bénéficiant d’une décision de justice ordonnant son placement (OPP, pour ordonnance de placement provisoire) et toujours à la rue [Lire notre précédent article sur le parcours des mineurs isolés étrangers].

Extrait d’une ordonnance du tribunal administratif de Marseille datant du 28 octobre 2017.

Dans ces sept ordonnances, la défense du département est identique. Résumée dans l’ordonnance par le fait “qu’il n’a pas toujours la possibilité d’exécuter rapidement la décision du juge des enfants en l’absence de places disponibles en structure d’accueil ; que toutefois, il fait toutes diligences pour trouver une solution rapide d’hébergement à chacun des mineurs isolés dont le cas lui est soumis”. Ce à quoi le juge répond immanquablement qu’en “ne prenant pas, dans un délai raisonnable, les mesures nécessaires (…) au motif que les services d’accueil des mineurs du département ne disposent toujours pas de places disponibles, cette autorité a porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté”. Et ordonne donc à la présidente du département de mettre à l’abri le mineur sous 24 heures, ordonnance assortie d’une astreinte variant selon les cas de 150 à 200 euros par jour de retard. Le fait de manquer de moyens ne justifie pas de laisser à la rue des mineurs, dit, en somme, le tribunal.

“À une époque, après une décision du tribunal administratif assortie d’astreinte, le jeune partait directement en foyer, presque à la sortie, aujourd’hui, c’est tellement bouché que cela prend aussi du temps”, observe l’avocate Kiymet Ant, qui a défendu plusieurs jeunes présents présents dans l’église.

D’où vient la saturation du dispositif dans les Bouches du Rhône ?

Ce serait en revanche aller un peu vite en besogne que d’estimer que les Bouches-du-Rhône sont un cas particulier. En témoigne la mobilisation de nombreux élus de toute la France lors dernier congrès des départements de France où Martine Vassal, et bien d’autres homologues, ont vivement interpellé le premier ministre sur le sujet. À cette occasion, la présidente du département a estimé à “20 millions” d’euros, le coût de la prise en charge des mineurs non-accompagnés étrangers par sa collectivité. 60 places ont été créées en juillet 2017, 40 devraient suivre début 2018. On peut y ajouter la soixantaine de place d’urgence ouvertes, à titre provisoire pour le moment, dans l’ancienne maison des solidarités Pressensé, à Belsunce, après la mobilisation dans l’église Saint-Ferréol. Mais cela reste insuffisant.

Pour expliquer la situation de saturation des dispositifs d’accueil, plusieurs facteurs entrent en jeu. Tout d’abord la situation géographique du département, passage quasi obligé pour qui arrive de la frontière italienne et souhaite rejoindre à terme Paris ou l’Angleterre par exemple.

Un grand chassé croisé officiel …

Mais tous les mineurs qu’un département donné doit prendre en charge ne s’y sont pas forcément présentés de prime abord. En observant attentivement les ordonnances du tribunal administratif contraignant le département des Bouches-du-Rhône à mettre à l’abri des mineurs, il est frappant de constater que ceux-ci ont d’abord bénéficié d’une décision de justice du tribunal de grande instance de Gap, dans les Hautes-Alpes. À Gap, le procureur a en effet requis le placement d’un jeune… dans les Bouches-du-Rhône.

La pratique n’est pas fortuite, elle est valable à l’échelle nationale, à travers un système de répartition des mineurs isolés dans tous les départements, entériné depuis 2016. Les parquets sont ainsi invités à faire appel à une cellule au sein du ministère de la Justice qui, grâce à une clé de répartition établie par la loi, calcule les départements les plus en mesures d’accepter de nouveaux mineurs. Au moment de rendre sa décision, le juge peut donc, sur les conseils de cette cellule, choisir le département à qui adresser le mineur qu’il a en face de lui. Et vraisemblablement, le parquet de Gap a reçu comme information le fait que le dispositif des Bouches-du-Rhône était à même d’offrir des places libres. “Depuis la rentrée, on dirait que les données nationales indiquent qu’il y a de la place ici”, constate Me Kiymet Ant. Alors même que, les ordonnances du tribunal administratif en témoignent, ces jeunes ont vécu à la rue à leur arrivée à Marseille.

“À Agen, à Gap, on met ces jeunes dans des trains pour Marseille, et une fois arrivé, il n’y a rien pour eux, constate Anne Gautier, du Réseau éducation sans frontières (RESF). L’Addap 13 se plaint, à juste titre, de ne même pas être prévenue quand d’autres départements leur envoient des jeunes”. Du côté de l’association, en charge du premier accueil et de l’évaluation des mineurs isolés étrangers, on reconnaît en effet que des jeunes arrivent régulièrement, avec en mains l’adresse de leurs bureaux et une ordonnance de placement d’un autre département. “Les collègues des autres départements ne pourraient pas nous prévenir, quand même ?”, peste en off un responsable.

Un rapport sénatorial sur le sujet de la prise en charge des mineurs isolés étrangers publié en juillet 2017 pointe les limites de cette dispersion pensée pour faire peser la charge de façon proportionnelle sur les différents départements. La clé de répartition est en effet calculée à partir du nombres de jeunes accueillis au cours de l’année précédente, et ne tient pas compte de l’augmentation permanente des arrivées. “Les Alpes-Maritimes continuent d’accueillir des jeunes réorientés par d’autres départements sur proposition [de la cellule ministérielle] alors même que ce département prend en charge un nombre important de jeunes interpellés par les forces de l’ordre après avoir passé la frontière”, expliquent ainsi les sénateurs à titre d’exemple.

… mais aussi officieux

Le même rapport cite aussi la problématique des passeurs, particulièrement actifs auprès des migrants mineurs, qui ont su s’adapter aux disparités des territoires. Des départements éloignés des routes migratoires ont pu voir, au cours des dernières années, arriver en nombre des jeunes disposant des coordonnées des services de l’aide à l’enfance qui leur avaient été confiées contre de l’argent. “Il y a un vrai trafic de jeunes, dans toute la France”, s’énerve un responsable éducatif.

Enfin, les routes empruntées par ces jeunes, quand elles ne sont tracées, ni par la justice, ni par les trafiquants, le sont aussi par certains militants. “On est obligés de les mettre dans des trains pour d’autres villes où ils seront mieux pris en charge, on sait qu’ici pour eux, c’est la rue. J’en ai envoyé 13 la semaine dernière”, confiait ainsi une jeune femme présente aux côtés de jeunes dans l’église Saint-Ferréol. Devant l’absence d’hébergement d’urgence dans les Bouches-du-Rhône, les militants encouragent les mineurs à rejoindre des départements comme l’Hérault ou la Côte-d’Or où, expliquait cette militante, une mise à l’abri à l’hôtel pouvait être espérée dès le premier soir. Ou bien des militants disponibles pour prêter un toit. Bref, les migrants mineurs sont jetés, de gré ou de force, dans un grand chassé-croisé à travers la France.

Il est néanmoins difficile de savoir quels départements sont effectivement plus en capacité d’accueillir dans l’urgence des mineurs isolés dans les conditions les plus acceptables. “Dans l’écrasante majorité des cas, les gestionnaires de structures d’accueil sont dans l’incapacité d’héberger la totalité des jeunes demandeurs de prise en charge”, note, peut-être un peu désabusé, le rapport sénatorial. “Dans certains département, il n’y a même pas besoin d’interventions d’un avocat pour qu’un jeune soit placé, mais dans d’autres, ça se passe tout aussi mal”, estime Me Kiymet Ant à partir des échos de ses confrères.

La protection de l’enfance, confiée par l’État aux départements et donc forcément inégale sur l’ensemble du territoire, court comme elle peut pour rattraper ses retards, variant au gré des volontés politiques. Dans le même temps, l’arrivée de jeunes, fuyant les conflits ou envoyés par leur famille pour vivre une vie meilleure, été comme hiver, ne semble pas près de ralentir.

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Commentaires

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  1. marseillais marseillais

    Bravo Lisa Castelly d’affronter un tel sujet pas facile à étudier en toute objectivité règlementairement et juridiquement.

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  2. neomars neomars

    Le modernisation de l’action publique ne semble pas prête d’arriver dans certains domaines …

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  3. Juliette Juliette

    Merci pour cet article!

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