[L’été à la Valentine] Derrière le centre commercial, le village oublié

Série
le 27 Août 2022
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On la connaît pour ses magasins à perte de vue, ses embouteillages et ses fast food. Centre commercial avant tout, La Valentine n'en demeure pas moins un lieu de vie pour des milliers de Marseillais. Pendant l'été, loin des touristes, Marsactu arpente la zone. Pour le dernier épisode, promenade dans le noyau villageois historique qui vivote derrière les hangars de la grande distribution.

Au cœur de la Valentine, le parvis devant l
Au cœur de la Valentine, le parvis devant l'église tient lieu de place du village. (Photo : LC)

Au cœur de la Valentine, le parvis devant l'église tient lieu de place du village. (Photo : LC)

Juchée sur les chaises hautes d’une chaîne de poulet frit, le regard se promène. Par-delà les jeux pour enfants chauffés à blanc par le soleil, les entrepôts se dessinent derrière les files ininterrompues de voitures. C’est la zone telle qu’on la connaît. Mais entre deux baies vitrées, une autre carte postale s’invite. Le groupe du Kentucky a cru bon, dans une intention un peu désespérée de faire couleur locale, de coller des clichés en noir et blanc. Nulle photo du Vieux-Port, si loin, à 14 kilomètres de là. Non, c’est le vieux village de La Valentine, sa “place Louis Sacoman”, son “église Saint-Valentin” ou encore son “stade de la Jouvène”, qui sont érigés en références incontournables censées ancrer le fast-food dans une lignée 100 % 11e arrondissement.

C’est pourtant bien vrai, avant d’être une zone commerciale de plus de 100 hectares arrimée à l’autoroute A50, La Valentine est un des 111 villages marseillais. Et compte des villageois, un peu moins de 4000, attachés aux quelques ruelles épargnées par l’urbanisation dévorante, avec la place du clocher, le PMU et le bureau de poste, coincés entre les entrepôts et les zones pavillonnaires.

Au départ du fast-food, on emprunte donc l’avenue César-Boy, qui s’échappe du rond-point pour trouver une artère assez typique des quartiers excentrés de la ville : une deux-voies qui serpente entre des trottoirs trop fins, pour ensuite déboucher sur un autre rond-point. Un arrêt de bus signalé par un panneau esquiché nous le confirme : ici c’est La Valentine, la “vraie”, l’authentique. On atteint la place du village et son église centrale. En effet, on y est.

L’avenue César-Boy relie la zone commerciale au cœur du village. Elle longe la brasserie Heineken. (Photo : LC)

“C’est un village qui meurt”

Autant le dire d’emblée, le cœur de La Valentine ne bat pas bien fort. Et passées les trois rues qui forment son squelette, les lotissements prennent le dessus. “Au village, il y a pas d’endroit mythique, nous avait prévenue Florian, le livreur Uber eats natif du cru. Le bar, à la rigueur. Même mon grand-père, il y allait !” On pousse la porte du PMU. Tanqué à l’angle du carrefour, il fait face à l’imposante brasserie implantée là depuis 150 ans et qui produit aujourd’hui un quart de la production de Heineken française. Jadis nommée “brasserie du Phénix”, on aperçoit des traces de ce passé sur les murs du bar-tabac, à travers plusieurs écharpes du club de foot local, le CAM Phénix Valentinois.

On ne le devinerait pas de l’extérieur, mais cet après-midi d’été, le bistrot est certainement l’endroit le plus vivant du coin. Dans le fond de la pièce climatisée, des éclats de voix émanent d’une partie de contrée survoltée entre des hommes quinquagénaires et au-delà. Derrière le zinc, Jo Taibi, propriétaire depuis quelques années, répond à nos interrogations d’une traite : “L’été à La Valentine ? Les gens profitent de la piscine dans les villas privées. Ça fait des barbecues, et sinon ça travaille”. 

À ses côtés, “Michou” est bien plus bavard. Lui se décrit comme un pilier de l’établissement. Il travaille ici depuis les années 80 et rappelle à intervalles réguliers qu’il est né au 281, route des Trois-Lucs-à-la-Valentine, c’est-à-dire à même pas 50 mètres. Il cite “les légendes” qui ont fait l’histoire du bar-tabac comme l’ancien propriétaire qui lui a tout appris, et l’assure : “pour être d’ici, il faut y être né”.

Jo et Michou font tourner le PMU du quartier depuis des années. (Photo : LC)

Depuis son poste d’observation, le gouailleur a vu le quartier perdre de sa vitalité. Accoudé en face de lui, Thomas Kacel, le poissonnier du village vient de finir sa journée. Il acquiesce. “Le village, c’était mieux avant. Ce qui a disparu, c’est les petits commerces. C’est un village qui meurt”, déplore-t-il. De tête, il convoque les enseignes perdues : le primeur, le marchand de journaux, le fleuriste et puis deux boulangeries sur quatre qui ont tiré le rideau, tout comme les bouchers, dont un seul a survécu. Devant sa nostalgie affichée, il est rappelé à l’ordre par le barman : “qu’est-ce que tu parles du village qui va pas bien, tu devrais valoriser ton commerce, ensuqué que t’y es !”. Spécialiste du plateau de crustacés et ancien meilleur ouvrier de France, le poissonnier ne s’inquiète pas trop pour ses affaires. “Ma clientèle vient de partout, je suis tranquille”, reconnaît-il.

Plus d’agences immobilières, moins de commerces

Entre deux remontrances aux habitués, Michou partage une observation, à gros traits, au sujet de l’artère principale : “En un an, sept ou huit agences immobilières ont ouvert”. Car si le village semble figé dans le temps, tout autour, les résidences et les villas ont poussé comme des champignons. “Ça construit. Le quartier, c’est devenu riche”, soupire celui qui préférait certainement l’époque où les ouvriers de la brasserie et des usines alentours remplissaient le PMU. Et puis les agences immobilières, ça n’ajoute pas beaucoup de lien social entre les gens.

Les petits commerces se raréfient et les agences de service prennent la place. (Photo : LC)

La Valentine à l’étude

La Ville de Marseille, notamment, s’est penchée récemment sur les difficultés vécues par les noyaux villageois à travers une étude portant en grande partie sur le 11e arrondissement, réalisée par le cabinet de conseil AID Observatoire. La Valentine y a droit à un chapitre dédié. On y découvre entre autres que, dans le village, les services représentent aujourd’hui 45 % de l’offre commerciale globale, avec trente enseignes. En dix ans, les commerces ont quant à eux chuté de 40 % à 18 % de l’offre. Seuls les restaurants, hôtels et cafés ont l’air de se maintenir, ils représentent 26 % de l’offre, avec 17 entités.

Parmi les autres points faibles pointés par l’étude, un déficit d’espaces publics, dans un contexte où la “polarité fortement routière (…) laisse peu de place aux piétons”. La zone est repérée parmi celles où un périmètre de sauvegarde doit être mis en place afin que la Ville puisse intervenir sur les transactions immobilières.

Dans le noyau villageois de La Valentine, les commerces alimentaires sont minoritaires. Les enseignes de service ou liées à l’hygiène ou à la santé ont pris le dessus. (Carte extraite de l’étude réalisée pour la Ville de Marseille par le cabinet AID observatoire)

Contrairement à d’autres noyaux villageois marseillais, La Valentine a tout de même quelques atouts qui prouvent qu’elle n’est pas vraiment en train de sombrer. Le taux de locaux commerciaux vacants est extrêmement bas, à un niveau de 5 %, quand il est de 25 % en moyenne dans les quartiers semblables. Et surtout, le niveau de vie du coin est nettement supérieur à celui du reste de Marseille. Selon des chiffres de l’Insee datant de 2019, les Valentinois gagnent en moyenne 25 030 euros par an, quasiment 5 000 euros de plus que la moyenne des Marseillais. Et parmi eux, on ne compte que 9 % de ménages dits “modestes”, contre 22% ailleurs. En bref : l’offre commerciale n’est peut-être pas très variée, mais les habitants ont de quoi dépenser. Dernier aspect souligné par l’étude, la proximité de la zone commerciale est plutôt vue comme un atout pour susciter du passage que comme un désagrément.

“Avant, c’était que des champs, mais c’est pas dérangeant”

Gérante d’un institut de beauté sur l’artère principale, Caroline illustre parfaitement ce paradoxe. À ses yeux, son commerce ne pâtit aucunement du voisinage de la zone. “Ils ne font pas ce qu’on fait”, lâche-t-elle non sans fierté en listant les cures minceurs sophistiquées qu’elle propose et qui connaissent un grand succès à cette période de l’année. Elle explique pouvoir compter sur une clientèle “très bouche-à-oreille, très locale”. Comme beaucoup de nos interlocuteurs, elle ne reproche pas du tout aux grandes enseignes d’affaiblir le centre du village.

“La zone s’étend de plus en plus, reprend cette native du quartier en tirant sur une cigarette devant sa vitrine. Avant, c’étaient que des champs, mais c’est pas dérangeant. Pour faire des courses, on y trouve tout”. Une tendresse qui se lit jusque dans le vocabulaire toponymique. Pour indiquer une adresse, on se réfère ici au nom des enseignes plutôt qu’à celui des rues : “j’habitais derrière Leroy Merlin”, “j’ai grandi là où il y a Cultura maintenant”.

La principale artère du village est avant tout un lieu de passage routier. (Photo : LC)

Au sujet du cœur de quartier, l’élégante quadra ne s’inquiète pas du manque de diversité des commerces mais déplore simplement “la rue très bruyante”, la place centrale “qui perd son charme” et le bar “qui ramène une clientèle pas très distinguée”. Appartenant à un milieu aisé, elle souhaite avant tout préserver “la vie de petit village”. Du centre de Marseille, elle ne veut plus entendre parler. “J’y mets pas un pied sauf pour [la marque d’équipement de luxe,ndlr] Fusalp quand on va au ski, ou Vuitton”, lâche-t-elle, fustigeant de sa voix douce “la faune et la flore” qui selon elle rend la ville infréquentable.

Si les Marseillais d’en-ville prennent plaisir à moquer la Valentine, qu’ils prononcent en appuyant sur le “tch”, les Valentinois le leur rendent bien. Aussi en votant très différemment : à la présidentielle, sur les quatre bureaux de vote du quartier, trois ont porté Marine Le Pen en tête, avec un pic à 63,31 % au second tour dans celui de l’école élémentaire.

Un petit groupe de retraités passe devant le salon de beauté en file indienne. C’est l’heure de la fin des activités au centre communal d’action sociale (CCAS), hébergé dans le bureau municipal de proximité. “C’est l’un des seuls endroits qui suscite du passage. Celui qui emprunte cette rue, soit il est d’ici, soit il est perdu !”, rigole Caroline non sans une pointe de satisfaction. Ici, on mène une vie protégée de tout, à l’abri du centre commercial.

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Commentaires

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  1. Pussaloreille Pussaloreille

    La Valentine décrite dans l’article illustre le destin de tellement de quartiers à Marseille (ou ailleurs !) que c’en est bien tristounet. C’est vrai que la multiplication symptomatique, dans la ville, des agences immobilières est absolument effarante. Merci d’évoquer à ce propos la notion de lien social qui fait toute la noblesse du métier de commerçant. Dans les grandes enseignes et centres commerciaux, parfaitement avertis des besoins du chaland, on parle d’animation et on veille à ne pas négliger les activités et services attractifs. Ça ne remplace pas le contact avec un Commerçant qui vous reconnaît… mais ça marche, comme vos articles sur la galerie en témoignent. Le consommateur français semble curieusement totalement inconscient du pouvoir de ses choix quotidiens et de son porte-monnaie, c’est dommage.

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  2. Marie Simon Marie Simon

    Ce quartier, ça été la vache à lait de Gaudin. Construction de lotissements à saturation sans aucun investissement public: pas de bibliothèque, pas de piscine, pour l’éducation on compte surtout sur le privé parce que ni le collège, ni les maternelles ou primaires n’ont suivi l’augmentation de la population, la voirie n’en parlons pas: aucune des routes n’étaient adaptées à une telle augmentation du trafic, pas de pistes cyclables bien sur, transport en commun en peau de chagrin: le 50, le seul un peu rapide,qui descend sur le centre via l’autoroute s’arrête à la fermeture du centre commercial, tant pis pour les habitants. Il y a tout de même le 12 qui tient jusqu’à 21h (simple coincidence? il désert la clinique de Muselier). Malgré tout ça, ce quartier c’est aussi celui de petits coins de nature bien cachés, inconnus de la plupart des Marseillais. Et ça c’est un vrai régal.

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