[L’été à la Valentine] Grands magasins et petites mains

Série
le 8 Août 2022
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On la connaît pour ses magasins à perte de vue, ses embouteillages et ses fast-food. Centre commercial avant tout, La Valentine n'en demeure pas moins un lieu de vie pour des milliers de Marseillais. Pendant l'été, loin des touristes, Marsactu arpente la zone. Deuxième épisode au côté des travailleurs, contraints eux aussi de s'adapter aux nouveaux modes de consommation.

Un livreur attend que son application lui propose une course sur le secteur. (Photo : LC)
Un livreur attend que son application lui propose une course sur le secteur. (Photo : LC)

Un livreur attend que son application lui propose une course sur le secteur. (Photo : LC)

Quand beaucoup de Marseillais bullent à la plage ou ont carrément fait leur valise, à La Valentine, été comme hiver, la grande fourmilière qu’est la zone commerciale doit tourner. Et donc maintenir la main d’œuvre présente en nombre, même si l’affluence tend à fluctuer au creux de l’été. Sous un soleil de plomb, on repère aisément Kenza et Cédric à leurs uniformes de vendeurs : chemises blanches manches longues et pantalon noir malgré la canicule. D’un coup de voiture, ils ont quitté la galerie marchande du Géant où ils travaillent pour un opérateur téléphonique et passent leur pause au fast-food, à quelques ronds-points de là.

“La Valentine, c’est très différent de Marseille, c’est plus calme”, observe Cédric, natif du 12e arrondissement voisin. “Quand tu travailles ici, tu sors, tu fais tes courses, c’est pratique”, prolonge sa collègue, qui a, elle, grandi en région parisienne. “Et puis c’est agréable, les gens ont des sous à dépenser”, sourit Cédric, en bon commercial.

Cédric travaille dans la galerie marchande du Géant Casino. (Photo : LC)

Les derniers chiffres de l’Insee commencent à dater mais, en 2014, on comptait 4000 salariés à La Valentine, en faisant l’une des zones de concentration d’emplois les plus importantes de la métropole, hors centre-ville. Ils sont vendeurs, conseillers, caissières, magasiniers, vigiles, serveurs, esthéticiennes, nettoyeurs de voiture, mécaniciens, femmes de ménage, ouvriers… et convergent tous les jours depuis tout Marseille et le reste du département pour y prendre leur service.

Sans surprise, quand on les interroge à la volée, beaucoup vantent le calme de la zone, sa clientèle aisée ou offrent leurs dernières estimations au doigt mouillé sur la fréquentation actuelle, jamais les mêmes que celle du voisin. On pointe les embouteillages monstres à l’approche de Noël, les galères de transports en commun pour être à l’heure. Ou comme Allison, rencontrée lors du premier épisode de cette série, on peste contre l’impossibilité de faire une pause cigarette quand on tient la boutique seule pendant sept heures d’affilée, à l’intérieur d’une galerie marchande couverte où il ne serait pas bien venu de s’en griller une en restant devant l’entrée. On parle plus pudiquement des payes “pas mirobolantes”, rarement beaucoup plus que le SMIC, la norme dans la grande distribution.

Les livreurs Uber de la zone

“À la Valentine, l’été, y a la clim”. Saphir reprend ce refrain déjà entendu, alors qu’il est l’un de ceux qui en profitent le moins. Avec deux autres collègues en short-claquettes, il traque l’ombre à l’entrée du drive du KFC, appuyé contre un grillage. Le scooter est prêt à démarrer dès que l’appli Uber eats bipera. Pour un livreur de petits plats, La Valentine, c’est un peu le paradis. “C’est une zone stratégique, confirme Florian, lui aussi affilié à l’appli. Y a le McDo, Waffle Factory, Burger King, Vapiano, Pitaya, Poké, Paul, puis le corner avec 15 000 noms, là”. La liste semble sans fin et largement suffisante pour attiser les appétits d’une clientèle étalée dans tout l’Est Marseillais, jusqu’au bas des quartiers Nord.

L’heure du déjeuner commence à s’éloigner, le téléphone ne bronche plus, alors les discussions s’étirent. Travailleurs indépendants au service des grandes enseignes, ils illustrent par leur présence l’adaptation des géants économiques aux nouveaux modes de consommation. Les gens préfèrent engloutir leurs whoopers et frites cheddar-bacon dans leur salon ? Qu’à cela ne tienne, c’est la zone qui vient à eux.

En novembre, j’ai fait des 90 heures par semaine, ma femme, elle me reconnaissait pas.

Florian, livreur Uber eats

Avec d’autres, ils forment un petit collectif informel uni autour de la tchatche, mais surtout du boulot. “On est là pour faire des sous”, sourit-il. Lui se fixe un objectif de 150 euros par jour, quand ses camarades s’en tiennent plutôt à 100. “On a l’essence et les impôts : si on fait pas du chiffre, on gagne moins que le SMIC, cadre Florian. Alors on fait des grosses journées mais on peut pas faire tout le mois à ce rythme. En novembre, j’ai fait des 90 heures par semaine, ma femme, elle me reconnaissait pas. J’étais un zombie.” Un “toudoudoum” retentit sur un téléphone. C’est celui de Thomas, le troisième larron. Une commande qui va lui rapporter 5 euros 23, et lui prendre un peu moins d’une demi-heure. Bonne nouvelle : le client souhaite manger KFC, pas besoin d’aller bien loin pour récupérer le paquetage.

Florian et Saphir attendent que l’application leur confie une nouvelle course. (Photo : LC)

Lui et Florian truandent un peu : ils effectuent leurs livraisons en voiture, contrairement aux règles de l’appli. “Vers la Treille, les Camoins, sur les chemins de terre, c’est la galère quand tu livres en scooter”, se défendent-ils. Bien sûr, les embouteillages ont plus d’impact, mais “quand on connaît, on coupe par derrière et ça va”, se vante un brin ce pur produit de La Valentine. Saphir, lui, reste fidèle au deux-roues. Pas sans conséquence : il pointe sur ses jambes trois cicatrices de la taille d’une pièce de deux euros au moins. “Et j’ai aussi deux plaques, ricane-t-il un peu jaune. Quand on me demande je dis que je me suis fait tirer dessus !”. La réalité est plus prosaïque : un accident durant une livraison.

Pas de quoi faire renoncer cet ancien coach sportif. “Quand on a gouté à ça, on peut pas retourner au patronat, appuie Florian, ancien commercial. On se lève quand on a envie de bosser ou pas, sinon on va à la salle à la place. On est entre copains, on rigole.”

Coller à l’époque

Dans les galeries et les grandes enseignes en revanche, pas de doute, les règles sont toujours dictées par “le patronat”. Marc Pietrosino ne dira pas le contraire. Il représente la CGT à la Fnac La Valentine, ainsi que dans l’ensemble de la vallée de l’Huveaune. “Les enseignes veulent à tout prix s’adapter à internet et transformer les magasins en relais colis”, souffle le délégué syndical devant un Perrier dans le bar-tabac de la galerie. Le click and collect accapare désormais la majorité du temps des vendeurs, détaille-t-il, que ce soit pour les produits réservés en ligne ou pour les livraisons de commandes effectuées sur le site. “La difficulté c’est d’être tout le temps interrompu dans les tâches, poursuit-il. Faire du conseil c’est beaucoup plus intéressant, c’est du véritable échange avec les clients, alors que quand on a des gens qui arrivent en présentant un code-barre, ça donne l’impression d’être un peu robotisé”. 

La difficulté c’est d’être tout le temps interrompu dans les tâches.

Marc Pietrosino, CGT

Les grands magasins de la zone semblent tous partager une réalité : le nombre de salariés fond d’années en années. “À l’ouverture de la Fnac en 2006, on était 80, aujourd’hui on est une quarantaine pour la même surface, et avec plus de tâches”, souligne Marc Pietrosino. Les embauches estivales pour pallier les départs en vacances ne représentent plus la norme et dans ces périodes, c’est aux salariés permanents de faire face aux flux de clients, assez imprévisibles.

Fin de l’opulence pour les grandes enseignes

Le Géant Casino, mastodonte de la Valentine avec ses 4500 mètres carrés, en offre une bonne illustration. Moins de 300 salariés y sont affectés aujourd’hui, contre 500 il y a dix ans, voire même mille dans les années 80, si l’on en croit la CGT. Ici aussi, on a plaqué les évolutions du numérique sur l’organisation du travail : les caisses automatiques sont désormais majoritaires (34 sur une cinquantaine), et des équipes très jeunes s’activent à remplir des listes des courses en dix minutes chrono pour le service Drive, qui prend de l’ampleur.

Les caisses automatiques sont aujourd’hui majoritaires au Casino de la Valentine. (Photo : LC)

“On reviendra jamais à ce qu’on était avant, soupire avec nostalgie Michel Feniou, délégué CGT du magasin et entré ici en 1984. À une époque, on était 36 pour l’électro-ménager, la Hi-fi, les télés, aujourd’hui on est trois et demi. Et là, c’est les vacances alors…”. Cet après-midi-là, justement, il est seul pour mettre en place une braderie et étiqueter les produits en promotion alors que les clients commencent déjà à affluer.

Un cadre débarque pour lui filer un coup de main et prend la conversation au vol. “Moi, je trouve que Casino essaye d’évoluer, je suis optimiste”, rétorque Julien*, 34 ans, dont 15 au sein du groupe. La climatisation, encore elle, fait des siennes et la concentration n’est pas à son maximum. Alors entre deux clients chargés d’interrogation sur le dernier modèle de téléviseur en promo, les collègues, membres de syndicats différents, débattent avec deux modèles générationnels bien différents en tête.

À la grande époque, les gens ne voulaient pas tout, tout de suite.

Julien*, cadre chez Géant Casino

“Vous, vous avez connu la grande époque, mais tu parles d’un temps où il n’y avait pas l’informatique ! Vous faisiez les étiquettes une par une, les hôtesses tapaient les codes à la main, c’est vrai que ça devait être beau, j’aurais aimé connaître ça, mais c’est fini, c’est un autre monde ! Et puis les gens ne voulaient pas tout, tout de suite”, envoie Julien devant Michel, un peu perdu face à ces nouveaux consommateurs qui préfèrent les plus petits commerces ou l’achat en ligne sans l’aide d’un conseiller.

Avec l’avènement de la vente en ligne, l’avenir des zones commerciales questionne les salariés. (Photo : LC)

Le groupe Casino distille au compte-gouttes des informations à ses salariés sur des changements d’ampleur pour les prochains mois, source de beaucoup de spéculations. “On est morts”, lâche le cégétiste. “Mais non, on n’est pas morts”, veut croire son jeune collègue. Aux premières loges, les salariés s’interrogent forcément sur ce à quoi ressembleront leurs métiers dans quelques années. Avant de reprendre son service au rayon librairie de la Fnac, Marc Pietrosino partage son sentiment aux allures de prophétie. “Je pense que des centres commerciaux entiers vont fermer. Avec les générations qui viennent, les gens ne se déplaceront plus pour payer plus cher ce qu’ils peuvent trouver en ligne. Moi, je suis persuadé que dans 20 ans, on aura des friches commerciales comme on a eu des friches industrielles”. Avec La Valentine en immense vestige d’une époque d’hyperconsommation révolue ?

*Le prénom a été changé à la demande de l’intéressé.

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Commentaires

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  1. jacques jacques

    C’est tellement calme qu’on y entend très bien les règlements de compte pas plus tard qu’hier.😎

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