Françoise Nyssen, Jean-Paul Capitani et compagnies

Enquête
le 2 Juil 2018
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Ce lundi, Françoise Nyssen vient inaugurer les Rencontres de la photo dans sa ville d’Arles. Sur la place publique, la ministre de la culture a gardé le prestigieux nom de son père, fondateur des éditions Actes Sud. Pourtant Françoise Nyssen et son mari Jean-Paul Capitani sont indissociables. Les révélations du Canard ont jeté une lumière froide sur la manière dont le couple s’affranchit des règles d’urbanisme et de protection du patrimoine. Marsactu s’associe à l’Arlésienne qui a consacré une longue enquête à l’influence de Capitani-Nyssen sur la ville.

Jean-Paul Capitani et Françoise Nyssen, sur le marché d
Jean-Paul Capitani et Françoise Nyssen, sur le marché d'Arles. photo : Eric Besatti.

Jean-Paul Capitani et Françoise Nyssen, sur le marché d'Arles. photo : Eric Besatti.

À Arles, sur le marché ou la place du Forum, on dit souvent que Capitani possède la moitié de la ville. Né dans une famille d’immigrés italiens, maçons ou agriculteurs qui avait constitué petit à petit un patrimoine immobilier important, Jean-Paul Capitani a épousé avec Françoise Nyssen un destin culturel. Le symbole de cette union : le Méjan, un pâté de maison au bord du Rhône qui abrite Actes Sud : les éditions, la librairie, les cinémas ; un hammam, un restaurant et une salle de spectacle : la chapelle du Méjan où la ministre doit se rendre ce lundi. Avec ses 150 employés environ basés à Arles, Actes Sud est un des plus gros employeurs de la ville.

C’est peut-être cette importance dans l’économie locale qui incite le couple à ne pas se soucier des règles comme des citoyens lambda. Depuis 2011, les bureaux et la librairie sont visés par un « avis défavorable à la poursuite de l’exploitation », mais tout le monde s’en fout là où d’ordinaire, les autorités auraient fermé l’établissement. Pour les travaux d’agrandissement (de 180 m² à 636 m²) d’Actes Sud réalisés en 2011, le couple, l’un propriétaire des locaux, l’autre présidente de l’entreprise, n’a pas pris la peine de déposer un permis de construire, comme le révélait le Canard enchaîné du 20 juin dernier…

Ce n’est qu’un exemple parmi les nombreuses irrégularités de construction vis-à-vis du règlement d’urbanisme en secteur sauvegardé. Olivier Blanc, l’architecte des bâtiments de France, – organisme dépendant du ministère de la Culture chargé de faire respecter les règle de protection du patrimoine – « adresse une missive gratinée à Capitani », publie le Canard la semaine suivante.

En cause : des élévations pour d’autres travaux dans les bureaux non conformes au permis de construire, des poses de climatiseurs en façade pourtant interdits en secteur sauvegardé. Ou la pose de fenêtres non autorisées sur le clocher du Méjan… Ça fait un peu tache pour une ministre de la Culture chargé de prendre soin du patrimoine. Depuis novembre, le couple a déposé une demande d’autorisation de travaux pour rattraper le coup. D’ici la fin de l’année, Jean-Paul Capitani doit installer des portes coupe-feu dans tous ces bâtiments.

‘’Jean-Paul fait son cinéma’’ agace la mairie

À 73 ans et 24 sociétés en gestion, Jean-Paul Capitani est de ceux qui font la ville. Et dans l’espace public, il faut savoir user d’influence et de stratégie. « En 1996, un opérateur voulait installer un multiplexe sur l’emplacement de l’actuel collège Frédéric-Mistral », se souvient David Grzyb, jeune adjoint de la majorité Vauzelle à l’époque, aujourd’hui conseiller municipal délégué à l’urbanisme. Et alors ? Jean-Paul Capitani va voir Michel Vauzelle « et le décourage d’accepter en mettant dans la balance les emplois d’Actes Sud ». A ce moment-là, Jean-Paul Capitani argumente et vient en mairie, escorté d’un architecte. « Il dit stop parce qu’il disait avoir un projet. Il déroule les plans d’un cinéma à la Croisière sur le boulevard Victor Hugo », se souvient Christian Mourisard, élu au patrimoine de la ville d’Arles. Au final, vingt ans plus tard, les Arlésiens vont toujours à Nîmes ou Avignon pour trouver des grandes salles de cinéma.

Rebelote en 2014, quand Patrick Chauvin, le premier adjoint, arrive avec des investisseurs intéressés pour installer un cinéma multiplexe sur la ZAC des Minimes, des terrains à bâtir à côté des Ateliers. « Cette fois-ci, il a fait jouer un gros atout de sa manche, dévoile David Grzyb, puisque c’est Mustapha Bouhayati, directeur de la Fondation Luma, qui a écrit au maire d’Arles pour dire : “nous, on va le faire le cinéma avec Jean-Paul Capitani”. Voilà c’était en 2014, on est en 2018…” 

Qu’est-il advenu de l’idée de partenariat avec la fondation Luma ? Jean-Paul Capitani et Maja Hoffmann, tous deux propriétaires des anciens ateliers SNCF n’ont jamais réussi à se mettre d’accord. Le cinéma ne verra jamais le jour et Capitani cherche désormais à se retirer de l’espace et vendre l’ancien magasin électrique, une halle dans les Ateliers achetée 800 000 euros fin 2013 lors de la vente du site par la Région. Quand on lui rapporte les analyses des élus, sur le fait qu’il ait usé de toute son influence pour garder la main sur les projets de cinéma à Arles, M. Capitani hausse d’un ton : « Écoutez, moi je suis né ici, j’ai pas l’intention de partir à cause d’eux et je pense qu’ils partiront avant moi. Ils ne m’ont jamais proposé de participer. »

Le mépris des institutions ?

M’enfin, cette façon de parler ! Ça en dit long sur la qualité des relations entretenues avec les élus ? « Elles ne sont pas mauvaises, c’est une relation factuelle. Quand je discute avec un banquier, c’est un mec avec une fonction, pour moi ce n’est pas un être humain. J’ai besoin de fonctionner, je fonctionne avec lui et je le traite honnêtement et s’il me traite honnêtement, ça va bien. S’ils n’ont pas de vision, moi je leur dis qu’ils ont une vision de merde. » Jean-Paul Capitani, un impertinent faisant face aux conséquences.

Voilà qui a le mérite d’être clair. Mais même s’il se défend d’être positionné dans la vie politique de la ville, il a quand même son avis sur les choses et il ne s’en cache pas. Quand il entend parler d’un projet de casino et d’hôtel de luxe sur les quais de Trinquetaille ? « Ils vont faire ce qu’on appelle bétonner un front de Rhône, la plus belle vue de la ville d’Arles. Vous vous dites, “non mais je rêve”. Qui va venir à un casino à Arles ? Alors que la moitié de la population ne paye pas d’impôts. »

Posé dans ses bureaux du Méjan, celui qui a remplacé Françoise Nyssen à la présidence d’Actes Sud depuis sa nomination croit en « l’initiative privée » pour la destinée d’une ville. Et de façon générale. Il prend exemple sur la collection Domaine du possible des éditions Actes Sud, qui présente des initiatives visant à changer le monde action après action. « Si on attend d’avoir les subventions ou d’autres choses, on va attendre longtemps. Du coup, vous commencez à faire ce que vous croyez intelligent et vous le mettez en pratique. Pour ce lieu ici [le Méjan, ndlr], c’est moi qui l’ai aménagé, l’église c’est moi qui l’ai achetée, ils ne m’ont pas prêté un centime. » Ah bon ?

Une habileté politique

Alors, Jean-Paul Capitani serait-il ingrat ? S’il affirme ne rien devoir à la mairie et considère les collectivités comme un outil, son sens politique a permis les soutiens de tous les partis depuis plus de 30 ans. Il était en même temps proche du maire RPR Jean-Pierre Camoin dans les années 80 et du socialiste Michel Vauzelle, qui prendra la mairie en 1995 avant de prendre la présidence de la région pour plus de dix-sept ans jusqu’en 2015. L’église dont Jean-Paul Capitani revendique l’achat et l’aménagement sans aucune aide, c’est la chapelle du Méjan. Il s’en est porté acquéreur en 1985 et elle accueille aujourd’hui le lieu des activités musicales et de lectures d’Actes Sud. Euh pardon, de l’association du Méjan, fondée par Jean-Paul Capitani et Françoise Nyssen et présidée aujourd’hui par Michel Rostain, auteur édité par la maison. Et cette association ne manque pas de subventions.

La Ville a voté une subvention de 74 000 euros cette année, ce qui en fait une des associations culturelles les plus soutenues de la commune. Sans parler des autres collectivités, le tout depuis plus de 20 ans. Prenons 2007 par exemple : 160 000 euros de la Région, 67 000 euros du Département, 73 700 euros de la Ville et 31 000 euros de la DRAC, le ministère de la Culture en région. Côté privé, cette année-là, les éditions Actes Sud mécénaient l’association à hauteur de 30 000 euros.

L’astuce, c’est que l’association du Méjan dont il se définit comme « le patron » paye un loyer pour l’occupation de la chapelle du Méjan à la SCI Saint-Martin, dont le gérant est un certain… Jean-Paul Capitani associée à une certaine Françoise. Rien d’illégal non, mais… Indirectement, les loyers versés ont pu participer d’une manière non négligeable au remboursement de l’achat ou à la restauration de l’église.

Alors, quand on questionne le principal intéressé sur l’importance des subventions municipales dans le modèle du Méjan, il arrondit la somme bien en dessous et parle de « 60 000 euros par an » et ajoute « il y a des gens qui vont croire qu’Actes Sud doit des choses à la Mairie. Mais c’est scandaleux ! Le plus gros mécène de l’association du Méjan, c’est Actes Sud avec une subvention qui oscille entre 100 000 et 160 000 euros par an sur un budget entre 400 000 et 500 000 euros. »

Le Méjan, le plus public des équipements privés

Le Méjan, c’est un fonctionnement hybride : privé sur une majorité de fonds publics. Et ça en jette. La chapelle est mise à disposition au feeling pour des associations comme Arles en transition ou pour des réunions d’information sur la pollution de l’usine de Tarascon par exemple. Certains concerts de fin d’année du Conservatoire du pays d’Arles s’y déroulent. Côté programmation, l’association produits des événements comme Lectures en Arles (sic), Jazz in Arles, des expositions…

Les grands noms de la musique classique, de la peinture, de la photo viennent à Arles « pour Jean-Paul et Françoise. C’est Jean-Paul qui est derrière tout ça et qui ne se met jamais en avant. C’est quelqu’un qui se bat pour les artistes », explique Nathalie Basson, la coordinatrice de l’association le Méjan depuis 24 ans. Pour les expositions, elles sont souvent en lien avec des livres édités chez Actes Sud. L’association sert le réseau de Jean-Paul et Françoise et inversement. De quoi faire jaser en ville.

« Les subventions financent les spectacles et les spectateurs mangent dans le restaurant du Méjan, achètent leurs livres dans leur librairie », commente un observateur arlésien. Il est vrai qu’une telle efficacité, une telle intelligence économique, une telle complémentarité entre les entités de l’écosystème Capitani-Nyssen ont de quoi attiser jalousies, commentaires et curiosités. Le principal intéressé fronde : « Même si un jour la Mairie coupe son budget, eh ben on fera toujours ce qu’on veut, et on continuera à faire de la culture à Arles, et on ne doit rien à personne. »

Une partie du quartier culturel construit par le couple Capitani/Nyssen. Photo Eric Besatti.

La genèse du Méjan

Mais comment Jean-Paul, d’une activité agricole, s’est-il transformé en opérateur culturel total ? « A l’époque, j’étais paysan, je m’embêtais un peu, donc je me suis dit je vais faire une librairie, un cinéma et un restaurant », raconte-t-il. Pourtant, une autre version contredit celle de l’autoproclamé self-made man. L’envie serait celle d’un groupe de “militants culturels à la fin des années 1970. Réunis dans la promo d’une formation arlésienne d’où sortaient des directeurs de centres culturels, un groupe de cinéphiles en manque de cinéma d’auteur créé une association, organise des projections dans les salles et monte un festival pour faire venir des bobines espagnoles, allemandes…

Puis vient l’idée de passer à la vitesse supérieure et de créer un complexe culturel avec des salles de cinéma, une restauration légère et une librairie. Le tout sous forme de coopérative culturelle. Et « quand on cherche un lieu à Arles, on a de grandes chances de tomber sur Jean-Paul Capitani », se souvient Bernard Pottier, l’un des aventuriers. Ils rencontrent Jean-Paul au gré des prospections immobilières. Et le jeune homme veut en être, mais impose de garder quelques locaux dans l’ensemble pour « mettre ses boutiques », rappelle Bernard. Il devient un des sept coopérateurs de l’entreprise qui s’installent dans les murs de l’ancienne laiterie dont il est propriétaire.

En 1981, la coopérative Animation et diffusion des activités cinématographiques ouvre avec son petit restaurant et ses salles de projection. Le cinéma Passage projette ses premiers films. Au quotidien, Jean-Paul traîne son flair dans les couloirs. Un beau jour où le soleil avait rendez-vous avec l’histoire, Jacky Monteillard, un des sociétaires, demande à Bernard s’il veut l’accompagner pour aller voir un éditeur installé à Paradou – un certain Hubert Nyssen – pour lui présenter un manuscrit. Bernard débordé, refuse, mais Jean-Paul, toujours partant, le suit.

La belle Françoise

C’est ce jour-là qu’il fait la connaissance de la belle Françoise et de son père. « À ce moment-là, je rencontrais des gens qui étaient susceptibles d’ouvrir une librairie », raconte aujourd’hui Jean-Paul Capitani, qui trouve là un nouvel acteur « avec la capacité intellectuelle de s’affranchir d’une gestion de libraire esclave, qui vendent des livres pour rembourser leur dette et qui font ça toute leur vie ». L’année suivante, en 1982, la librairie Actes Sud s’installe à côté du cinéma et du restaurant. Les fondations du Méjan tel qu’on le connaît aujourd’hui sont posées.

Les années passent et la Scop est à l’équilibre. 1985 arrive et le vent tourne. La tendance est aux grandes salles, le magnétoscope et les cassettes vidéo font leur apparition. À la même période, le Fémina, un autre cinéma, est créé. La fréquentation baisse. L’entreprise est écrasée sous les dettes en raison d’un lourd loyer payé au propriétaire et du remboursement de l’emprunt bancaire pour l’achat des fauteuils, des cabines de projection et l’aménagement. C’en est trop pour le modèle économique des utopistes. Arrive alors la liquidation judiciaire. Jean-Paul avec son sens des affaires a une idée. Il rachète tout le matériel de projection aux enchères et monte son cinéma.

C’est ainsi qu’aujourd’hui, le complexe culturel s’élève fièrement sur les bords du Rhône. « Voilà, j’ai transformé un lieu existant, j’ai pas acheté un truc pour faire une marge bénéficiaire, j’ai pris le risque de créer une activité que je trouve intéressante par rapport à la ville et par rapport à mes intérêts personnels », explique Jean-Paul Capitani, pour faire comprendre sa démarche globale. « Je ne suis pas un agent immobilier », insiste-t-il. Effectivement, au-delà de la méthode, le Méjan est l’un des phares de l’attractivité culturelle arlésienne et une entreprise qui tourne. Et pour ceux qui sont pas contents, c’est pareil.

Éric Besatti et Hélène Servel

L’enquête en intégralité dans l’Arlésienne n°3 : www.larlesienne.info

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Commentaires

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  1. lilicub lilicub

    Il était bien temps que Marsactu s’intéresse à ces combines immobilières… Dommage que Marsactu soit, une fois encore, à la remorque du Canard Enchainé… Il est vrai qu’il est difficile d’être au four et au moulin si l’on veut casser des mythes…

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  2. petitvelo petitvelo

    Eh bien voilà un bon premier de cordée: de la vision, de l’audace, le sens des affaires … et beaucoup de réalisme.

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