“Dans ma tête, il n’y a que le ballon” : les illusions perdues des recalés du football

Échappée
le 17 Fév 2024
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Passés ou non par le centre de formation, ils sont légion dans Marseille et sa région à imaginer vivre de leur passion pour le ballon rond, sans y parvenir. Rencontre avec ces jeunes qui doivent rebondir après le désenchantement.

De jeunes joueurs de foot sur un terrain de Saint-Mauront. (Photo : Emilio Guzman)
De jeunes joueurs de foot sur un terrain de Saint-Mauront. (Photo : Emilio Guzman)

De jeunes joueurs de foot sur un terrain de Saint-Mauront. (Photo : Emilio Guzman)

“Tôt ou tard, ça va venir le foot pour moi, wallah, je vais y arriver”, promet Zakaria. Âgé de 18 ans, cet infatigable rêveur a grandi à La Blancarde, à proximité du stade Vallier dont il connaît jusqu’au moindre brin d’herbe synthétique. Petit déjà, il rêvait d’être le futur Ronaldo, “le vrai”, précise-t-il, celui de Rio de Janeiro.

Peut-être est-ce grâce à cette aïeule brésilienne qu’il n’a jamais rencontrée mais qui lui a transmis, dit-il, l’ADN du football. D’abord passé par le FC Burel, il évolue maintenant en district chez les U18 – catégorie réservée aux joueurs âgés de moins de 18 ans – au club d’Aubagne. Le temps qui passe n’a aucun effet sur sa foi en lui-même : il deviendra footballeur professionnel et foulera très prochainement la pelouse du Juventus stadium dans la belle ville de Turin. Zakaria a beau n’avoir jamais passé un seul essai pour rentrer dans un centre de formation, la perspective d’évoluer en ligue 1 lui semble encore“largement atteignable”. Et peu importe si la moyenne d’âge pour intégrer ces écoles de l’élite footballistique se situe autour de 13 ans. En attendant son heure de gloire, Zakaria erre, de formation en formation. Depuis trois ans, il tente difficilement de valider un CAP pâtissier en apprentissage après avoir un temps envisagé de devenir maître-chien. Il abandonne toujours en cours de route.

À l’instar de Zakaria, ils sont nombreux à se rêver footballeur professionnel et à tout miser sur cette éventualité qui, statistiquement, relève du miracle. En 2008, l’union nationale des footballeurs professionnels comptabilise 80 % d’apprentis qui ne signeront pas un contrat à l’issue du centre de formation. Et même après avoir signé un contrat professionnel, la concurrence est féroce : cinq joueurs signés sur six sont libérés avant l’âge de 21 ans. En ce qui concerne le centre de formation de l’Olympique de Marseille, là encore, difficile d’avoir accès à des chiffres : “Les clubs et les fédérations produisent assez peu de statistiques“, explique Yacine Amenna, docteur en anthropologie du sport.

Les voies qui mènent au football professionnel sont multiples, insistent joueurs et professionnels du secteur. Ainsi, il est possible d’intégrer l’élite sans avoir fait ses classes au centre de formation comme N’Golo Kante, et en suivant la trajectoire d’un Steve Savidan, on peut signer un contrat professionnel après avoir été relégué dans les limbes du football amateur. Les chemins varient et les exceptions sont notables, mais l’échec reste la norme écrasante et rares sont ceux qui fouleront les pelouses des championnats nationaux. Pour ceux qui se sont brûlés les ailes à essayer, il est très difficile d’en parler. Dans le cadre de la réalisation de cet article, de nombreux rendez-vous ont été annulés à la dernière minute par des ex-jeunes premiers pour qui la plaie est encore trop ouverte. “La cicatrice ne sera jamais refermée“, souffle un ancien du centre de formation de l’OM.

« Une main devant, une main derrière »

Omar Mbapandza, 26 ans, peut en témoigner. Ce natif du 15e arrondissement vit désormais à Dijon. Il joue à titre amateur au ASC Saint-Apollinaire lorsque son emploi de surveillant technique dans un lycée lui en laisse le loisir. Dans une vie antérieure, Omar a d’abord fait ses gammes au club de Campagne-Lévêque, puis à l’Olympique de Marseille en U15 avant de rejoindre le centre de formation d’Ajaccio. Les blessures et les déconvenues professionnelles mèneront ce défenseur central à se détourner du football professionnel.

S’il n’a aucun regret, il se remémore le douloureux sentiment de déclin après sa sortie du centre : “Tout le monde compte sur toi, te voit en haut du podium et après tu reviens au quartier, une main devant et une main derrière, on te regarde comme un moins que rien“, détaille-t-il. Ce sentiment de relégation sociale, Bastien le connait bien. Ce “scoot” de 35 ans s’occupe de mettre en relation joueur et agent et voit régulièrement des jeunes habités par cette honte du second rang : “Mettre sur son profil Instagram ‘Football player’, c’est une élévation sociale. L’enlever, certains vivent ça comme une redescente”.

Ils voient à la télé des camarades qui ont réussi, qui ont de belles voitures, de l’argent et eux ont frôlé tout ça. Il faut être extrêmement résilient pour réussir à dépasser un tel événement.

Francis Caponni, ex éducateur à l’OM

Assis sur les marches grises des gradins du stade du FC Malpassé, club amateur du 13e arrondissement, Francis Caponni observe avec attention l’entraînement des tout jeunes U7. Il se décrit comme un “simple conseiller” et pourtant il est également l’une des mémoires des Phocéens. Jadis, Francis a été éducateur pour le centre de formation de l’OM. Sa trentaine d’années d’expérience ne l’a pas anesthésié à la douleur des recalés. Le vide après l’échec que connaissent ces jeunes lui a toujours semblé trop vertigineux : “Ils voient à la télé des camarades qui ont réussi, qui ont de belles voitures, de l’argent et eux ont frôlé tout ça. Il faut être extrêmement résilient pour réussir à dépasser un tel événement“, narre-t-il. Il se souvient de ce jeune qui, à la sortie du centre, travaillait dans un Mcdo de la capitale et l’appelait régulièrement pour savoir si une place se libérerait en équipe réserve de l’OM.

Cette sensation d’être à “ça” de réaliser son rêve colle à la peau de Teddy Anigo. Originaire de la Cabucelle (15e), il porte le maillot de l’OM depuis ses cinq ans pour finalement en être renvoyé à l’âge de 13 ans, à cause de problèmes disciplinaires. À 15 ans, au grand dam de sa mère, il est désormais déscolarisé et vit uniquement au rythme des entrainements et des déplacements pour des détections. “Dans ma tête, il n’y a que le ballon“, résume-t-il pour détailler son quotidien. Il tente régulièrement de passer des essais avec la boule au ventre : “Je veux devenir pro et j’ai peur, car mes chances commencent à baisser. À partir de 17 ans, ça devient vraiment trop compliqué“. Teddy n’a jamais pensé à un plan B et reste « persuadé de réussir dans le ballon ». Le jeune homme tente le tout pour tout : “Il me reste un an pour y arriver et je n’ai aucune autre perspective“.

La pression de l’entourage

Le sommet de la pyramide est étroit : il y a 1361 joueurs professionnels pour 2,22 millions de licenciés. Pourquoi donc continuent-ils à y croire ? De nombreux joueurs interrogés évoquent le parcours de virtuoses de la seconde chance comme Jamie Vardy ou Riyad Mahrez qui sont parvenus à se faire une place au soleil en passant par des chemins de traverse : “Statistiquement, ces profils sont très minoritaires mais il en existe toujours un qui permet de créer l’espoir. Le football marche par identification“, détaille Yacine Amenna.

Au rêve personnel s’ajoute aussi la pression de l’entourage. Derrière les grillages des stades, des pères, mères et oncles zélés s’époumonent et contrecarrent les directives du coach, jugé parfois incompétent pour gérer le talent de l’enfant prodige :”Les parents misent tout sur le foot, c’est devenu une priorité pour eux que l’enfant réussisse dans ce sport. On essaie de les prévenir des difficultés mais c’est compliqué pour eux à entendre“, détaille Chérif, 32 ans, éducateur bénévole au FC Burel. Ces projections familiales participent le plus souvent à déstabiliser le joueur : “Au centre de formation, je voyais des parents qui criaient au bord du terrain et qui pensaient que leur fils était Messi ou Ronaldo. C’était insupportable. Certains ne voulaient pas jouer quand les parents étaient là“, raconte Omar.

En plus des dynamiques familiales, l’entourage élargi, composé d’éducateurs, recruteurs ou agents influencent les joueurs. Ces professionnels, parfois autoproclamés, gravitent autour des jeunes amateurs en espérant dénicher des talents lucratifs. Et pour cause : les commissions versées aux agents ont atteint 136 millions d’euros lors de la saison 2019-2020 selon la direction nationale du contrôle de gestion (DNCG). “Il y a à boire et à manger. Certains agents sont très compétents et d’autres comprennent à peine les règles du foot. Ils peuvent être dans des logiques de performance et d’intérêt financier au détriment de l’enfant“, commente Chérif.

Omar en a fait les frais. Le jeune homme se souvient d’un séjour à Stockholm. Âgé à peine de 18 ans, il se rend en Suède et se retrouve lâché dans la nature, sans nouvelles du professionnel en question : “Je ne parlais pas un mot d’anglais ! Le club a sûrement dû lui donner une réponse négative mais il ne me l’a jamais dit. Des histoires comme ça, j’en ai à la pelle”.

“On est des morceaux de viande”

Ces pratiques malhonnêtes peuvent notamment s’expliquer par le manque de formation de certains éducateurs. Ceux évoluant en club amateurs peuvent exercer sans diplôme officiel et les obligations de formations et d’encadrement sont disparates entre les districts. “Les profils sans formation sont plus susceptibles de faire de la championnite. Il ne faut pas être aveuglés par le résultat en oubliant la structuration du projet. Dès la saison prochaine, les formations de deux jours seront obligatoires pour encadrer le foot à 11 et à 8 puis elles le seront pour travailler avec les tout-petits de cinq à huit ans“, promet Raouf Ben Belgacem, conseiller technique départemental au district de Provence.

Du côté de la Ligue méditerranéenne, instance régionale, la direction dit tenter d’harmoniser les obligations d’encadrement entre districts. “C’est moins facile que dans d’autres sports puisqu’il n’y a pas moins de 47 000 licenciés au sein du district des Bouches-du-Rhône. Il est donc plus difficile d’avoir un éducateur formé en face de chaque équipe mais c’est notre objectif”, détaille Nicolas Dubois, directeur technique régional.

Les clubs font venir des anciens pour parler des risques d’échecs, de dépression mais c’est encore désordonné.

Yacine Amenna, chercheur

Karim Ben-Abbas, responsable technique et entraîneur du FCL Malpassé, note également un retard dans l’accompagnement à la bonne santé mentale des joueurs : “Au centre de formation, ils voient la psychologue deux fois par an. C’est encore trop peu si on compare aux USA où aux pays nordiques où c’est monnaie courante d’être suivi plus régulièrement“. La prévention à l’échec ou au risque de dépression fait doucement son chemin dans les centre de formation. Des épisodes tragiques comme celui du suicide en 2020 de Jérémy Wisten, âgé de 17 ans, après avoir appris son éviction de Manchester City, ont permis de libérer la parole sur la santé mentale des joueurs et ont ouvert la porte à des séances de préventions au sein des centres.

Ces dernières sont encore trop timides : “Les clubs font venir des anciens pour parler des risques d’échecs, de dépression mais c’est encore désordonné. Il n’y a pas de cahier des charges strictes“, rapporte Yacine Amenna. Malgré ces efforts, certains joueurs témoignent encore de pratiques brutales de la part du centre : “Les trois quarts du temps, le club attend la dernière minute pour t’annoncer si tu restes ou non à la saison prochaine. S’ils ne te gardent pas, ils font semblant de pas le savoir, ils t’évitent. On est des morceaux de viande, du bétail pour eux“, lâche Jérémy Rolland, 29 ans, ancien du centre de formation de l’OM. Sollicité par Marsactu, l’administration du centre Robert-Louis-Dreyfus n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Pour les plus résilients, la vie existe après le football. Franck Chiapale, chef d’entreprise de 27 ans, a fait aussi ses classes au centre de formation de l’OM de ses 10 à 18 ans. S’il décrit sa sortie du centre de formation comme “dure à encaisser“, il reste positif en énumérant une jeunesse remplie de souvenirs dorés : “Être avec la Youth league dans l’avion avec les pro direction l’Emirate stadium d’Arsenal, jouer dans des tournois internationaux avec le Real ou le PSG”.

Franck n’a pas été propulsé dans l’espace, mais il assure qu’il est heureux d’avoir tutoyé les étoiles et qu’il sort grandi de cette folle aventure. Il ne regrette rien et témoigne de son épanouissement professionnel. Drame absolu pour les uns, beaux souvenirs pour les autres, la différence peut parfois se jouer à une main tendue pour se relever d’un tacle rugueux

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Commentaires

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  1. Delphine Tanguy Delphine Tanguy

    Bravo pour ce papier extrêmement juste

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  2. Nic Onico Nic Onico

    Intéressant. Merci. Ce travail donne envie d’une suite dans quelques mois. Marseille semble avoir un tel potentiel de joueurs ; pourquoi si peu évoluent dans l’élite ?

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  3. Patafanari Patafanari

    Il vaut mieux être recalé de la plonge en restaurant, la déception est moins grande.

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  4. Helene Goldet Helene Goldet

    Merci. Vraiment

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  5. didier L didier L

    Rêver au-dessus de ses moyens peut engendrer des dégâts
    ..

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  6. RML RML

    Ce qui est intéressant aussi c’est devoir que le capital liberal à l’américaine génère cette mythologie du rêve et de la réussite, ” si tu veux tu peux”. Et la conséquence pathologique qui crée un déni du réel, et tous les errements et la violence qui peuvent en découler sur les personnes fragilisées.

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    • Cedric Sánchez Cedric Sánchez

      Tellement vrai, et on le voit partout dans la société

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  7. Richard Mouren Richard Mouren

    Il y a beaucoup trop de fric dans ce sport. Les dépenses somptuaires des grands clubs et les salaires mirobolants de certains joueurs font rêver les gosses à cet eldorado. Dès le plus jeune âge (5 ans), les clubs de quartier et leurs entraîneurs “poussent” les gosses qui leur semblent prometteurs pour ne pas risquer de passer à côté d’une “pépite”. Le problème est qu’ils le font sans discernement, voire sans connaissance de la physiologie de l’enfant et ce sont trop souvent des blessures pouvant être graves plus tard qui arrêtent le processus. Trop de cas de gosses de 10/12 ans qui ne pourront plus jouer au foot même en mode ludique. Il y a une vraie question à se poser sur l’âge minimum autorisant les compétitions.

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  8. ThéoSerre ThéoSerre

    Forza Boca la Plaine

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