Les mélanges de la Friche
Photo ScanArt/ La Friche
Un choc. Jamais vu ça. Non, je n’avais jamais vu une grosse femme, noire et chauve se déshabiller entièrement. Sur scène, samedi soir sur le Grand Plateau de la Friche de la Belle de Mai, elle s’approche du micro, pantalon et T shirt noir. Lentement, distinctement elle énonce : “Osso bucco, paupiette, jambon, cuisse de canard, sauté de veau, courgette, aubergine, bière…” ; elle relève son T-shirt noir, promène le micro sur son ventre rebondi, gargouillements, échos, battement de cœur, elle va vers le frigidaire de fond de scène, éventre des paquets de salades, engloutit les feuilles à pleine bouche, en fourre sous son soutien-gorge, dans sa culotte, revient vers l’avant-scène.
Le public est scotché, rit, se tait, fasciné, elle se met torse nu, s’enduit d’huile, se sale, se poivre, parle régime quand des phrases ironiques sur les régimes et leur rejet s’affichent sur le fond de scène et aussi : “je suis un boudin”. Nue, elle mange crûment un poisson cru, écrase cette chair blanche dans sa gueule, reprend des lambeaux tombés au sol. Autour de sa taille, de son pubis, de ses jambes serrées, de ses chevilles, de ses pieds elle enroule un papier cuisine transparent qui fixe le tout, ses jambes collées l’ont transformée en grasse sirène qui se dandine sur ce sol qu’elle a vaguement transformé en plan d’eau sale. “Colin, daurade, églefin, limande…”. Sur la toile cirée de la table, elle ficelle cuisses et mollets dans un fil blanc, deux énormes rôtis, elle invoque des viandes et revient sur ses régimes qui la hantent et qu’elle refuse. L’estomac dans la peau, la pièce créée et jouée par Rebecca Chaillon de la compagnie Dans le ventre évoque, on ne peut mieux dire, “des histoires de femmes qui parlent de leur dehors, de leur faim, de leur corps, de leur peau et de leurs désirs”. “Déconseillé au moins de 15 ans”, ce spectacle tellement simple, puissant, qui choque, est acclamé par un public mélangé lui-même de couleurs différentes : jamais sous ses yeux n’avait été raconté, vécu, décrit, montré ces questions de bouffe, de corps, de désirs et de peurs. De vie.
Afropea, les deux journées inventées et discrètement portées par la comédienne et metteur en scène Eva Doumbia, présentait donc ce spectacle d’avant-garde. Mais Afropea, ce fut son succès et sa force, présentait aussi à la Cartonnerie un défilé de mode époustouflant : des jeunes femmes portaient en rythme des habits, des coiffures, des maquillages sous l’égide de Boucles d’Ébène à côté d’un salon dédié à la mode et aux “beautés noires et métissées au naturel”. Où des créateurs, ou plutôt des créatrices, tenaient leurs stands.
Les enfants goûtaient à côté, les couples mixtes déambulaient main dans la main d’un lieu à l’autre et ce public mélangé, joyeux, montrait une population qu’on ne voit jamais rassemblée à Marseille, un mélange à la guyanaise de noirs, nombreux, et de blancs, heureux de se côtoyer. La compagnie La Part du Pauvre, avec des comédiens de l‘Erac, présentait deux morceaux de pièce (un peu longs) de l’immense romancière noire nord-américaine Toni Morrison qui mettaient encore le doigt sur ces discriminations discrètes, cachées ou affichées. Deux fragments de pièce d’autant plus accessibles qu’un vrai-faux débat liait les deux : impeccable, une animatrice l’ouvrait, une jeune femme évoquait sa triste cité, ses origines, sa révolte, un homme rappelait ses origines africaines puisqu’un de ses grand-père était “barbare… euh… berbère”, le débat joué par des acteurs, révélait le grotesque des discussions officielles et si souvent ratées.
J’emploie les mots de noirs et de blancs pour parler des publics, ils étaient au cœur du réel, mais aussi au centre du débat lancé par la journaliste Rokhaya Diallo : son analyse des coiffes crépues ou non des actrices de cinéma, de la présidence Obama ou des tenues choisies par les militant(e)s du Black Panther Party et leurs successeurs, rappelait l’importance des apparences dans la vie sociale, son poids symbolique et économique – et la responsabilité des créateurs de mode dans les souffrances ou les révoltes vécues par “les Européens afro-descendants”. Un terme que Maryse Condé, la romancière guadeloupéenne refuse. Sur sa chaise roulante, elle disait qu’elle “ne se reconnaît pas du tout dans ce terme”, expliquant que c’est au Japon qu’elle avait réalisé avec force la “pluralité de l’être” concluant ainsi : “Qu’est-ce que je suis ? Je ne sais pas”, riche débat, public une fois encore conquis.
En ces samedi et dimanche, la Friche de la Belle de Mai atteignait cet objectif que certains lui reproch(ai)ent de louper voire de galvauder : un vrai mélange des genres, des gens, des âges, mais, encore plus difficile, de l’animation et de la création. Plus bas, des gamins jouaient en ping-pong ou s’accrochaient au mur d’escalade, des mamans les surveillaient vaguement, des ados se pressaient pour entendre et voir du hip-hop pendant que d’autres assistaient à une étonnante pièce de théâtre.
Le dimanche après-midi ce mélange des genres qui est aussi le cœur du réel d’une ville, vivait encore. Aux Grandes tables, Radio Grenouille organisait et diffusait la mise en scène théâtrale de la cuisine du chef Pierre Gagnaire, sous les yeux et les nez ébahis de trois cents amateurs venus assister hors les murs à Café In l’exposition récemment inaugurée du Mucem. Pendant ce temps Massilia Afropéa, cette incroyable initiative d’Eva Doumbia, battait encore son plein.
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