[Éducateur, à la limite] Entre obus et allocations

Chronique
le 4 Déc 2017
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[Éducateur, à la limite] Entre obus et allocations
[Éducateur, à la limite] Entre obus et allocations

[Éducateur, à la limite] Entre obus et allocations

Laurent Rigaud est éducateur. Il travaille dans le secteur de la protection de l’enfance. À ce titre, il traverse la ville et passe les frontières, même celles de la vie intime des familles. Depuis longtemps, il pousse loin la réflexion sur son travail et ses limites. Marsactu lui a proposé de la décliner en chronique [Lire ici]. Il a accepté de raconter ces histoires de rencontres, de vies brisées qui font son quotidien. Avec cette série de sept textes, il parle aussi de Marseille et de ce qu’elle charrie de la violence du monde. 

Gitane, Bosniaque et Musulmane… “Musliman…” Elle m’explique entre le peu de dents qu’il lui reste et son accent à couper au hachoir “Là bas nous partchi parche qu’ils voultchoir tchuer muslimans”.

Je ne connais rien à la guerre à part ce que je veux bien en lire dans les journaux ou regarder sur mon écran. Je ne sais pas quel bruit fait un obus lorsqu’il explose, ce que l’on éprouve lorsqu’une rafale de mitraillettes se fait entendre à nos côtés ou que l’on voit l’un des siens se faire froidement exécuter. Madame Ibrahimovic, elle, le sait.

Suite aux conflits religieux, politiques, économiques, culturels et ethniques, elle a quitté, en 2002, la Yougoslavie pour la France. Guerre de Slovénie, Guerre en Croatie, Guerre en Bosnie, Guerre Croato-bosniaque, Guerre du Kosovo, Conflit de la Vallée de Presevo, Conflit en Macédoine, me rappellent que je n’ai jamais rien compris aux guerres de Yougoslavie, sauf à me dire que toute guerre trouve sa source dans la pulsion de domination de l’autre, ce qui pour madame Ibrahimovic semble être un sentiment étranger. Elle ne souhaite dominer personne et, prise dans des enjeux sur lesquels elle ne pouvait rien, les conflits ont fait d’elle une victime.

Les raisons qui font que je me rends chez madame Ibrahimovic n’ont rien à voir avec la guerre. Ses enfants ne vont pas à l’école et la procédure habituelle fait qu’un absentéisme trop important peut entraîner, après signalement, l’intervention d’un travailleur social, ici un éducateur spécialisé, votre serviteur.

La première fois que je me suis présenté à son domicile, elle venait d’emménager à la cité “Corot”. Ce jour-là 3 enfants dormaient côte à côte à même un matelas sans drap et recouverts d’une couverture dont la seule vue me donnait des démangeaisons. Deux chaises, une table brinquebalante et une gazinière dans la cuisine complétaient le tableau. La misère sociale dans toute sa splendeur. Madame Ibrahimovic n’avait plus rien. Tout était resté dans son ancien appartement de la belle de Mai. Dette de loyer, d’électricité, d’eaux, et une sombre histoire d’irruption d’hommes armés en plein cœur de la nuit au sein de son appartement, avaient fini par avoir raison d’elle et c’est tout naturellement qu’elle a trouvé un logement à “Corot”.

Parc privé, le loyer pour un T4 culmine à 850 Euros. 500 sont versés par la Caisse des Allocations Familiales… Une garantie pour le propriétaire… Le reste est à la charge du locataire. Parfois, il arrive que ce dernier ne s’acquitte pas de cette dette. C’est le cas de Madame Galliccia, une autre mère de famille chez qui j’interviens, qui ne paye sa part qu’à raison d’une fois sur deux, voire, trois. Elle sait que le propriétaire ne l’expulsera pas. Dans cet immeuble réservé au trafic, laisser l’appartement vide ne serait ce qu’un temps infime, c’est prendre le risque de le voir investi par “le réseau”. Le propriétaire n’engage aucune poursuite, se contente de la part versée part la C.A.F et madame Galliccia peut rester bloquée au 16e étage de la tour C5/C6 au sein de laquelle les ascenseurs ne sont plus entretenus depuis longtemps. À part ceux qui y habitent, plus personne ne va à “Corot”. Lors d’une visite à domicile, une de mes collègues assistante sociale, a vu le fils aîné de la famille sortir de sa chambre avec une matraque cloutée. Elle s’est réfugiée en haut de l’immeuble et a contacté la police qui lui a fait savoir qu’elle ne se déplacerait pas… alors vous pensez bien que les ascensoristes…

Cela dit, j’imagine qu’un monde sans ascenseurs est moins pire qu’un monde avec mitraillettes d’autant plus que madame Ibrahimovic loge au rez-de-chaussée. Eloigné du C5/C6, son appartement se trouve dans un immeuble qui bénéficie, en plus d’un calme relatif, d’une cage d’escaliers qui offre l’avantage d’avoir une porte qu’il est possible de fermer avec néanmoins une sonnette extérieure qui ne fonctionne pas… faut pas trop en demander non plus !

Lors de nos rendez-vous, les volets sont toujours fermés. Je lui signale ma présence par un coup de téléphone… elle ouvre la porte… je la réveille c’est sûr… elle se prépare un café et allume une cigarette… un autre… encore une autre… les enfants dorment… ils devraient être en classe mais n’y sont pas… ils sont malades.

L’assistante sociale du collège, ne cesse de me téléphoner. Séad, 12 ans, cumule les absences. “Nous avons était obligé de faire un signalement… Il a atteint le Seuil 3 Absentéisme… je donne des rendez-vous à la mère mais elle ne vient pas me rencontrer… elle risque une convocation au parquet”. Le directeur de l’école primaire tient le même discours. Almina et Amina, 9 et 7 ans ne viennent qu’une semaine sur deux … “c’est dommage… car quand elles sont là elles arrivent à suivre.”

Je ne sais pas bien ce qu’ils attendent de moi. Peut-être que je dise à Madame Ibrahimovic d’envoyer ses enfants à l’école. Il m’arrive de le faire. Mais s’il suffisait de dire quelque chose à quelqu’un pour qu’il le fasse, ça se saurait non ? Cela serait même inquiétant. Cependant, je respecte la procédure et à ce titre rédige une note à destination du juge des enfants pour l’informer de l’absentéisme. Ensuite, je prends le temps que je n’ai pas et, parce que j’en ai envie, j’écoute. Avec sa dignité toujours présente, ce sourire édenté qu’elle ne cache pas et la chaleur qui d’elle se dégage, cette femme me touche. À l’aise, face à face, en confiance, il n’y a plus d’éducateur, plus d’usager, mais simplement une femme qui raconte son histoire à un homme. Madame Ibrahimovic a 6 enfants. Les 3 premiers sont nés en Yougoslavie. Aujourd’hui majeurs, ils ne souhaitent plus retourner dans le pays qui a vu mourir leur père. Une balle dans la tête, devant leurs yeux et ceux de leur mère dans lesquels je vois pointer les larmes quand elle évoque tout ça. Elle décide de partir, et l’homme qui l’accompagne dans ce périple deviendra le père de Séad, Almina et Amina. Tous trois nés en France, ils ne connaîtront quasiment pas cet homme. Ce dernier fera une crise cardiaque lorsque les services sociaux, devant l’errance domiciliaire de la famille, viendront, malgré son refus mais dans un souci de protection, placer les mineurs.

Aujourd’hui, ils sont à nouveau ensemble et madame Ibrahimovic dit qu’elle a peur, qu’elle est traumatisée par la guerre, “chtressée”. Alors, elle reste collée à ses enfants. Bien évidemment, elle me raconte ce qu’elle veut, elle m’embrouille, elle se méfie… peut-être que je vais moi aussi lui prendre Séad, Almina et Amina… tout ce qui lui reste… et… en Yougoslavie, elle n’a plus personne… tous morts… et… peut-être que l’école ne fait tout simplement pas partie de son mode de vie “L’echcole, l’eschcole… toutchours l’eschcole“. Elle continue de raconter, les familles entières décimés, les enfants massacrés, les femmes violées, les bébés égorgés, et quand je pars, elle referme les volets… peut-être pour ne plus rien voir du monde… pour s’en protéger.

La guerre l’a déracinée, elle et ses enfants. Tous trois ne vont que très peu à l’école et le toit qu’ils ont sur la tête c’est à la CAF qu’ils le doivent. Et moi, témoin de l’écart existant entre ce que propose une société et ceux qui n’en épousent pas pleinement ses contours, je me demande qui de l’obus ou de l’allocation familiale coûte le plus cher à l’humanité.

*Tous les noms et prénoms ont été modifiés.


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La série de chroniques de Laurent Rigaud sur Marsactu se clôturera le vendredi 8 décembre par une conférence gesticulée présentée au Théâtre de l’œuvre, pour plus de renseignements, cliquer ici.

 

 

Commentaires

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  1. barbapapa barbapapa

    Les textes sont poignants, intéressants. On sait qu’il y a des tas de situations dramatiques, des cas plus que sociaux, de la misère, des vies très dures mais quand c’est raconté par quelqu’un qui le vit de près, ça secoue.
    + Attention, le texte est à relire, il y a pas mal de fautes.

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  2. carole joseph carole joseph

    Merci, Merci pour ces textes, j’ai peu vu de personnes qui décrivent aussi bien et sans jugements des situations que tant qu’acteurs sociaux, soignants , qui vont encore à domicile, avec qui je travaille, vivent … face à l’écart des discours que je peux entendre de mes proches ou de certaines institutions qui trouvent que l’on “exagèrent un peu quand même, non???”….

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