Christian de Leusse, une mémoire de l’arc-en-ciel marseillais

Portrait
le 11 Fév 2023
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Fondateur de l'association Mémoire des sexualités, Christian de Leusse a traversé les combats de la communauté homosexuelle marseillaise des quarante dernières années. Désormais il organise la transmission du fonds documentaire qu'il a patiemment constitué.

Christian de Leusse devant une partie du fonds documentaire de l
Christian de Leusse devant une partie du fonds documentaire de l'association. Photo : B.G.

Christian de Leusse devant une partie du fonds documentaire de l'association. Photo : B.G.

Depuis le haut de la rue d’Aix, rien ne transparaît de cette capsule temporelle. Au détour d’un escalier décati, la grande porte en acier laisse présager un peu de la machine à remonter le temps que Christian de Leusse chevauche plusieurs heures par semaine. Là, dans cet ancien atelier de tailleur, il tire le fil des mémoires, intimes et militantes. Ces destins, jadis condamnés au placard et à la clandestinité, qui sont aujourd’hui regroupés sous le drapeau arc-en-ciel des communautés LGBTQIA+.

Christian de Leusse est le fondateur à Marseille de Mémoire des sexualités, formidable fonds documentaire de la mémoire LGBT et filiale marseillaise d’une association sœur créée à Paris en 1983. Il en est la principale cheville ouvrière, collectant patiemment toutes traces de l’activité militante des gays et lesbiennes depuis le milieu des années 70.

Passage de flamme

Rassemblé dans des centaines de boîtes, de revues et de livres, ce fonds s’apprête à changer de lieu alors qu’un collectif de jeunes militants et militantes, de tous horizons, reprend le flambeau. “En 2018, le jeune chercheur Renaud Chantraine a pris contact avec moi, raconte Christian de Leusse. Il venait bosser sur l’expo Sida organisée par le Mucem. J’ai vu ses yeux briller en découvrant le fonds. On a organisé une première réunion d’une journée pleine pour asseoir le fonctionnement, les nouveaux statuts. Ensuite, toute l’année du confinement nous a permis d’avancer ensemble“.

Le premier étage du vaisseau temporel – un petit appartement situé juste au-dessus de celui où Christian de Leusse travaille – doit décoller dans les années qui viennent vers un nouveau lieu, boulevard de la Libération. Acquis grâce au soutien d’une bienfaitrice, il offrira une vitrine à cette mémoire, encore si souvent niée, dispersée ou tue.

Capsule temporelle

Une nouvelle génération militante prend en main les boîtes, les ouvre, faisant éclore ces trésors collectifs que Christian de Leusse a patiemment gardés. Tandis que cet avenir passe entre d’autres mains, lui, continue à compiler et trier aussi bien pour le site internet que pour de nouveaux cartons. Au bout d’un couloir encombré de piles de documents, un bureau lui sert de cabine de pilotage avec ordinateur, scanner et à portée de main, les documents qui lui permettent sur le moment de tisser les mémoires, y compris celle de son propre parcours.

Au fil du récit, il tire une photo où il apparaît jeune homme un carnet de notes sur les genoux, au côté d’un officiel tchadien. “C’était pendant mon année de coopération, après mes études à Sciences Po Paris, raconte-t-il. Nous étions censés aider ce jeune pays à construire son administration“. Plus loin, il tire une double-page de Libération qui schématise l’évolution des partis politiques au fil des siècles, écho à ses années d’engagement post-68. Des années où ils se tenaient loin de ces questions, tout entier pris dans une forme de sublimation. “À l’époque, je suis un frigide, constate-t-il à rebours. Je n’ose pas imaginer être attiré par les garçons“. Il faudra longtemps avant qu’il se découvre à lui-même. Oser des rencontres, des amours enfin.

De son sac, il extrait encore les feuillets d’un magazine italien qui consacre un reportage sur un camping homosexuel en Calabre, dans les années 80. Écho lointain d’une parenthèse enchantée, avant l’hécatombe des années Sida qui vont dévaster le champ militant.

“Je suis un accumulateur compulsif”

De temps en temps, ses yeux se ferment, les mains papillonnent. Un nom, une date lui échappe. Mais très vite, le fil reprend. “Je n’étais pas un professionnel de ces choses, avoue-t-il. Je n’avais pas l’objectif de créer ce fonds. Je suis un accumulateur compulsif. Quel que soit le champ de mon engagement, j’étais celui qui prenais des notes en réunion et qui les conservais“.

On a connu l’infatigable militant dans les combats d’Un centre-ville pour tous à l’heure où la rue de la République était vidée de ses habitants par la spéculation immobilière. Il était aussi un des rouages de l’affaire Andrieux, mis au ban du service de politique de la ville du conseil régional pour avoir dénoncé en interne les dérives de l’élue socialiste dans le financement des associations, bien avant que la justice ne la condamne définitivement.

Je me suis rendu compte de l’importance de ce travail à la fois, pour lutter contre l’oubli et pour permettre la transmission.

Nordine Abouakil, militant associatif

Le sérieux, l’intransigeance de ces engagements sont salués par tous. Compagnon de route au sein d’Un centre-ville pour tous, Nordine Abouakil se souvient de cette attention rigoureuse. “Dans les années 90, on s’est côtoyés au centre social Belsunce dont il était un administrateur. À chaque réunion, il remplissait ses carnets avec précision. Plus tard, je me suis rendu compte de l’importance de ce travail à la fois, pour lutter contre l’oubli et pour permettre la transmission”.

Outé dans Paris Match

Une autre photo a joué le rôle de déclencheur, cette fois dans la douleur. En 1979, Christian de Leusse est un des membres du groupe de libération homosexuel, le GLH qui permet enfin l’émergence à gauche des questions liées à l’orientation sexuelle. Ces militants organisent à Marseille les premières universités d’été, clôturées par un bal dans les salons de l’Alhambra, boulevard Chave. Un photographe est présent pour Paris Match et une photo paraît, accompagnant un article titré “la vague homosexuelle : la France touchée à son tour”.

Capture de la photo de Paris Match. (Photo : DR)

Ma mère lisait Paris Match chaque semaine, se souvient-il. Elle m’en parle un mois après, alors que je vais la voir. Elle m’a demandé si c’était moi sur la photo. Je me souviens d’avoir éclaté en sanglots. On n’en reparlera jamais”. Avec son père, il ne sera jamais question de cette double-page qui fait tant de bruit. Issu d’une grande famille noble, ce dernier est assureur et engagé dans le mouvement social et caritatif chrétien. Dans la grande maison de Sainte-Marguerite où sa mère élève six enfants, l’ambiance est corsetée. Christian de Leusse est scolarisé chez les Jésuites à Provence. Toutes ces années là, l’homosexualité n’existe pas.

Exclu du Jockey club

Il y avait un précédent dans ma famille. Dans les années 60, un parent de mon père avait été exclu du Jockey club pour y avoir amené un jeune homme. L’affaire avait eu un retentissement très fort et il avait fallu intriguer pour éviter que cela ne fasse la une de France soir. Alors au chômage, Christian de Leusse est mis en difficulté par cet outing imposé. Il aspire à intégrer l’établissement public régional qui préfigure alors la région, on lui fait entendre qu’une telle publicité l’en éloigne. Il lui faudra attendre plusieurs années avant qu’il y trouve un poste.

L’affichage est d’autant plus violent que Christian de Leusse a fait lui-même son coming out peu avant, en intégrant le GLH, récemment créé à Marseille. “La prise de conscience venait de Jacques Fortin, un cadre de la LCR qui était parvenu à faire bouger les choses au sein de son parti”. À l’époque, le militantisme révolutionnaire est encore une affaire d’hommes. Le discours sur les mœurs est essentiellement conservateur.

Je me souviens du surgissement du Front homosexuel d’action révolutionnaire, au début des années 70. Je n’avais pas très bien pris la chose, raconte Christian Bruschi, alors militant au Parti socialiste unitaire (PSU). Cela détournait de la lutte des classes. Pourtant on vivait encore sous les lois de Vichy qui pénalisait l’homosexualité”.

Juillet 1979 – Manifestation du GLH sur les escaliers de la gare Saint-Charles. (Photo : Pierre Ciot)

Avec le GLH, Christian de Leusse trouve enfin une forme collective qui lui permet de faire converger son inclination personnelle avec ses engagements intellectuels. “Enfin, je rencontrais des gens gentils, sympathiques, mobilisés“, sourit-il aujourd’hui. Avec l’engagement collectif, viennent donc les premières réunions publiques, les manifs. Les homosexuels trouvent enfin un visage à travers les écrivains Yves Navarre ou Dominique Fernandez.

“Je vis à 100 à l’heure, cette époque d’effervescence”, sourit-il aujourd’hui. Gaston Defferre a le sens politique de sentir là l’émergence d’un mouvement durable : il ouvre les portes des équipements municipaux. L’université d’été a lieu aux Beaux-Arts, le grand bal au Merlan.

L’argent du procès comme premier fonds

Seul revanche à la violence de l’outing subi, Christian de Leusse gagne le procès contre Paris Match. “C’était la première fois que la question du droit à l’image était posée pour des gens qui n’étaient pas des stars”, se souvient le photographe Pierre Ciot, qui avait couvert la manif du GLH sur les escaliers Saint-Charles.

J’ai contacté Jean Le Bitoux, le fondateur de Gai Pied. C’est lui qui m’a parlé d’une association qui aurait pour but de préserver la mémoire alors que souvent, les familles dispersaient les archives des personnes après leur décès.

Christian de Leusse

Les 10 000 francs du procès, je ne voulais pas les garder pour moi. J’ai contacté Jean Le Bitoux, le fondateur de Gai Pied. C’est lui qui m’a parlé d’une association qui aurait pour but de préserver la mémoire alors que souvent, les familles dispersaient les archives des personnes après leur décès”. Mémoire des sexualités naît donc à Paris, bien avant que Christian ne fasse émerger sa filiale à Marseille.

Il m’a contacté à la fin des années 80, se souvient Christian Bruschi, historien du droit. J’avais consacré un article à la question homosexuelle au Vème siècle. Nous nous connaissions depuis les années 70. C’était quelqu’un de très sûr comme militant, de très apaisant dans les relations“. Avec eux, Pierre Bels, autre historien du droit et l’avocat Alain Molla. L’association organise de nombreux colloques à une époque où le mouvement militant se remet avec peine des années Sida.

En quête de fiertés

La première Pride marseillaise a lieu dans ces années là. “Ce n’était pas une manifestation à proprement parler, se souvient-il. Plutôt une semaine d’action avec les lieux que nous savions favorables à notre accueil“. Les décennies suivantes seront celles de la reconstruction.

La nouvelle génération militante plonge le nez dans ses cartons avec l’ambition de monter une exposition pour les 30 ans de la Pride, cette année. Christian de Leusse fait la moue. Il n’est pas sûr de l’anniversaire. Il les laisse faire.

Il s’affaire à d’autres causes : une gerbe unique pour toutes les victimes du nazisme, en avril prochain, la reconnaissance de toutes les victimes, porteurs du triangle, “y compris les tsiganes, les handicapés et les homosexuels” au sein du mémorial de la déportation. Il aimerait aussi voir des rues baptisées de personnalités de la communauté LGBTQIA+, voir une stèle dressée en hommage à toutes les victimes. Pour ne pas oublier que le silence tue toujours.

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Commentaires

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  1. marseillais marseillais

    Christian, une belle personne, douce, d’un engagement profond et durable. Merci Marsactu pour l’article

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  2. Oreo Oreo

    Beau portrait, belle personne.

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  3. Dominique PH Dominique PH

    oui à une rue Christian de Leusse

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  4. Vand Vand

    Superbe article sur une non moins superbe personne. Trouver de tels acteurs de l’ombre et en faire un portrait public est tellement utile… Bravo

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  5. kukulkan kukulkan

    merci pour cet article ! je crois que ce monsieur apparait dans le documentaire primé “les invisibles” qui se déroule pas mal sur Marseille !

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  6. Félix WEYGAND Félix WEYGAND

    Une belle personne et un grand militant. Même si c’était il y a des décennies je suis content de l’avoir croisé.

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